De la difficulté d’avouer son impuissance

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Nos sociétés (1) entendent-elles réellement maîtriser les incidences négatives du transport ou (2) ont-elles définitivement renoncé ? Les deux. Mais plutôt (2) que (1), même si les déclarations officielles donnent (1) gagnant. Tentons donc de sortir de ce brouillard en nous attachant à l’analyse des émissions de CO2 et de la sécurité des piétons et cyclistes.

CO2 : plantons le décor

En 2011, la Commission européenne publiait un livre blanc sur le transport[Commission européenne : [Livre blanc – Feuille de route pour un espace européen unique des transports – Vers un système de transport compétitif et économe en ressources, COM(2011) 144 final, 28 mars 2011]], dans lequel elle affirmait que la réduction de la demande de transport n’était pas une solution (voir l’analyse de Noé Lecocq). Quelle pourrait donc être la solution ? La technique, bien évidemment – le génie humain qui surmonte toutes les épreuves. Forte de ce crédo – mais consciente, malgré tout, que, sur ce coup-là, la déesse technologie allait devoir méchamment se surpasser – la Commission assigne au secteur des transports un objectif de réduction d’émissions de gaz à effet de serre très spécifique. Alors que les émissions globales devront, en 2050, avoir baissé de 80% à 95% par rapport à 1990, les transports pourront se contenter d’une diminution de 60%. Ce qui représente moins 70% par rapport à 2010, les émissions ayant continué à croître en dépit du protocole de Kyoto.
Nous sommes donc face à un discours politique qui marie refus de s’attaquer à la demande de transport et ambition de réduire ses émissions de CO2. Est-ce bien raisonnable ? Analyse lucide et petits calculs élémentaires vont nous prouver que non.

Trajectoire et parts sectorielles

Définir un objectif à long terme est important. Mais il ne faut pas compter se mettre à l’œuvre la veille de l’échéance. Les objectifs intermédiaires doivent également être fixés. La trajectoire la plus raisonnable est celle correspondant à un taux de réduction annuel constant. Il devrait être de 2,85% de 2010 à 2050 pour rencontrer l’objectif de la Commission. Les réductions par rapport à 2010 seraient alors de 25% en 2020, 44% en 2030 et 58% en 2040.

Au niveau européen, en chiffres ronds, les émissions de CO2 du transport sont principalement imputable au routier (72%), au maritime (14%) et à l’aérien (12,5%) [Calculs IEW sur base de : Commission européenne : [EU transport in figures – Statistical pocketbook 2013]]. La résolution de l’épineux problème de la réduction des émissions de CO2 des transports maritime et aérien revient respectivement à l’IMO (International maritime organisation) et à l’OACI (Intenational civil aviation organisation). Les discussions qui y sont en cours patinent (doux euphémisme). Aucune réduction d’émissions notable n’est à espérer dans les 15 prochaines années (fine litote). Fermons donc les yeux sur ce qui se passe dans les cieux ou sur les mers.

Les transports routiers représentent plus de 95% des émissions des transports terrestres. 60% environ sont imputables aux voitures et 40% aux camions. Aucun objectif de réduction des émissions de CO2 n’est fixé aux camions – et les pouvoirs politiques prennent acte de la croissance de la demande.

Restent donc les voitures, pour lesquelles existent des objectifs de réductions d’émissions. On a donc une solution pour 60% de 72% (soit 43%) du problème. Voyons quelle est cette solution.

Les voitures au secours des transports ?

Les émissions de CO2 des voitures neuves vendues en Europe étaient de 170 g/km en 2000. En première approche, vu le temps nécessaire pour que le parc soit renouvelé, les émissions moyennes du parc automobile européen en 2010 correspondaient à cette valeur de 170 g/km. Vu la différence, à l’époque, entre émissions annoncées et émissions en conditions réelles, il convient d’ajouter environ 7% [ICCT : from laboratory to road – [A comparison of official and “real world” fuel consumption and CO2 values for cars in Europe and the United States, May 2013]] à ce chiffre. Donc, les émissions du parc automobile européen étaient de l’ordre de 182 gCO2/km en 2010.

La révision en cours du règlement européen (CE) N° 443/2009, dont l’Allemagne tente (avec succès !) d’affaiblir la portée, laisse supposer que l’objectif 2020 sera de l’ordre de 100 g/km. Ce chiffre moyen prend en compte toutes les avancées technologiques, y compris les véhicules électriques, dont les émissions sont arbitrairement considérées comme nulles dans le règlement européens. Prenant en compte le temps de renouvellement du parc, la moyenne de ses émissions en 2020 devrait donc être de 100 g/km auxquels il convient d’ajouter 25% (la manière dont les constructeurs « trichent » sur les cycles de test s’étant « améliorée »). Donc, les émissions du parc européen en 2030 seront de l’ordre de 125 g/km, en réduction de 31% par rapport à 2010.

Ainsi, le règlement européen qui pousse les innovations technologiques permettra de gagner 31% sur les émissions du parc automobile européen. Pour le secteur des transports, la possibilité de réduction sera donc de 31% de 43% (part des voitures dans le total du secteur), soit 13%. Et cette réduction ne sera possible que si le nombre total de kilomètres roulés entre 2010 et 2030 n’augmente pas. Beaucoup de projections tablent sur une augmentation de 30%… qui réduirait à zéro les améliorations apportées par la technologie.

Au jour d’aujourd’hui, il n’y a RIEN d’autre de consistant sur la table pour concrétiser les objectifs de réduction fixés par la Commission.

Fatalitas…

On accepte comme une fatalité l’augmentation de la demande et donc des émissions du transport aérien (tout en invoquant d’improbables « sauts technologiques » ou mécanismes de marché – lesquels ne changent rien aux lois de la physique)

On accepte comme une fatalité l’augmentation de la demande et donc des émissions du transport maritime (tout en invoquant …)

On accepte comme une fatalité l’augmentation de la demande et donc des émissions du transport routier de marchandises (tout en invoquant le chimérique camion électrique qu’aucune législation ne « pousse »)

On accepte comme une fatalité l’augmentation de la demande du transport de personnes – mais, bonne nouvelle, les améliorations technologiques permettront d’éviter une augmentation des émissions. On pourra peut-être même les faire baisser un peu en transférant une partie de la demande vers les transports en commun (pour autant que l’offre suive, ce qui n’est pas garanti vu les contraintes budgétaires actuelles et futures).

Mais ceci n’est jamais dit clairement – et pour cause : c’est complètement incompatible avec les réductions d’émissions prévues par la Commission européenne. Les discours politiques noient le poisson à grands renforts d’incantations envers la déesse technologie, oubliant que les lois de la physique sont rigides.

Piétons et cyclistes : la détresse

Les progrès en termes de sécurité routière ont été énormes au cours des dernières décennies. On déplorait 3.101 morts sur les routes belges en 1972, 1.616 en 2000 et 858 en 2011. Mais ces chiffres globaux masquent une réalité troublante, bien connue des professionnels de la sécurité routière : depuis 2005, alors que le nombre d’occupants de voitures qui décèdent dans les accidents de la route continue à diminuer, le nombre de piétons et de cyclistes tués sur les routes stagne, comme l’illustre le tableau suivant.
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Nombre de tués sur les routes en fonction du mode – données IBSR (analyse statistique des accidents de la route 2011)

Que faire, pour continuer à diminuer le nombre de victimes des modes de déplacements dits « doux » ? Les solutions sont connues : réduire la vitesse du trafic et la dangerosité des voitures , ce qui implique de diminuer leur masse, leur puissance, leur vitesse de pointe et l’agressivité de leur face avant. Ce qui est totalement inacceptable pour l’industrie automobile.

En refusant de légiférer en la matière, les autorités européennes refusent de facto d’apporter les réponses voulues, connues, disponibles au problème de l’insécurité routière objective pour les piétons et les cyclistes.

Silence coupable ou lucidité payante ?

Acter son impuissance à maîtriser l’augmentation de la demande de transport ou à contraindre les constructeurs d’automobiles à produire des véhicules moins dangereux (moins lourds, moins puissants, …), c’est poser un constat d’échec. Nul n’aime poser de tels constats. L’honnêteté vis-à-vis des citoyens voudrait pourtant que les autorités (européennes, fédérales, régionales) fassent ce constat : « les politiques menées actuellement ne permettent pas de limiter comme il le faudrait les émissions de CO2 des transports, ne permettent pas d’encore diminuer significativement le nombre de piétons et cyclistes décédés sur les routes ». Peut-être cela permettrait-il à ces autorités d’obtenir le mandat, le soutien citoyen dont ils ont besoin, face aux lobbys industriels, pour mettre en place les mesures nécessaires. Qui aura ce courage ?