Nous nous interrogeons régulièrement sur les termes à employer pour signifier la nécessité de revoir notre modèle économique en profondeur. Développement durable ? C’est un oxymore pour certains et un concept creux pour d’autres. Décroissance ? Oui mais, est-ce bien raisonnable partout, tout le temps? Kate Raworth, Professeur d’économie à l’Université d’Oxford dans son ouvrage « la Théorie du Donut.»1 nous propose une nouvelle vision de l’économie bien plus appétissante: l’économie du Donut.
Le Donut : un objectif pour l’humanité
Le Donut est une boussole pointant vers un avenir qui pourrait satisfaire les besoins de chacun en préservant le monde vivant, notre terre, dont nous dépendons tous. Le cercle intérieur représente le plancher social, les besoins de base matériels et immatériels auxquels chaque être humain a droit : nourriture, eau, logement, santé, éducation, paix, justice, etc. Le cercle extérieur représente le plafond, les limites écologiques au-delà de laquelle, nous ne devrions pas aller (changement climatique, acidification des océans, pollution chimique, perte de biodiversité, ….). L’objectif est d’introduire toute l’humanité dans cet espace juste et sûre. La tâche sera rude, d’autant que certaines limites écologiques sont déjà largement dépassées.
La théorie du Donut : image extraite du livre de Kate Raworth, Plon 2018
Kate Raworth propose de s’appuyer sur 7 principes pour construire cette économie viable et pour guider nos actions individuellement et collectivement. A chaque nouveau principe qu’elle propose, Kate Raworth détricote en parallèle les mythes qui fondent nombres de croyances économiques. Elle montre que la plupart des lois économiques ne sont que de simples convictions et ne sont en rien scientifiques.
7 principes pour une économie viable
Principe 1 : briser l’obsession de croissance du PIB
Kate Raworth illustre son propos par de nombreux schémas et métaphores visuelles : ceux utilisés par l’économie du 20ème siècle devenus obsolètes et ceux du 21ème siècle pour une économie viable. L’auteur pense en effet que les images ont un impact profond sur la manière dont nous appréhendons le monde, en particulier l’économie. Une des images les plus emblématiques de la théorie économique classique est bien sûr celle de la croissance du Produit intérieur brut (PIB) : une ligne qui grimpe sans jamais s’arrêter. Au 20ème siècle, l’économie a perdu son objectif en proposant de poursuivre aveuglément la croissance de cet indicateur. Nous avons créé une économie qui demande à croître éternellement, sans perspective de stabilisation. C’est totalement contraire à la vie : imaginez un bébé qui n’arrêterait jamais de croître ! Croître sans fin, c’est mourir prématurément. Il est indispensable de s’éloigner d’une culture monolithique se focalisant sur un seul indicateur et d’aller vers une diversité d’indicateurs tels que proposés dans le Donut.
Principe 2 : Elargir la réflexion économique pour prendre notamment en compte la société et la nature
L’économie du laisser-faire où l’état est considéré comme incompétent, où les communs sont tragiques et donc à vendre, où faire société n’existe pas, et où le travail des ménages est réservé aux femmes est un scénario médiocre et funeste. Kate Raworth met en scène une nouvelle pièce appelée « l’économie intégrée » qui « insère l’économie au sein de la société et du monde vivant, tout en reconnaissant les divers moyens par lesquels elle peut satisfaire les besoins et désirs des humains ». Cette pièce pose les jalons d’une économie beaucoup plus diversifiées, plus respectueuses de tous et de la terre. Elle donne une place de choix aux hommes et aux femmes, qui en fournissant des biens primaires non rémunérés (éducation des enfants, amour, petits plats, empathie, etc) jouent un rôle central. Le marché y a bien sûr une place parce qu’il est efficace mais il est nécessaire de juguler son pouvoir, de créer de nouvelles contraintes pour qu’il ne surexploite pas les ressources, ne renforce pas les inégalités sociales et ne produise pas d’instabilité économique. L’état doit jouer ce rôle pleinement. Il doit aussi soutenir le rôle des ménages et celui des communs qu’ils soient culturels, numériques, monétaires, etc. co-créés par la communauté. Bref, il s’agit de construire une économie au service de la vie. Pour ce faire, la gouvernance doit être organisée en incluant l’ensemble des acteurs de manière à éviter la tyrannie de l’état et du marché.
Principe 3 : Favoriser le développement de valeurs comme la sociabilité, la coopération, …
La théorie économique du 20ème siècle présente l’être humain comme avide de biens, égoïste, calculateur, isolé, compétitif, rationnel dans ses choix : l’homo economicus. Il est évident que nous sommes bien plus que cela, capables de réciprocité, d’empathie, de coopération, de sociabilité. Nous donnons notre sang, envoyons de l’argent à des organisations caritatives. Dix groupes de valeurs personnels ont été reconnues dans toutes les cultures.2 Ces valeurs sont présentes en nous tous mais leur proportion varie non seulement d’un individu à l’autre, mais aussi en fonction du contexte, du rôle que nous jouons, de l’importance que nous lui accordons. Plus une valeur fonctionne, plus elle devient forte. Et oui, la bienveillance s’entraîne, comme un muscle.
Bien plus que le prix, la norme sociale peut faire évoluer nos comportements. Nos choix dépendent en effet des autres auxquels nous aimons nous conformer. Dans le même ordre d’idée, les versements monétaires pour changer les comportements peuvent s’avérer à long terme contreproductif en annihilant des valeurs de réciprocité, de respect etc. Kate Raworth l’illustre avec plusieurs études de cas. Une étude a par exemple montré que des agriculteurs au Chiapas étaient bien plus enclin à préserver les forêts sur le long terme si une planification collective basée sur les bienfaits de la forêt était organisée plutôt qu’en les dédommageant en espèces pour chaque arbre non coupé.
Il est urgent de créer une économie qui s’appuie et renforce les valeurs de sociabilité, de respect, d’interdépendance pour espérer entrer dans le Donut.
- Kate Raworth, La théorie du Donut. L’économie de demain en 7 principes. Plon. 2018
- Schwartz a identifié l’ autonomie, stimulation, hédonisme, réussite, pouvoir, sécurité, conformité, tradition, bienveillance et universalisme. Schwartz, S (1994), « are there universal aspectis in the structure and content of humain values ? » Journal of Social Issues 50:4, p19 cité dans Raworth Kate, 2018