Il est aujourd’hui aisé et courant de visualiser la Terre grâce à des photographies satellites et à des logiciels dédiés. Ces technologies en pleine expansion suscitent de plus en plus d’intérêts notamment du fait des nouvelles perspectives qu’elles offrent. La récente possibilité de « survol » du territoire nord-coréen en est une application inespérée. Tour d’horizon de l’intérêt de cette cartographie numérique, notamment en aménagement du territoire.
Avant 2005 et la mise à disposition gratuite pour tout ordinateur personnel de Google Earth dans sa version élémentaire, les technologies de cartographie numérique par satellites semblaient soit de la pure science-fiction soit être réservées à un public limité de cartographes professionnels, de militaires ou encore d’experts en renseignement. Pour s’en convaincre, petit crochet par le cinéma américain à grand spectacle : dans Ennemis d’Etat Will Smith est traqué par la NSA, grâce à un satellite d’imagerie à la résolution de quelques décimètres. C’était en 1998, il y a à peine quinze ans, et l’imagerie satellite pouvait encore paraître comme une trouvaille farfelue d’un réalisateur fantaisiste.
Aujourd’hui, Google Earth – ou Google Map, au choix – ou Bing, le concurrent Microsoft à la définition étourdissante, ont révolutionné la pratique professionnelle de nombreux travailleurs comme le quotidien de Monsieur et Madame Tout-le-monde.
Vue d’oiseau du centre-ville de La Louvière (crédits : Bing)
Pour un urbaniste ou un architecte, cette révolution est assez évidente. On peut appréhender spatialement un territoire avec tellement d’acuité et s’épargner le recours à des prises de vues aériennes coûteuses. On peut aussi très simplement comparer des territoires distants de plusieurs milliers de kilomètres. Mais cette révolution se joue aussi dans d’autres champs professionnels. En fait, toute profession, pour peu qu’elle ait une emprise territoriale quelconque, a pu voir sa pratique positivement améliorée, sinon révolutionnée, par la démocratisation de l’imagerie satellite. Autant un propriétaire forestier qu’une société de poids-lourds ou un éleveur de bovins…
Cette révolution a aussi percolé dans le quotidien de Monsieur et Madame Tout-le-monde. Google Earth par exemple est devenu très populaire pour satisfaire à des tâches nettement plus prosaïques. Ainsi, on l’utilise pour vérifier une adresse de rendez-vous, pour trouver un restaurant dans un quartier, pour prévoir un itinéraire de promenade dans une ville, pour visiter, « virtuellement », un lieu touristique situé à l’autre bout du monde. Quelles que soient les connaissances géographiques ou urbanistiques de départ, cette utilisation conduit à une appréhension de son environnement sensiblement améliorée. Ce qui constitue un apport unique pour gagner en pertinence dans les réflexions que l’on porte sur l’évolution de son cadre de vie et dans les démarches qu’on y assortit. Ses interventions en CCATM, ses réclamations aux enquêtes publiques, ses discussions avec les fonctionnaires ou les politiques, n’en sortent que bonifiées.
Vive la cartographie libre !!
Cette imagerie satellite accessible peut constituer la base d’intéressantes créations collectives. En effet, l’imagerie satellite n’est pas parlante en soi. Ce qui la rend signifiante, ce sont les informations qu’on peut en extraire quand on sait la lire et ce sont les informations qu’on peut y apporter grâce à sa connaissance des lieux et grâce au recoupement avec d’autres données. Ainsi, Google Earth s’est vu progressivement enrichi de multiples couches d’informations. Sur l’imagerie austère sont venues se greffer une toponymie, une structure routière et ferroviaire, des ouvertures paysagères grâce à des photos, la position de différentes aménités, et même des prévisions météorologiques. Autant d’informations glanées et collectivement réactualisées avec les internautes, et qui sont géolocalisés.
Carte du centre-ville de Sarajevo (crédits : Open Street Map)
La construction collective de documents cartographiques a culminé ces dernières années avec l’apparition de plateformes telles qu’Open Street Map. Cette dernière s’est totalement affranchie du contrôle formel d’un grand opérateur de l’internet comme Google ou Microsoft et de ses impératifs vénaux. Le but de ces plateformes est de générer des cartes sous licence libre que tout utilisateur peut personnellement enrichir. Le projet est ambitieux et la pertinence énorme. Car, sans verser dans le débat du « libre versus non-libre », cette cartographie collective a l’énorme avantage de pouvoir évoluer au jour le jour, comme la réalité qui lui correspond. Un immeuble est construit, une route est fermée, un arrêt de bus est déplacé, un restaurant ouvre,… tous ces changements constituent des informations nouvelles qui peuvent être directement intégrées par un internaute à la cartographie d’Open Street Map.
Ceci expliquant cela, si vous êtes aujourd’hui à la recherche d’un bon plan de ville de Sarajevo, Bagdad ou Pyongyang, c’est sur Open Street Map que vous aurez le plus de chance de trouver votre bonheur. Là, où les gros opérateurs traditionnels n’ont pas encore pu ou voulu cartographier quoi que ce soit, Open Street Map avec ses milliers de contributeurs anonymes proposent déjà multitude de cartes de qualité.
Cacher ce goulag que je ne saurais voir
Tout récemment, la situation relative à Pyongyang mais aussi, au reste de la Corée du Nord a évolué chez les opérateurs traditionnels. Google Earth, en particulier, en propose depuis janvier une couverture satellite à la définition assez fine. Ce qui permet aux observateurs, pour la première fois, de découvrir un pays, une géographie, une occupation du territoire, et d’imaginer… Oui, car d’abord et avant tout, ces images satellites permettent d’imaginer un pays. Il est vrai que dans le cas de la Corée du Nord, recouper l’information est tout sauf une sinécure. Face à un régime qui ne tolère qu’exceptionnellement des étrangers sur son sol, qui interdit à ses ressortissants de quitter son territoire et dont les autorités limitent au strict minimum tout contact avec l’extérieur, avoir quelque ambition cartographique n’est pas des plus aisé.
Vue du centre-ville de Pyongyang en Corée du Nord (crédits : Google Earth)
En tout cas, le service cartographique de Google a mis en ligne un ensemble de nouvelles données – imagerie satellite et carte – sur le pays le plus fermé au monde. Les internautes peuvent désormais parcourir le pays et découvrir sa capitale. La définition des images de Pyongyang est bonne au point qu’il est maintenant possible de survoler la ville et ses pompeux monuments au kitsch nord-coréen typique, ses écoles, ses hôtels, ses hôpitaux, ses parcs. Ce qui frappe peut-être le plus dans cette ville millionnaire, c’est la modernité et l’homogénéité de l’ensemble des quartiers. Le vieux Pyongyang semble par exemple avoir totalement disparu, balayé par la guerre et une reconstruction au parti-pris moderne sans équivoque. Même la trame viaire, sûrement la caractéristique la plus pérenne de l’urbanisme, ne reflète ici nulle part, par la sinuosité des tracés ou l’étroitesse des voiries, un quelconque caractère ancien.
L’analyse croisée de l’imagerie satellite et des informations transmises par les quelques personnes ayant réussi à sortir du pays a permis de réaliser un embryon de cartographie. Se retrouvent ainsi représentés et clairement définis sur les cartes de Google Map les missiles sol-air du régime, des sites de recherche nucléaire et des camps de prisonniers. Le survol de cette dizaine de « kwan-li-so » ainsi mis à jour est glaçant. On y découvre avec ahurissement l’étendue de ces goulags nord-coréens – des dizaines de kilomètres carrés souvent – et leurs infrastructures – baraquements, bâtiments des gardes et des officiels, plaines d’exercice, usines et mines, lieux d’exécution, fosses-communes. Survoler l’immense goulag de Bukchang est très significatif.
Vue du goulag de Bukchang en Corée du Nord (crédits : Google Map)
La co-construction cartographique réalisée par Google avec des internautes et rescapés des camps s’inscrit dans la lignée de plusieurs initiatives similaires menées depuis plusieurs années par les défenseurs des droits humains pour ouvrir une brèche dans l’opacité nord-coréenne.
Ainsi, en 2003, le Comité américain pour les droits humains en Corée du Nord (HRNK) avait identifié sept camps à partir d’images satellites haute-résolution fournies par les satellites QuickBird et IKONOS. Les images étaient ensuite présentées à des survivants. De la confrontation émergeait une carte. La méthode relevait donc du système d’information géographique participatif, dont Open Street Map est devenu la référence publique.
En 2010, l’American Association for the Advancement of Science (AAAS) a suivi la même méthode. Susan Wolfinbarger, un des responsables du projet, précisait : « Amnesty nous a demandé d’analyser les localisations et AAAS a obtenu et observé les images, certaines étant inédites ». Ces clichés ont été commandés à trois entreprises d’imagerie, deux américaines (DigitalGlobe et GeoEye) et une israélienne (ImageSat). Les satellites utilisés ont des résolutions allant de 0,50m pour le satellite World-View 2 de DigitalGlobe à 0,82m pour IKONOS de GeoEye.
Ces initiatives du HRNK et de l’AAAS avaient déjà pu recourir à l’imagerie satellite et aux techniques de cartographie collective pour rendre compte de l’horreur nord-coréenne. Google Earth avec la mise à jour de ses données pour le nord de la péninsule coréenne leur apporte une résonnance médiatique mondiale essentielle.
Ce croisement entre imagerie satellite et connaissances de gens connaisseurs des lieux démontre un potentiel pour la démocratie et pour l’amélioration du cadre de vie extraordinaire, et ceci, pas uniquement dans des contextes aussi difficiles que la Corée du Nord. L’évolution d’un coin parfaitement apaisé du fond des Ardennes pourra aussi profiter d’une utilisation la plus généralisée de ces technologies et méthodes.