Des questions relatives aux conséquences sur la santé de la présence de canalisations d’eau en amiante-ciment dans le sol belge ont été posées. Le problème ? Le relargage de fibres d’amiante dans l’eau de distribution. La SWDE (Société wallonne des eaux), a éprouvé la nécessité de publier un article qui se veut rassurant. Mais est-ce suffisant ? Et qu’en est-il exactement ?
L’amiante est un ennemi connu des travailleurs du bâtiment. Lorsqu’il est cassé, scié, il dégage d’énormes quantités de microscopiques aiguillons qui, inhalés, vont se ficher au cœur des poumons, causant notamment un cancer de la plèvre, le mésothéliome, rarissime en dehors d’une exposition à ces fibres. Tout cela a mené à son interdiction à la fin des années 1990.
La toxicité de l’amiante inhalée est aujourd’hui une évidence scientifique, mais cela n’a pas toujours été le cas. Les premiers doute quant à la dangerosité de l’amiante sont pourtant apparus en… 1906 !1 la première réglementation pour protéger les travailleurs est publiée en 1931, au Royaume-Uni et son interdiction totale a été actée en 2002 en France, près d’un siècle après les premiers soupçons… Aujourd’hui, le doute est mis sur la toxicité de l’amiante ingéré (et non inhalée) via l’eau du robinet. Plusieurs études en Italie montrent un lien entre l’exposition à l’amiante via l’eau de distribution et la survenue de cancers digestifs. Nous allons tenter ici de relever le difficile défi de clarifier les choses, afin de ne pas attendre un siècle avant de mettre en œuvre des mesures de protection des citoyens.
Pourquoi maintenant ?
Les canalisations en amiante-ciment dans le sol ont une certaine durée de vie, influencée par la qualité de l’eau, la stabilité du sol… Et au fil du temps, certaines s’érodent et relarguent des fibres d’amiante. Une étude slovène montre qu’une canalisation vieille de 57 ans émet des quantités non négligeables d’amiante dans l’eau du robinet 2. En Italie, de nombreux chercheurs tirent la sonnette d’alarme ces dernières années 3 4 5.
« Toxique par inhalation, pas de danger en ingestion»
Ce mantra berce encore l’inconscient de la majorité des scientifiques, tant la toxicité par inhalation est grande. Mais avons-nous assez de preuves scientifiques pour affirmer l’innocuité de l’ingestion de ces fibres ? La problématique de l’amiante respiré au travail a mobilisé l’immense majorité des recherches ces dernières années. L’essentiel de la science s’est donc focalisé sur l’exposition par inhalation, et la fraction ingérée par les travailleurs est mineure par rapport à la fraction inhalée. De légères augmentations de cancers digestifs ont tout de même été notées dans une méta-analyse sur les travailleurs exposés 6, suggérant la possibilité d’une atteinte lors d’ingestion. Avec la présence d’amiante dans l’eau du robinet, nous sommes donc face à un nouveau type d’exposition – par ingestion et tout au long de la vie – qui est peu caractérisé. Globalement, nous avons très peu d’études qui ont tenté d’analyser les risques liés à ce type d’ingestion.
Deuxièmement, les cancers digestifs sont relativement courants (respectivement 2eme et 3eme type de cancer le plus fréquent chez la femme et l’homme), et favorisés par de nombreux facteurs de risque comme l’alimentation, la sédentarité, l’hygiène de vie… Il est donc difficile de distinguer le risque attribuable à l’ingestion d’amiante, par rapport au risque lié au style de vie des travailleurs. Les études restantes sont donc truffées de biais, rendant une conclusion tranchée presque impossible.
Ensuite, l’amiante ne se dose pas dans le sang. Des lors, difficile d’objectiver précisément par des moyens simples si monsieur a été plus exposé à l’amiante que madame au cours de sa vie. Les méthodes d’évaluation de l’exposition sont souvent des questionnaires, mettant en évidence le risque d’exposition professionnelle, et ne tenant pas compte du type de canalisation présent dans la commune ou de la quantité de fibre retrouvées dans l’eau de boisson par exemple.
Enfin, comment mesurer l’impact d’un toxique, si on ne possède pas de groupe contrôle non exposé ? Toute l’ « evidence-based medicine » se base sur cette comparaison d’un groupe exposé versus non-exposé afin de déterminer l’effet d’un facteur de risque. Etant donné que la quantité d’amiante dans l’eau du robinet n’a qu’exceptionnellement été monitorée, impossible d’évaluer même par approximation l’exposition de la population générale en Belgique.
La translocation
Le devenir d’une fibre d’amiante dans l’organisme (la biométrologie) est très peu étudié. Néanmoins, les scientifiques s’accordent à dire que les fibres d’amiante sont tellement petites (de l’ordre du micro- voire nanomètre) qu’elles sont capables de translocation, c’est-à-dire qu’elles peuvent passer la barrière intestinale et se retrouver dans le sang, puis dans la vésicule biliaire et le foie 7 8. Des études animales ont même montré qu’elles étaient capables de passer la barrière placentaire et d’ainsi s’accumuler dans le foie et le poumon du fœtus après la naissance. 9
Quelques faits établis :
- Dans des études animales, après exposition par ingestion d’une femelle gestante à de l’amiante, on retrouve des fibre dans le foie et le poumon du fœtus après la naissance 9. Ces fibres font 18micro de long et 0,4 micro de large, suggérant un passage via la barrière digestive et ensuite transplacentaire.
- Chez les personnes exposées (travailleurs), on retrouve des fibres d’amiante dans le foie 7 et dans la vésicule biliaire 8, ou elles s’y accumulent, suggérant un passage de ces fibres à travers la barrière intestinale jusque dans la circulation sanguine. On retrouve également des fibres d’amiantes dans des biopsies de cancers digestifs 7. Leur présence au sein de cellules cancéreuses ne prouve en rien leur toxicité, uniquement qu’elles sont capables d’atteindre ces espaces dans le corps humain.
- Des études animales montrent une élévation des cancers digestifs lorsque les souris sont abreuvées avec de l’eau contaminée. 3
Etre exposé en continu
Selon une étude 3, le risque de développer des problèmes de santé lorsque l’on est exposé à de l’amiante est dépendant de plusieurs éléments.
Tout d’abord, cela dépend de la dose ingérée : au plus on est exposé, au plus grand sera le risque. Un enfant est par exemple 7 fois plus exposé à un polluant dans l’eau 10, car il boit plus par rapport à son poids qu’un adulte. Les expositions à l’amiante de jeunes enfants n’ont que rarement été évaluées. De plus, les phénomènes de translocation peuvent être plus importants chez l’enfant, dûs à une certaine immaturité de la barrière hématoencéphalique, ces fibrilles pourraient théoriquement plus facilement atteindre le cerveau que chez un adulte.
Ensuite, la durée d’exposition joue également un rôle : si on est exposé sur une plus grande période, on aura plus de risque de développer un problème de santé.
Il existe également une fenêtre d’exposition critique : durant certaines périodes particulières, l’exposition induit un grand risque pour la santé. Les études animales tendent vers un risque tératogène (augmentation des malformations) 11 et d’accumulation chez le fœtus dans les poumons et le foie 9 . Or, les expositions pendant la grossesse sont peu documentées chez l’homme. Plusieurs questions restent donc sans réponse : l’amiante passe-t-elle le placenta chez la femme enceinte ? Quelles implications cela peut-il avoir pour le développement fœtal?
La présence de co-polluants ou l’effet cocktail est aussi importante à prendre en compte : notamment le benzo(a)pyrène qui agit comme co-cancerogène en présence d’amiante, ces substances présentent donc plus de risques lorsqu’elles sont mélangées que lorsqu’elles sont prises séparément (comme le veut l’équation bien connue 1+1=3).
Globalement, un citoyen qui serait exposé tout au long de la vie et au quotidien à de grande quantité de fibres cumule donc ces facteurs de risques, et personne n’a aujourd’hui la capacité de dire qu’il n’y a aucun danger pour la santé…
Ampleur du problème
En Wallonie, 15% des canalisations seraient en amiante-ciment 12. Ce chiffre montre à 30% en Flandre 13. Selon cette déclaration du Ministre Carlo Di Antonio en 2018 « Ces conduites […]sont exclusivement utilisées pour les grosses sections, sous les voiries, et nécessiteraient des chantiers de très grande envergure pour les remplacer. » 12
Les distributeurs d’eau ont la responsabilité de rénover ces réseaux. D’ailleurs, 1/3 de la facture du consommateur est dédiée à ces travaux de remplacement. Une conduite est prévue pour rester 30 à 100 ans dans le sol. Ils devraient donc remplacer 1 à 3% des canalisations chaque année, afin de respecter ces délais. En 2019, 0.4% de la longueur a été renouvelée, ce qui signifie qu’à cette vitesse-là, les canalisations peuvent rester jusqu’à 250 ans dans le sol.
L’avis de l’ANSES
La SWDE dans son article rassure la population en se basant sur l’avis de l’ANSES (Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail, France). Il s’agit d’une analyse de la littérature qui a été publiée récemment (novembre 2021) sur la toxicité de l’amiante ingérée. 14 L’agence rassure plutôt à demi-mots, contrairement à ce que partage la SWDE: L’analyse relève que sur 13 revues de la littérature réalisées, dix ont été publiées avant 1997 et ces études ne mettent pas en œuvre une méthode d’analyse rigoureuse de la littérature. Certaines études n’évaluent pas non plus la voie d’exposition, et travaillent uniquement sur des données issues de travailleurs exposés. 14 Si dans leurs conclusions, aucune de ces études ne montre donc un niveau de preuve suffisant (elles ne sont pas assez robustes pour pouvoir affirmer un lien de causalité), cela ne permet pas d’affirmer qu’il n’y a pas de lien !! Par contre, de nombreuses études montrent une corrélation : quinze études montrent un lien avec le cancer de l’estomac, treize avec le cancer du côlon et quatorze avec le cancer du pancréas…
Mais pourquoi l’ANSES ne prend-elle que peu en compte ces études ? La réponse se trouve dans ce même rapport : à cause du design de l’étude dit « écologique » qui suit des variations d’exposition à une substance et les met en lien avec l’apparition d’une maladie. Ce type d’étude est utilisé à des fins de veille sanitaire et non pour prouver des liens de causalité. Aucune conclusion (en terme de causalité) ne pourra donc jamais être tirée de ce type d’étude, qui représente pourtant la majorité des recherches dans le domaine. Vu l’absence de données de bio-monitoring, et le temps de latence de près de quarante ans entre l’exposition et la survenue d’un cancer (pour le mésothéliome), la science basée sur les preuves (evidence-based) empêche de facto de tirer des conclusions. Il faut donc changer de paradigme, et appliquer le principe de précaution, défini en 1992 lors du Sommet de Rio, qui explique que malgré le manque de données, il faut pouvoir prendre les mesures adéquates anticipativement vu les dommages potentiels pour la santé.
Nos recommandations :
Inter Environnement Wallonie plaide donc pour l’application du principe de précaution, au vu des signaux d’alerte envoyés par la communauté scientifique.
Concrètement, nous demandons
- Un remplacement prioritaire des canalisations en amiante ciment.
- Un monitoring systématique de la présence de fibres d’amiante dans l’eau de distribution.
- Une accessibilité du grand public aux données d’analyse d’eau, comme le prévoit la convention d’Aarhus, concernant le droit à l’information en matière d’environnement.
Aidez-nous à protéger l’environnement,
faites un don !
- Amiante. Historique de la problématique « amiante » – Risques – INRS [Internet]. [cité 17 nov 2021]. Disponible sur: https://www.inrs.fr/risques/amiante/historique-problematique-amiante.html
- Zavašnik J, Šestan A, Škapin S. Degradation of asbestos – Reinforced water supply cement pipes after a long-term operation. Chemosphere. 24 août 2021;287(Pt 1):131977.
- Di Ciaula A. Asbestos ingestion and gastrointestinal cancer: a possible underestimated hazard. Expert Rev Gastroenterol Hepatol. mai 2017;11(5):419‑25.
- Di Ciaula A, Gennaro V. [Possible health risks from asbestos in drinking water]. Epidemiol Prev. déc 2016;40(6):472‑5.
- Totaro M, Giorgi S, Filippetti E, Gallo A, Frendo L, Privitera G, et al. [Asbestos in drinking water and hazards to human health: a narrative synthesis]. Ig E Sanita Pubblica. août 2019;75(4):303‑12.
- Huang Q, Lan Y-J. Colorectal cancer and asbestos exposure-an overview. Ind Health. 9 juin 2020;58(3):200‑11.
- Grosso F, Croce A, Libener R, Mariani N, Pastormerlo M, Maconi A, et al. Asbestos fiber identification in liver from cholangiocarcinoma patients living in an asbestos polluted area: a preliminary study. Tumori. oct 2019;105(5):404‑10.
- Croce A, Capella S, Belluso E, Grosso F, Mariani N, Libener R, et al. Asbestos fibre burden in gallbladder: A case study. Micron Oxf Engl 1993. févr 2018;105:98‑104.
- Haque AK, Ali I, Vrazel DM, Uchida T. Chrysotile asbestos fibers detected in the newborn pups following gavage feeding of pregnant mice. J Toxicol Environ Health A. 12 janv 2001;62(1):23‑31.
- IARC Working Group on the Evaluation of Carcinogenic Risks to Humans. ASBESTOS (CHRYSOTILE, AMOSITE, CROCIDOLITE, TREMOLITE, ACTINOLITE AND ANTHOPHYLLITE) [Internet]. Arsenic, Metals, Fibres and Dusts. International Agency for Research on Cancer; 2012 [cité 10 nov 2021]. Disponible sur: https://www.ncbi.nlm.nih.gov/books/NBK304374/
- Fujitani T, Hojo M, Inomata A, Ogata A, Hirose A, Nishimura T, et al. Teratogenicity of asbestos in mice. J Toxicol Sci. avr 2014;39(2):363‑70.
- Site internet du Parlement de Wallonie. La présence d’amiante dans les canalisations pour le transport et la distribution d’eau, question écrite du 24/08/21 à Carlo Di Antonio [Internet]. Parlement de Wallonie. [cité 12 nov 2021]. Disponible sur: http://www.parlement-wallonie.be
- Asbest in ons leidingwater [Internet]. EOS Wetenschap. [cité 19 nov 2021]. Disponible sur: https://www.eoswetenschap.eu/gezondheid/asbest-ons-leidingwater
- ANSES. Revue systématique de la littérature visant à dresser un état des lieux des connaissances actuelles sur la caractérisation du danger lié à l’ingestion d’amiante. Maisons-Alfort : Anses; 2021.