« Je fais l’hypothèse suivante, dont je n’ai pas la preuve, mais quelques indices : à un moment, quelque part à la fin des années 1970 ou au début des années 1980, les membres les plus astucieux des classes dominantes ont compris que la globalisation n’était pas soutenable écologiquement. Mais, au lieu de changer de modèle économique, ils ont décidé de renoncer à l’idée d’un monde commun. D’où, dès les années 1980, des politiques de déréglementations qui ont abouti aux inégalités hallucinantes que l’on connaît aujourd’hui. Cette brutalité économique – doublée par une brutalisation de l’expression politique – est une manière de dire aux autres classes : « Désolés, braves gens, nous avons renoncé à faire un monde commun avec vous. » La classe dominante s’est immunisée contre la question écologique en se coupant du monde. (…) A mes yeux, le niveau actuel des inégalités ne peut se comprendre qu’en l’inscrivant dans un projet global où l’on admet que tout le monde ne pourra pas se développer, un monde où les riches concentrent des profits démesurés et se retirent dans leur gated community. Un article récent du « New Yorker » raconte comment des milliardaires se préparent à vivre après la catastrophe. Ils achètent des terres et construisent des abris luxueux dans les trois endroits qui seront le moins impactés par la transformation climatique : la Nouvelle-Zélande, la Terre de Feu et le Kamtchatka. Jadis, le survivalisme était le fait de zozos en treillis militaires. Aujourd’hui, ce sont des super-riches qui abandonnent le monde. (…) »[[In « L’Obs », n°2732 du 16/03/2017]]
Cette analyse du sociologue, anthropologue et philosophe des sciences Bruno Latour jette un éclairage particulier sur le projet d’édification de « cités flottantes » en haute mer porté par l’ONG (!) californienne Seasteading Institute. A en croire celle-ci, il s’agit de « permettre aux nouvelles générations de pionniers de tester pacifiquement dans ces cités de nouvelles formes de gouvernement dont les plus efficaces pourront ensuite inspirer des changements dans les politiques à travers le monde »[[https://www.seasteading.org/about/vision-strategy/]]. Et pour ne laisser planer aucun doute sur le caractère hautement philanthropique de l’entreprise, il est précisé que celle-ci répond à « 8 grands impératifs moraux » à savoir, « nourrir les affamés », « enrichir les pauvres », « soigner les malades », « vivre en harmonie avec la nature », « développer une civilisation durable », « nettoyer l’atmosphère », « restaurer les océans » et « cesser les conflits »[[Ibidem]].
Ça a de la gueule, non ? Moi je dis que ça mériterait un Prix Nobel de la Paix. Sauf que l’affaire apparaît bien moins désintéressée qu’elle ne s’attache à le proclamer.
De facto, le Seasteading Institute, à la tête duquel on trouve quelques milliardaires de la Sillicon Valley dont Peter Thiel, fondateur de Paypal et pilier de Facebook, s’adresse exclusivement à des investisseurs fortunés. Derrière son discours humaniste, il cible une clientèle de (très) privilégiés invités à passer à la caisse pour faire ériger LEUR paradis artificiel. Un eden implanté en haute mer ou dans les eaux territoriales d’îles défiscalisées où ils profiteront pleinement d’un territoire autonome, sans impôts ni taxes, sans règles contraignantes, sans pauvres ni immigrés, bref, sans toutes ces choses qui gâchent leur plaisir de vivre.
Un premier pas vers ce meilleur des mondes a été franchi il y a quelques semaines avec la signature par les autorités de Tahiti et le Seasteading Institute d’un accord autorisant ce dernier à construire au large de la Polynésie française trois plateformes de 2.500 M2 dont les hébergements aussi high tech que high class pourront accueillir deux cents nantis.
Ce n’est plus du roman d’anticipation mais la réalité en devenir…
La parole de Drieu
Avec le retour de conditions climatiques favorables, le nombre des migrants qui se lancent dans la traversée de la Méditerranée en vue de rejoindre les côtes européennes explose. Et, parallèlement, les naufrages d’embarcations pourries servant à cette quête de l’Eldorado se multiplient. Le bilan des morts et disparus en mer s’alourdit de jour en jour en dépit des opérations de secours menées tantôt par les garde-côtes italiens, tantôt par les navires de l’agence européenne Frontex, tantôt par les ONG. Mais plus que les victimes, ce sont les rescapés qui semblent aujourd’hui poser problèmes.
En Italie, une campagne menée par la droite et les populistes stigmatisent les organisations qui portent secours aux migrants et créeraient ainsi un appel d’air. Début mai, le procureur de Catane est lui aussi monté au créneau pour dénoncer des collusions supposées entre des passeurs libyens et certains humanitaires qui interviendraient avant même les situations critiques et l’émission d’appels à l’aide. Selon un responsable des garde-côtes italiens, la moitié des opérations de secours auraient ainsi lieu sans que ses services aient émis un signalement. Et pour attiser un peu plus encore la polémique et les passions, Frontex, l’agence européenne de surveillance des côtes et des frontières, affirme que les passeurs « profiteraient » du travail des ONG : « La proximité des navires de sauvetage les encourage à envoyer toujours plus de monde dans des conditions toujours plus précaires. (…) Nous constatons une recrudescence des naufrages au large des côtes libyennes, favorisés par l’intervention et la présence des ONG. »[[« Méditerranée : les ONG qui secourent les migrants pointées du doigt par Frontex », in « Le Parisien », 14/05/2017]]
Une dizaine d’organisations seraient concernées par ces accusations dont Proactiva Open Arms qui s’en défend avec un bon sens renvoyant à l’éternelle énigme du « qui en premier : l’œuf ou la poule ? » : « Si nous opérons près des côtes libyennes, c’est parce que de nombreux naufrages ont lieu dans cette zone. Que veulent-ils que l’on fasse ? Qu’on les laisse mourir ? »[[Ibidem]]
Par-delà la dimension essentielle de ces interrogations – « Que veulent-ils que l’on fasse ? Qu’on les laisse mourir ? » –, il apparaît légitime pour les parties impliquées dans une problématique malheureusement appelée à devenir de plus en plus cruciale d’en analyser tous les tenants et aboutissants, sans tabous ni préjugés.
A contrario, lorsque la stigmatisation émane de « penseurs » confortablement installés dans leurs certitudes intellectuelles, dissertant avec arrogance de faits dramatiques qui ne sont pour eux que des concepts déshumanisés, il y a problème et malaise. Ainsi, invité l’autre dimanche[[In « C’est pas tous les jours dimanche », sur RTL-TVi, le 26/03/2017]] à commenter des déclarations de Théo Francken qui, évoquant le travail de MSF en Méditerranée, avait estimé que « en sauvant des gens, on cause indirectement plus de morts. (…) Il faut s’abstenir. Cela n’a plus rien à voir avec des réfugiés, c’est du trafic d’êtres humains. », le docteur en philosophie, juriste, dirigeant d’entreprise et auteur libéralo-réac Drieu Godefridi illustra jusqu’à la caricature et à la nausée cette position de celui qui sait et dit LA Vérité par la seule supériorité de son Esprit. A ses côtés et en comparaison, l’ultra-droitier Jean-Marie De Decker qui défendait son ami Franken en argumentant sur base, notamment, des diverses déclarations évoquées plus haut apparut comme un modèle de pondération et d’ouverture. Chez Godefridi, pas l’ombre d’un doute, d’une hésitation, d’un questionnement. Le buste raide, la mèche et la cravate altières, le ton pointu et le verbe arrogant, il assène un propos qui ne supporte pas le débat. « Je partage l’analyse de Monsieur Francken. (…) Il y aujourd’hui deux sortes de passeurs : ceux qui sont motivés par l’argent et ceux qui agissent par idéologie. On parle ici de la deuxième catégorie. (…) Si le nombre de migrants morts en mer a explosé, c’est à cause du comportement de ces gens. » Hugh, j’ai dit ! Circulez, y a rien à discuter.
En le voyant si fat, aussi méprisable que méprisant, j’en suis arrivé à regretter la haine et la bêtise ordinaires des forums de SudPresse.
La course à l’échalote
C’est le dernier concept à la mode, pas vraiment nouveau mais en croissance fulgurante : les délocalisations internes. Concrètement, il s’agit pour une entreprise de transférer son site non pas à l’étranger mais dans une autre entité du territoire national afin de bénéficier de divers avantages (emplois subsidiés, taxes réduites, etc.)
Le phénomène bat son plein aux Etats-Unis où les différents états et parfois mêmes des villes se livrent une concurrence acharnée pour favoriser l’installation d’activités synonymes d’emplois. C’est à qui proposera le package fiscal le plus alléchant pour séduire l’investisseur. Avec des situations qui sombrent parfois dans l’absurde, un déplacement de quelques centaines de mètres pouvant suffire pour franchir une frontières et bénéficier des avantages proposés… sans évidemment que l’emploi des uns et des autres s’en trouve influencé !
Des organisations et groupes de citoyens alertés par la multiplication de ces délocalisations à petite échelle ont mené diverses études afin d’en mesurer l’impact réel. Résultats : au final, les entreprises s’avèrent les uniques gagnantes de la course à l’échalote. En effet, non seulement la création nette d’emplois s’avère faible voire nulle mais les avantages consentis par les autorités locales réduisent d’autant leurs rentrées et donc leur budget. On assiste alors à la disparition de services publics qui ne peuvent plus être financés ou/et à une augmentation des taxes et impôts à charge des particuliers. Edifiant, non?
Le pire et le Mayeur
Je ne connais pas Yvan Mayeur et je n’ai jamais éprouvé de sympathie particulière pour l’homme public : trop arrogant, trop satisfait de lui-même.
Je ne connais pas Yvan Mayeur et je ne suis pas encarté au PS – ni nulle part ailleurs, si certain(e)s se posent la question.
Je ne connais pas Yvan Mayeur, n’éprouve aucune sympathie particulière pour le personnage et ne suis lié par aucune solidarité partisane mais je ressens néanmoins un profond malaise face au traitement qui est réservé depuis quelques jours à ce mandataire.
Oui, il y a eu faute, à tout le moins éthique, peut-être davantage, il appartiendra à la justice de l’établir. Mais cela justifie-t-il le lynchage en cours ?
Qu’on l’apprécie ou non, que l’on appartienne ou non à sa famille politique, il me semble objectivement impossible de nier le travail que cet homme a réalisé comme bourgmestre mais aussi et peut-être surtout à la tête du CPAS bruxellois. Or, de cela, du bilan – positif comme négatif – personne ne parle ; occulté, balayé par « l’affaire ». C’est peut-être voire sans doute la règle du jeu mais celle-ci me semble à la fois profondément injuste et particulièrement dangereuse.
La lecture des forums, ces défouloirs pseudo-citoyens, les échos captés au détour des conversations ne laissent aucun doute sur le sentiment ambiant : le « tous pourris » triomphe avec en guest stars les « menteurs », « profiteurs », « escrocs », « ordures », « voleurs » et autres « fainéants ». L’image des politiques et de la politique en sort plus abîmée que jamais. Or, qui, quand prend le temps et la peine de disserter sur la noblesse de l’engagement, sur l’investissement colossal consenti par ceux qui exercent le pouvoir ? On ne peut accepter benoîtement de lire ou entendre que ce ne sont que « des magouilleurs et des bons à rien qui s’en foutent plein les poches sur le dos des citoyens ».
Il ne s’agit pas de renverser les choses : il y a eu faute, elle doit être dénoncée, condamnée, sanctionnée. Mais, au risque de me répéter, la laisser s’imposer comme marqueur principal et même unique de l’action du coupable me paraît aussi intolérable humainement que démocratiquement suicidaire.
Par ailleurs, il semble devenu « normal » de traiter les responsables publics sans ménagement, comme si le refus de la complaisance légitimait l’usage de la violence. Ce faisant, on oublie que derrière le titre et la fonction, il y a un être humain avec son ressenti et sa sensibilité. Toutes et tous ne sont pas aptes à encaisser ce qu’on leur inflige… Seuls les plus « durs », ceux qui ont ou se sont construit une carapace suffisamment solide résistent et restent en place. Avec au final une classe politique monolithique aptes à à encaisser les coups, à mener sa/la barque contre vents et marée, … mais dépourvue de l’empathie tout aussi nécessaire à la bonne gouvernance de la chose et de l’intérêt publics.