L’homicide d’une personne circulant à vélo perpétré sur la voie publique avec un … SUV. Est-ce le signe d’une « haine anti-cyclistes » ? Sans doute. Mais c’est aussi le signe d’une dérive sociétale bien plus large, d’un changement de valeurs communes dont il est nécessaire de prendre conscience si l’on veut garder son sens à l’action environnementale.
Le 15 octobre 2024, Paul Varry, un jeune homme de 27 ans qui circulait à vélo dans les rues de Paris, a été écrasé par un homme de 52 ans qui circulait en voiture (un SUV Mercedes). Ce drame s’est déroulé sur une piste cyclable. La qualification de l’homicide (volontaire ou involontaire) sera établie au terme du procès, mais à ce stade tout porte à croire que l’automobiliste a volontairement roulé sur la victime. Il aurait donc utilisé sa voiture comme une arme selon la définition du Code pénal français (article 132-75) : « Est une arme tout objet conçu pour tuer ou blesser. Tout autre objet susceptible de présenter un danger pour les personnes est assimilé à une arme dès lors qu’il est utilisé pour tuer, blesser ou menacer ou qu’il est destiné, par celui qui en est porteur, à tuer, blesser ou menacer. »
L’émotion, l’indignation sont intenses chez les personnes qui pratiquent le vélo, dont de nombreuses témoignent avoir été victimes de comportements agressifs de la part d’automobilistes : insultes, dépassements dangereux, mise en danger intentionnelle, …
Pourquoi une telle haine des cyclistes ?
Comme le rapporte la journaliste Sophie Hienard (le Point du 26/10/2024) : « le clivage vélo/voiture devient de plus en plus saillant au sein de la société française ». Le constat vaut également en Belgique et dans bien d’autres pays. Ce qui amène celles et ceux qui tentent de pacifier l’espace public à s’interroger sur les causes de cette évolution.
Avant d’identifier certains éléments explicatifs, il convient de rappeler que beaucoup de personnes se déplacent parfois à vélo, parfois en voiture et sont donc tout autant automobilistes que cyclistes – et toujours piéton·ne·s. Il est important de rappeler également qu’il n’y a pas de gentil·le·s automobilistes et de méchant·e·s cyclistes ni l’inverse. Mais qu’il y a par contre des personnes qui se déplacent dans l’espace public avec prudence, en respectant les autres usagers – et d’autres qui ne font preuve ni de respect, ni de prudence.
La sociologue Carole Gayet-Viaud, interrogée dans Actu Paris le 27/10, replace les choses dans un contexte historique : « Les villes ont été aménagées pour faciliter la circulation automobile en reléguant les piétons et les cyclistes à la périphérie des voies de circulation. Pour des questions de santé publique et d’écologie, une autre distribution entre les mobilités douces et les voitures est en cours en France. Elle a été accélérée avec le Covid-19. Chez les automobilistes, ces transformations donnent le sentiment d’être pénalisé. […] Les restrictions de circulation, la diminution des voies, etc. font grincer des dents et cela contribue à nourrir un sentiment d’injustice ou de concurrence qui peut nourrir l’agressivité. » Ceci rejoint ce qu’écrivait Martin Luther King dans sa lettre de la geôle de Birminghan en 1963 : « L’histoire est la longue et tragique illustration du fait que les groupes privilégiés cèdent rarement leurs privilèges sans y être contraints. »
La réallocation de l’espace public est d’autant plus compliquée que la taille du parc automobile ne cesse de croître. En Belgique, il y avait 4,678 millions de voitures sur les routes en 2000 et 6,031 millions en 2023. En moyenne, la taille du parc automobile a ainsi augmenté de 58 800 unités par an, ce qui représente une file continue d’Eupen à Ostende, parechoc contre parechoc. L’espace requis pour faire circuler et pour stationner tous ces véhicules augmente donc d’année en année, phénomène amplifié par l’accroissement des dimensions des voitures. Mais l’espace qui leur est alloué est, dans de nombreuses villes, partiellement réaffecté à d’autres modes de déplacement ou à d’autres fonctions. Ceci au bénéfice de la convivialité de l’espace public, de la santé (réduction de la pollution atmosphérique et sonore) et de la sécurité routière. Il n’en demeure pas moins que, factuellement, la tendance est aujourd’hui de disposer de (un peu) moins d’espace pour (beaucoup) plus de voitures plus grandes.
Il est dès lors assez aisé de comprendre que certaines personnes qui utilisent fréquemment la voiture éprouvent une certaine colère. Elles pourraient tourner cette colère vers les constructeurs d’automobiles qui leur vendent (cher) de la voiture-liberté surdimensionnée ou vers l’organisation sociétale qui rend un gros pourcentage de la population « prisonnier » de la voiture, forcé à l’utiliser fautes d’alternatives. Mais les cyclistes constituent une cible bien plus facile, plus « visible », plus « évidente » pour l’expression de cette colère. Ne s’agit-il pas des bénéficiaires directs de la réallocation de l’espace public ? Il s’agit là d’un premier élément d’explication à la montée de la haine anti-cycliste.
Puissance (mécanique) et virilisme
De nombreuses études de psychologie expérimentale ont permis d’objectiver l’importance des relations entre l’environnement dans lequel se trouve une personne et les comportements qu’elle adopte ou non. L’une des plus célèbres expériences, menée en 1972 dans un centre commercial des environs de Philadelphie, consistait à observer les réactions de personnes sortant d’une cabine téléphonique lorsqu’une passante (faisant en fait partie de l’équipe de chercheurs) laissait, comme par accident, tomber un paquet de feuilles devant elles. Sans conditionnement particulier, 4 % seulement aidaient à ramasser les feuilles. Si les personnes sortant de la cabine avaient trouvé dans celle-ci une pièce de 10 cents (laissée là par les expérimentateurs), elles étaient alors 87,5 % à aider la passante1.
Si une simple pièce de 10 cents peut changer nos comportements du tout au tout, il serait illusoire de considérer que les caractéristiques du véhicule au volant duquel on se trouve n’ont aucune influence sur nos comportements en tant que conducteur·rice. Ceci est certes difficile à admettre mais est confirmé par de nombreuses expériences relatives aux comportements des automobilistes2.
et … par les sociétés d’assurance, lesquelles étudient en détail les données d’accidents de la route pour établir les tarifs de l’assurance automobile en responsabilité civile (RC). Ainsi, pour Partners, « Les caractéristiques du véhicule (marque, modèle, puissance, caractère sportif, type de carrosserie, …) permettent d’appréhender le comportement du conducteur et la dangerosité potentielle du véhicule, influant tous deux sur la gravité des sinistres. » Pour AXA : « Les statistiques établissent que plus un véhicule est puissant, plus la fréquence et la gravité des accidents sont élevées. »
Or, si les dimensions des voitures augmentent, il en est de même de leur masse (ou poids, en langage courant), de leur puissance et de leur agressivité (notamment le design de la face avant). Ainsi, sur la période 2001-2019 (soit avant la percée des voitures électriques), la masse moyenne des voitures neuves vendues en Belgique s’est accrue de 6,6% et leur puissance de 36,1% Ce phénomène s’est accéléré sous l’effet de l’électrification, avec des croissances de 12,1% de la masse et de 16,3% de la puissance entre 2019 et 2022.
Les publicités automobiles ouvertement sexistes, très répandues dans les années 1970 à 1990, ont aujourd’hui quasi disparu. Mais les commerciaux du secteur continuent néanmoins – de manière plus subtile qu’autrefois – à entretenir les représentations machistes liées à l’automobile. Ce qui n’est pas sans conséquences. Dans l’interview précitée, Carole Gayet-Viaud souligne que : « la culture viriliste nourrit des pratiques qui mettent les usagers en danger. Les statistiques de la sécurité routière montrent qu’une écrasante majorité des hommes, 80 %, sont responsables d’accidents mortels. Les femmes se disputent, mais il n’y a pas de proportion violente. Le rapport à la violence routière est sous-tendu à la culture viriliste. Les violences ont un genre. »
La haine, une dérive sociétale
Il est nécessaire, il est indispensable d’identifier les problèmes spécifiques sous-jacents à la violence routière pour pouvoir y répondre. Mais cela est hélas loin d’être suffisant. Se limiter à cette approche ne permettrait pas d’éradiquer la haine anti-cyclistes. Car celle-ci n’est qu’une manifestation de quelque chose de bien plus vaste. L’irrespect, la violence, la haine qui se manifestent lors des déplacements dans l’espace public s’inscrivent dans une tendance générale lourde. Celle d’une modification progressive des valeurs de base de nos sociétés. Le respect, la solidarité, la bienveillance, le partage, l’amour n’ont plus trop bonne presse alors que sont érigés en vertus la consommation frénétique, la compétition, l’égoïsme, le rejet. L’accroissement des inégalités, qui met en souffrance – et parfois en rage – celles et ceux qui en souffrent, vient exacerber cela : « La rage, quand elle ne peut exploser, ou transformer ce qui la cause, finit par imploser ! elle se tourne en rancœur, elle s’introjecte en haine de soi et des autres »3. Les résultats des dernières élections européennes et américaines le confirment tristement …
La haine des cyclistes semble donc être avant tout – et c’est douloureux de l’écrire – une manifestation de la haine ordinaire. En témoigne la corrélation entre la perception des cyclistes par les automobilistes d’une part et les préférences politiques de ces derniers d’autre part. Selon une enquête réalisée entre le 20 et le 22 octobre 2024 par le consultant Cluster17 en France, si 33% des personnes consultées estiment qu’il y a « suffisamment » ou « trop » de cyclistes sur les routes (ce qui est déjà énorme soit dit en passant), 62% des électeur·ices·s d’Éric Zemmour (extrême droite) sont de cet avis. De même, alors que 30% de la population considère que « l’attitude des cyclistes » est en cause dans les accidents impliquant ceux-ci, ce pourcentage est de 66% parmi l’électorat de Zemmour et de 46% parmi l’électorat de Le Pen … Ancienne reporter de guerre, Carolin Emcke témoigne du fait que « La haine n’éclate pas soudainement, elle est cultivée. Tous ceux qui l’interprètent comme spontanée ou individuelle contribuent involontairement à ce qu’elle continue à être nourrie. »4 Or, nos sociétés la cultivent, la nourrissent avec beaucoup de zèle depuis des décennies. C’est dès les années 1970 que, progressivement, le voyeurisme, l’irrespect, l’humiliation acquièrent droit de cité dans les émissions de télévision. On y retrouve, dès les années 1990, l’équivalent des pires excès des baptêmes étudiants. Il n’est qu’à songer au « you’re fired » (« vous êtes viré »… devant des millions de personnes) de l’émission de télé-réalité « The apprentice » dont l’un des plus célèbres animateurs fut un certain Donald Trump … L’irrespect se répand aussi de plus en plus dans les débats télévisés et radiophoniques (heureusement pas trop en Belgique francophone) quand les animateur·rice·s coupent systématiquement la parole aux personnes invitées, ne les laissant quasi jamais terminer leurs réponses aux questions posées.
Dès lors qu’il n’y a pas d’alternative (TINA : there is no alternative5) à l’économie de marché et au capitalisme, celles et ceux qui ne peuvent s’y inscrire se retrouvent progressivement en marge d’un système qui considère que c’est leur liberté de ne pas s’y intégrer et donc leur devoir de se sortir d’affaire par leurs propres moyens. Ce qui est l’exact opposé du principe de solidarité sur base duquel se sont reconstruites les sociétés occidentales après la Seconde Guerre mondiale. Dès lors que l’on tourne le dos à la solidarité, on se dirige ipso facto vers le rejet de plus en plus assumé des « brebis galeuses », des « moutons noirs », des « pommes pourries », des « assistés », des « profiteurs », des « fainéants », des « chômeurs », des « étrangers » – et de toutes les minorités : minorités ethniques, personnes LGBTQIA+, personnes sans emploi, personnes porteuses de handicap … et cyclistes.
La parole est aujourd‘hui « libérée » entend-on souvent. Il serait plus juste de dire qu’elle est « décivilisée » en ce sens que toutes les civilisations humaines ont instauré des règles d’interaction sociale largement basées sur le respect et la bienveillance. Ces règles ont été et sont encore parfois limitées, hélas, à certaines « catégories » : hommes (et non femmes), « hommes libres » (et non esclaves) … Mais aujourd’hui, ces règles sont – au niveau mondial – insidieusement discréditées et progressivement remplacées par l’irrespect, l’humiliation, l’agression, le mensonge. Les réseaux dit « sociaux » ont très fortement accéléré ces mutations.
Résister
Il s’agit là, bien sûr, d’une tendance générale. Il existe heureusement de belles exceptions et de nombreux îlots de résistance. Mais ignorer cette tendance et les conséquences de ce glissement de valeurs c’est, en tant qu’environnementaliste, se condamner à l’échec. Car ces valeurs dont s’éloignent nos sociétés sont au cœur de l’action environnementale, laquelle est fondamentalement motivée par la volonté de soulager la souffrance de la nature, la souffrance des personnes qui, ici et ailleurs, aujourd’hui et demain, sont ou seront victimes des dégradations qu’inflige l’humanité à cette nature dont elle fait partie. La tentation est énorme d’utiliser les armes des haineux pour les vaincre. Carolin Emcke nous en dissuade : « On ne peut faire face à la haine qu’en déclinant son invitation à la rallier. Celui qui répond à la haine par la haine s’est déjà laissé déformer, il s’est déjà rapproché de ce que les haineux veulent qu’il soit. […] Nous avons besoin d’une culture du doute éclairé et de l’ironie, parce que ce sont des catégories de pensée auxquelles répugnent les fanatiques rigoristes et les racistes dogmatiques. »6 C’est, avec d’autres mots, ce que nous dit également Christophe André : « Chaque fois qu’on pose un acte de tendresse, d’affection, d’amour, on modifie un tout petit peu l’avenir de l’humanité dans le bon sens. »7
La lutte est inégale entre Elon Musk, ses milliards et son réseau X d’un côté, et les associations à finalité sociale et environnementale, leurs bouts de chandelles et leurs belles valeurs de l’autre ? Certes, mais renier ces valeurs ne changerait en rien l’équilibre (ou le déséquilibre …) des forces. Accepter ce déséquilibre (actuel) de forces et continuer à faire vivre nos valeurs semblent dès lors être les deux balises à suivre pour garder son sens à l’action environnementale. L’occasion est belle de rappeler deux des valeurs de Canopea :
Respect
Le respect du monde dans lequel évolue l’espèce humaine est à la base de l’action environnementale. Ce respect concerne tant le non-vivant (sols, eau, air) que le vivant dans toute sa diversité. En cohérence avec cette approche, Canopea est attentive au respect des personnes, quelles que soient leurs opinions. En découle une approche non-violente, favorisant la concertation et le dialogue – ce qui n’exclut pas la fermeté.
Solidarité
Par essence, l’objectif environnemental est social : il s’agit d’assurer que tous les membres de la communauté humaine présents et à venir puissent vivre sur une planète préservée, dans un environnement propice à une vie décente et sereine. Canopea est attentive aux enjeux de justice sociale que peuvent générer nos modes de production et de consommation, aujourd’hui, ici, ailleurs et demain.
Ceci étant, le fait d’être animé·e par des valeurs de respect, de solidarité, de partage, d’amour … ne prémunit pas contre toute infection haineuse – et les personnes infectées tendent à minimiser – voire nier – l’infection : « Bien entendu, la haine ne s’appelle haine que lorsque nous la voyons chez les autres, celle qui est en nous porte mille autres noms. » 8 Vigilance donc, ami·e·s environnementalistes.
- Isen A., Levin P. 1972. Effect of feeling good on helping: cookies and kindness. Journal of personality and social psychology, Vol. 21, No 3, p. 384-388
- Courbe P. 2016. LISA Car, la voiture de demain, p. 48-50
- Damasio A. 2004. La horde du contrevent
- Emcke C. 2016. Contre la haine – Plaidoyer pour l’impur
- Slogan couramment associé à Margareth Thatcher et à sa politique
- Emcke C. Op. cit.
- Christophe André in André C., Jollien A. & Ricard M. Trois amis en quête de sagesse
- Maalouf A. 1992. Le premier siècle après Béatrice