Dans la bataille en cours pour le renforcement du processus d’homologation et de surveillance du marché automobile en Europe, les positions sont très tranchées. Le camp « progressiste » comprend la Commission et le Parlement européen, soutenus par la société civile (dont les ONGs d’environnement et les associations de consommateurs). Dans le camp des « passéistes », on trouve le Conseil européen – ou plus exactement certains Etats membres influents qui le composent – avec l’appui, le support, la bénédiction, voire le mandat de l’industrie automobile. Pour comprendre toute l’illégitimité de cette dernière posture, il faut lire le rapport de la Commission d’enquête parlementaire EMIS (emission measurements in the automotive sector – mesure des émissions dans le secteur de l’automobile) et ses recommandations.
Mise en place le 02 mars 2016, la commission d’enquête EMIS s’est réunie 27 fois. Elle a entendu 64 témoins au cours de 47 auditions publiques et a commissionné plusieurs études spécifiques. Le contenu de son rapport est à la hauteur du travail réalisé : les faits sont exposés sans langue de bois, les responsabilités sont clairement établies, avec un vocabulaire précis, distinguant par exemple les faits relevant de la mauvaise gouvernance de ceux relevant de la violation du droit européen. Son rapport et ses recommandations ont été approuvés à une large majorité de ses membres le 28 février 2017, à l’issue d’une année de travail intense, mené en toute transparence.
Les faits
Le rapport dit notamment de manière on ne peut plus claire que :
- les technologies nécessaires au respect des normes d’émissions étaient disponibles lorsque ces normes ont été adoptées (donc, plusieurs années avant leur entrée en vigueur) ; par ailleurs, il existe hors Europe des normes – respectées – qui sont beaucoup plus strictes que celles actuellement en vigueur en Europe ;
- l’impact des émissions excédentaires contribue dans une large mesure aux dépassements des normes de qualité de l’air ambiant par plusieurs Etats membres ;
- l’existence des différences entre émissions officielles et réelles et son influence sur la qualité de l’air, notamment en milieu urbain, étaient connues de la Commission européenne, des autorités compétentes dans les Etats membres et de nombreuses autres parties prenantes depuis au moins 2004-2005 ;
- l’introduction d’une nouvelle procédure de tests en laboratoire (WLTP de son petit nom) plus réaliste que la procédure actuelle (NEDC) a nécessité « un temps extrêmement long », de même que l’adoption de tests en conditions réelles (RDE) ; les délais ont notamment été dus à « la pression constante de l’industrie ».
Etats membres et Commission : des responsabilités partagées
Les responsabilités de la Commission européenne et des Etats membres sont exposées sans fard dans le rapport EMIS. Le cas des comités techniques sur les véhicules à moteur (ou TCMV) est emblématique. Ces comités interviennent dans le cadre de la procédure de comitologie en vertu de laquelle la Commission européenne exerce les pouvoirs d’exécution conférés par le législateur européen, assistée des comités où siègent des représentants des Etats membres[Pr une présentation de la procédure : [http://eur-lex.europa.eu/summary/glossary/comitology.html?locale=fr et http://ec.europa.eu/transparency/regcomitology/index.cfm?do=FAQ.FAQ&CLX=fr#6]]. L’industrie est surreprésentée dans les TCMV (plus de la moitié des membres). Les Etats y prennent parfois des attitudes pro-industrie bien différentes de celles présentées en public. Les comptes rendus des réunions de certains groupes de travail ne sont pas toujours disponibles… La commission d’enquête parlementaire dénonce sans ambiguïté la mauvaise administration dont fait preuve la Commission européenne en la matière.
Avant que le scandale dieselgate n’éclate en septembre 2015, aucune autorité européenne ou nationale n’a mené d’action proactive pour comprendre l’origine des divergences entre émissions réelles et officielles (connues, pour rappel, depuis 2004-2005) – ni a fortiori pour déceler la présence de dispositifs d’invalidation (qui désactivent ou réduisent l’efficacité des systèmes de dépollution). De plus, une fois le scandale publiquement débattu, aucun Etat membre n’a imposé de sanctions financières ou pénales. Lorsque des rappels de véhicules ont eu lieu, ce fut sur initiative des constructeurs, suite à des pressions publiques et/ou politiques. Donc sans aucun contrôle ni aucune maîtrise de la part des autorités publiques. Sur ce plan aussi, le verdict de la Commission EMIS est sans appel : « L’échec des Etats membres à organiser un système de surveillance du marché efficient et fiable constitue une violation de la législation européenne, en particulier pour les Etats membres dont les autorités compétentes ont homologué les véhicules. La vérification de la conformité de la production et de la conformité en service des véhicules légers n’est souvent basée que sur les tests en laboratoire menés dans les locaux des constructeurs automobiles, alors que la législation actuelle n’interdit pas l’utilisation de tests différents ou additionnels. » Par ailleurs, la Commission européenne, « en tant que gardienne des traités », devrait initier des procédures d’infraction envers les Etats membres qui, en dépit des informations disponibles, restent inactifs et ne veillent pas au bon respect du droit européen – ce qui, en la matière, relève pourtant de leurs compétences. Mais aucune procédure n’a été initiée.
Après l’indignation, l’action ?
En septembre de cette année, il y aura deux ans qu’éclatait aux Etats-Unis le scandale VW qui allait s’étendre à toute l’industrie automobile et devenir le « dieselgate ». Le lièvre qu’avait levé l’administration américaine relevait en fait du secret de Polichinelle : les constructeurs automobiles équipent leurs voitures de « dispositifs d’invalidation » qui, en-dehors des conditions d’essais officielles, désactivent ou limitent l’efficacité des systèmes de dépollution. Ceci dans le but d’en augmenter la longévité et de limiter le coût d’utilisation du véhicule. Cette triche, qui n’en est pas une aux yeux des constructeurs, est révélatrice d’une attitude dogmatique qui leur fait regarder comme illégitime et rejeter avec force tout ce qui vient « contraindre leur liberté » de concevoir, construire et vendre ce que bon leur semble.
Les membres de la commission d’enquête parlementaire EMIS ont été – on le serait à moins – indignés par l’étendue du scandale et la gravité des faits qu’ils ont contribué à exposer au grand jour.
La présidente de la commission EMIS, la socialiste belge Kathleen Van Brempt est catégorique : « si la loi avait simplement été mise en œuvre et appliquée, nous n’aurions pas été confrontés à ce scandale. Les Etats membres qui continuent à s’opposer au renforcement de la surveillance du marché au niveau de l’UE doivent arrêter de mettre les pratiques inacceptables de certains constructeurs automobiles au-dessus de l’intérêt des consommateurs et citoyens européens. » Pour le libéral hollandais Gerben-Jan Gerbrandy, co-rapporteur de la commission EMIS, « Il est choquant qu’aussi peu de choses aient changé au niveau des autorités nationales et des constructeurs automobiles dix-huit mois après qu’ait éclaté le scandale. Les autorités italiennes laissent toujours Fiat hors champs et les autorités allemandes n’ont pas encore imposé d’amendes à VW. » [Voir le communiqué de presse de la Commission EMIS : [http://www.europarl.europa.eu/news/en/press-room/20170228IPR64254/car-emissions-meps-adopt-inquiry-conclusions-and-call-for-improving-the-system]]
A l’heure où certains n’hésitent pas à assigner en justice les députés qui font consciencieusement leur travail au sein de Commissions d’enquête, il convient de saluer le formidable travail des députés européens impliqués dans la commission EMIS et de leurs équipes. En espérant qu’au-delà de l’indignation, au-delà des recommandations, les actes suivent.
Dernière minute – la douche froide ?
Le 04 avril dernier, le Parlement européen arrêtait sa position sur la proposition de réforme du système européen d’homologation et de surveillance du marché automobile (ou TAFR pour type approval framework regulation). La majorité des eurodéputés soutenait une série de mesures renforçant la proposition de TAFR de la Commission européenne, dont le pouvoir conféré à celle-ci de contrôler les voitures en utilisation et, en cas d’infraction, de pénaliser les constructeurs automobiles ainsi que les autorités d’homologation nationales impliquées. Bien que refusant l’idée d’une agence européenne de surveillance, les eurodéputés soutenaient également le principe d’audits indépendants des autorités nationales et la mise en place d’une base de données des résultats des tests accessibles aux tiers, ce qui contribuera à accroître la transparence.
Ce 29 mai, le Conseil européen se prononçait à son tour. Hélas ! La lutte féroce menée (entre autres) par l’Allemagne pour préserver son industrie automobile a été payante. Relevons à titre symbolique que le Conseil refuse de rompre le lien financier qui existe entre les constructeurs automobiles et les services techniques qui réalisent les tests des véhicules. Le Conseil estime donc qu’un système dans lequel un sportif rémunère lui-même le laboratoire qui va analyser son échantillon d’urine et dans lequel les laboratoires se livrent concurrence pour offrir aux sportifs les « meilleures services » ne pose aucun problème…
S’il n’était question que de gros sous, on pourrait encore hausser les épaules d’un air désabusé. Mais il s’agit ici de mise en danger de la vie d’autrui : un simple calcul de coin de table suffit à se rendre compte que les émissions excédentaires (dues à la triche des constructeurs menée sous l’œil bienveillant de certains Etats membres) tuent plusieurs milliers de personnes par an en Europe[Voir le calcul de coin de table réalisé dans le cadre de ce billet : [http://www.iew.be/spip.php?article7605]]. Le Conseil européen est-il conscient qu’en adoptant de telles positions il alimente de facto l’euroscepticisme qu’il dénonce par ailleurs ?
Reste à espérer que les parlementaires européens et la Commission camperont fermement sur leurs positions, refusant de céder un pouce de terrain au Conseil. Dans ce contexte, toute dénonciation publique de la position du Conseil européen, tout soutien à la Commission et au Parlement sont évidemment les bienvenus.