Le Décodage de terrain du 26 novembre 2019 a exploré les rues de la ville d’Enghien, en Hainaut. Le thème du jour était la balise n°5 du Stop Béton : le réemploi des matériaux et la restauration des bâtiments. Un des participants, Maxime Gabriel, architecte spécialisé en patrimoine, a rédigé son propre compte-rendu de la visite. Vous trouverez son récit détaillé, après un rappel sur la grille de lecture des huit balises du Stop Béton.
Les 8 balises du Stop Béton
IEW a accumulé une expérience collective de plus de quarante ans dans l’examen des études d’incidences et notices d’évaluation environnementale. Nos associations ont identifié plusieurs paramètres qui, dans ces études comme dans les autorisations, sont généralement sous-estimés ou abordés de manière lacunaire.
Ces aspects doivent devenir, dès aujourd’hui, des balises pour analyser la durabilité de tout projet.
Les huit balises d’IEW permettent à chacun de se saisir de l’objectif « Stop béton ». Elles doivent être utilisées pour améliorer l’adéquation d’un bâtiment existant, d’une voirie existante, au contexte environnemental, économique, culturel et social. C’est un chantier à entreprendre en se servant de ce qui est là, pour développer notre capacité collective à mieux vivre les changements climatiques.
Les huit balises sont :
- l’accessibilité piétonne et en transports en commun
- l’accessibilité aux cyclistes et aux PMR
- l’échelle humaine
- le paysage bâti et non bâti
- le réemploi des matériaux et la restauration des bâtiments
- les aménités existantes
- les activités économiques existantes
- la végétation et les espaces verts en place – les continuités entre espaces naturels
Décodage à Enghien avec IEW – Récit de Maxime Gabriel
« Ce mardi 26 novembre, le rendez-vous a lieu à 10h sur le perron de la gare d’Enghien. Certains arrivent en train, d’autres en voiture, mais un bon nombre habite et vit au sein de la ville. Il s’agit essentiellement de membres de CCATM, de tous horizons professionnels, parmi lesquels quelques élus. C’est donc devant l’édifice ferroviaire historique que débute la journée.
En face de nous, la Rue de la Station et ses habitations essentiellement issues des années 50’-60’. Sur la gauche, on retrouve un petit bâtiment qui accueille le café du chemin de fer. Sa façade délicatement dessinée dans un esprit Belle Époque présente une allure modeste et soignée, à échelle humaine. Dans les prochaines années, le café sera démoli pour laisser place au projet immobilier qu’on observe en construction à l’arrière-plan.
Le fil de la journée sera guidé par la sensibilisation au patrimoine. Celui-ci pouvant être vu dans une ville comme élément bénéfique au cadre de vie, mais également comme opportunité de faire baisser les coûts en énergie grise liés à la construction, en réinvestissant l’existant, plutôt que d’en faire table rase.
Nous avançons dans la Rue de la Station en direction de la Place du Marché. Place triangulaire bordée d’arbres, c’est aujourd’hui – comme dans de nombreuses autres villes – une vaste zone de stationnement un peu anarchique. Tout autour se présentent des maisons aux hauteurs, couleurs et architectures variées. Elles animent joyeusement le paysage urbain. De fonctions et d’époques variées, toutes sont construites sur un alignement qui est demeuré strict à travers les siècles.
A l’entrée de la Rue de Bruxelles, un immeuble d’angle offre une réflexion sur les étages inoccupés. Plus loin, c’est une autre habitation dont le rez-de-chaussée est fermé depuis près de 20 ans qui interpelle : les étages supérieurs en ressaut sont témoins d’une structure bien plus ancienne sous un enduit cimenté du XIXe siècle. A l’une de ses façades, les ancres indiquent qu’une partie du bâtiment date de 1718. Parmi les bâtiments de commerce aux vitrines animées, une autre bâtisse se distingue : la Maison Algoet qui offre une somptueuse façade aux encorbellements successifs (photo en Une de cet article, crédit Adobe Stock).
La rue commerçante se prolonge dans la Rue d’Hérinnes. Une maison de brique du 16e siècle à arcatures côtoie une façade en pierre ‘’de l’époque de Mozart’’. En face, un commerce est venu percer le rez-de-chaussée des façades de deux bâtiments en y surjouant le rôle de sa structure contemporaine. Voisin de celui-ci, un imposant bâtiment se distingue par son allure unique : le soubassement en bossage de pierre calcaire est surmonté d’un ensemble en brique et tuffeau récemment restauré. C’est l’ancien bâtiment de la Justice, qui a perdu sa fonction et n’a pas encore trouvé un nouvel usage.
Le parcours continue avec une réflexion sur les châssis et corniches, trop souvent oubliés comme éléments du patrimoine, et que l’on remplace sitôt que l’occasion se présente par des matériaux contemporains. Pourtant, le savoir-faire des artisans est encore présent aujourd’hui, notamment à travers l’Union des Artisans du Patrimoine (UAP) ; avec peu de moyens, il serait possible de les entretenir et de les maintenir en bon état pour un siècle encore. Lorsqu’ils sont transformés, il devient compliqué, voire maladroit de leur faire retrouver un état d’origine qui a été détruit. Une reconstruction récente se fait remarquer par le traitement de la façade en deux travées de couleurs, comme deux parcelles différentes, qui apporte une échelle plus humaine à l’ensemble des trois appartements en plateau.
Redescendant la Rue de l’Yser, nous nous arrêtons devant une maison tout droit sortie d’un film de Wes Anderson. Sur sa façade en brique et pierre noircie par le temps se côtoient guirlandes florales de style Louis XV et câbles du réseau téléphonique et électrique. A l’avant-plan, un lampadaire allumé en plein jour accompagne la composition. Plus haut dans la rue, se trouve la maison qui accueille les archives de la famille d’Arenberg. En face, un immeuble à appartements récent se distingue par l’intégration de ses loggias, bien adaptées au climat belge, ou encore par le pourtour en pierre de la porte d’entrée, dont la ciselure est réalisée manuellement plutôt que de façon mécanique.
Face aux anciens établissements Desmet (fabrique de glaces et de « chocos » en activité depuis 1913 relocalisée en 1992 dans un parc d’activité proche, le Business Park Station), une maison affiche deux feuilles vertes. Il s’agit d’un avis d’annonce de projet, à distinguer de l’avis d’enquête publique en ce sens que sa durée est de deux semaines au lieu de trente jours, et qu’aucun courrier n’est envoyé dans le voisinage. Cet avis prévient de la démolition prochaine du petit bâtiment qui formait autrefois un seul bien avec l’habitation voisine, comme en témoigne la ligne du toit – un seul faîte couvre les deux maisons.
En continuant la progression, nous passons la frontière linguistique et régionale, pour nous retrouver à Herne / Hérinnes, en Flandre. La mobilité est une affaire complexe à Enghien – autant que son statut de ville à facilités – et ceci pour la bonne raison qu’elle se retrouve coincée entre la frontière avec la Flandre et le domaine historique des ducs d’Arenberg. Au loin nous apercevons un bâtiment de briques et pierre locale sorti d’un autre temps, qui serait un ancien relais de poste. En retournant sur nos pas, nous contemplons le clocher de l’église Saint-Nicolas, récemment restauré, dont les aiguilles du cadran restent immobiles à travers les heures.
Nous parcourons désormais l’ancien quartier des Capucins. A côté des éléments patrimoniaux des XVIIe et XVIIIe siècles qui ont été préservés, les jardins sont remplacés par des constructions neuves. Autrefois, les murs de clôture laissaient déborder la végétation des arbres sur la voirie. Aujourd’hui, la constatation est que le tout devient extrêmement minéral… L’occasion de signaler que c’est pourtant l’omniprésence des jardins et de la verdure qui fait le caractère de notre pays pour l’étranger en visite chez nous, qu’il soit originaire d’Afrique, d’Amérique du Nord ou d’ailleurs. Entre autres typologies d’habitat, nous nous arrêtons devant des petits bâtiments ouvriers de l’ère industrielle qui conservent leur aspect modeste et chaleureux sous un badigeon blanc récemment renouvelé.
Traversant la Rue Montgomery, nous sommes face à l’ancien couvent de Clarisses. Riche d’ornements, il est prétexte à rappeler l’omniprésence des communautés religieuses au sein des villes autrefois. Dans la rue, la lucarne béante d’un bâtiment inoccupé sonne comme un signal d’alerte : à travers les continents, dans toute ville sujette à la pression foncière, cette tactique permet aux investisseurs peu scrupuleux auxquels un permis de démolition serait refusé par les instances (généralement en raison de la valeur patrimoniale du bien) de laisser au fil des années les intempéries pénétrer l’édifice et sa structure. Ces ouvertures le font ainsi dépérir, et finalement l’accord est obtenu pour détruire un bien désormais irrécupérable. On appelle ça la stratégie de pourrissement ou pourrissement intentionnel.
Plus loin, on accède à la cour de l’ancienne école Saint-Augustin, désormais convertie en appartements, par un large portail pratiqué récemment dont l’intégration architecturale nous paraît douteuse. On y admire le chevet de l’ancienne chapelle de l’école, mélangeant architecture gothique du XVIe siècle et baroque du XVIIe siècle. Sa stabilité est subitement devenue compromise ces dernières années, risquant d’entraîner l’effondrement définitif du monument classé.
Arrivés sur la Grand Place, le regard parcourt l’Église Saint-Nicolas, tentant de comprendre cet édifice riche de ses extensions successives. En s’engageant dans l’Avenue Albert Ier, nous gagnons un petit restaurant. A une vingtaine autour de la table pour dîner, les discussions vont bon train, tandis que les assiettes et verres se vident.
La suite de la journée commence dans le parc. Contournant la chapelle castrale, l’un des derniers vestiges du château d’origine, nous longeons le miroir d’eau, puis apercevons au loin le Pavillon des Sept Étoiles ; quelques mots discourent sur son caractère baroque, la mythologie et les loisirs qu’il incarnait au milieu du XVIIe siècle. Nous nous arrêtons devant le château Empain, construit dans le goût de son époque en 1913, et ses parterres aux anecdotes croustillantes avant de nous retourner pour embrasser d’un regard le panorama qui s’offre à nous. On contemple les anciennes écuries du château actuellement en rénovation et à droite la chapelle castrale qui se distingue à travers un bosquet d’arbres ; à l’arrière-plan, les toitures de la ville semblent presque toutes être restées telles qu’il y a trois cents ans, tandis que pointant vers le ciel, la flèche de l’église domine la composition. La montre nous indique qu’il ne sera pas possible de parcourir plus amplement le parc. Attraction suffisante pour justifier une excursion en d’autres moments de l’année, l’invitation nous est faite d’y revenir plus tard.
Nous redescendons à présent par la Rue du Château. Entre autres bâtiments historiques à la restauration soignée, nous retrouvons la porte originelle d’accès au domaine. Plus loin, nous longeons l’ancien béguinage, réhabilité ces deux dernières décennies par de nouvelles constructions.
Au bas de la Rue de la Fontaine, se trouvent de très petites maisons du début du XVIIIe siècle, une cité-jardin d’après-guerre entourée de haies et de parterres, et une imposante résidence-service contemporaine de 22 appartements. Par une étroite ruelle, nous arrivons sur le Boulevard d’Arenberg qui longe la Dodane. La Dodane, c’est ce plan d’eau qui fut autrefois fossé défensif en bord des remparts, avant de devenir un canal visant à magnifier l’entrée de la ville et à faire circuler l’eau des plans d’eau du parc. Quelques mots portent sur le patrimoine ancien situé au-delà de l’ancienne enceinte, que nous n’aurons pas l’opportunité de découvrir aujourd’hui. Remontant la Rue Montgomery, une halte est faite à la maison Jonathas, aujourd’hui centre culturel, maintes fois reconstruite sur elle-même depuis le XIIe siècle.
Par la Rue Pennebecq, puis l’Avenue Reine Astrid, nous rejoignons le Sentier Saint-Gérard, allant rechercher la gare sur une voirie exclusivement piétonne. Nous retrouvons le bâtiment du café du chemin de fer qui l’avoisine depuis la fin du XIXe siècle et qui aura disparu dans les prochaines années.
Tout au long de la journée, nous aurons donc vu comment une ville possédant un tel patrimoine architectural et urbanistique tente de le préserver, de le mettre en valeur, tout en étant contrainte par la pression foncière résultant de sa position géographique. Un équilibre qui n’est pas toujours facile à atteindre, mais qui se défend autant qu’ailleurs, par l’intérêt des personnes dévouées à sa cause et impliquées à différents niveaux d’action. »
NB : Sauf indication contraire, les photographies illustrant cet article sont de Hélène Ancion.