« Votre discours est (franchement, honteusement, farouchement, désespérément) moralisateur ! ». Voilà, déclinée de nombreuses façons et formulée par des acteurs variés, une critique régulièrement adressée à tout qui est amené à présenter publiquement une analyse lucide des incidences environnementales et sociales de notre modèle de mobilité et à défendre les solutions susceptibles d’y porter remède. En tant que chargé de mission mobilité de la Fédération Inter-Environnement Wallonie depuis bientôt dix ans, je suis, en toute logique, plus ou moins régulièrement confronté à cette « attaque ». Elle survient classiquement lorsque, faute d’argument rationnel à opposer au message environnemental, l’interlocuteur change unilatéralement de registre en passant de celui des faits à celui des valeurs. Ce faisant, il rompt les règles élémentaires de la discussion argumentée. Pourquoi ? Probablement pour mettre fin à une situation mentale inconfortable qui obligerait à reconnaître un écart important entre un constat objectif en grande contradiction avec une pratique quotidienne bien ancrée, voire valorisée. Cette dissonnance cognitive doit être réduite et un moyen simple à défaut d’être correct consiste donc à (consciemment ou non) jeter le discrédit sur le messager (conformément à la bonne vieille technique sophistique de l’attaque ad hominem). Celle ou celui qui condamne de la sorte a tout dit : « le débat est clos ! » On ne discute pas avec un moralisateur… Et il évacue ainsi l’inconfort mental plus ou moins profond généré par la situation.
Cette parade est évidemment déstabilisante, et, pour y faire face, la tendance est de rentrer dans le jeu de l’adversaire, de s’interroger : « comment donc, sans trahir le message environnemental, l’adapter pour être moins moralisateur ? »
Une nième « mise au pilori » m’a amené à prendre un peu de recul, le temps d’une réflexion sur cette technique d’évitement par l’attaque.
La première étape de cette réflexion porte sur l’utilisation du terme « moralisateur » comme qualification négative ou péjorative. Ou, dit autrement, est-ce un défaut d’être moralisateur ?
Moralisateur. « qui donne des leçons de morale », selon le dictionnaire. Morale : « ensemble des règles d’action et des valeurs qui fonctionnent comme normes dans une société ». Etre moralisateur, c’est donc rappeler l’existence des devoirs, interdits et valeurs qui sont en vigueur dans notre société et qui permettent aux humains qui la composent de vivre ensemble. On fait donc bien de la morale lorsqu’on soutient que le respect de nos contemporains (ici et ailleurs) et des générations futures imposent de revoir nos pratiques de mobilité, ceci sur base du constat que les incidences environnementales et sociales de l’actuel système de mobilité sont insoutenables.
Curieusement, certains messages obéissant à une logique similaire ne sont pas qualifiés (ou plutôt disqualifiés) de « moralisateurs ». Incitez, sur base des statistiques d’accidentologie, un parterre à ne pas commettre d’excès de vitesse et à ne pas conduire en état d’ivresse : même si certains n’en pensent pas moins (et vous traiteront in petto d’emmerdeur), personne n’osera dire que vous êtes moralisateur. Nul n’oserait réfuter que « L’automobiliste imprudent n’est pas seulement dangereux, il est aussi – par le peu de cas qu’il fait de la vie d’autrui – moralement condamnable[[André Comte-Sponville, Petit traité des grandes vertus]] ». Et comme peu de gens, à tort ou à raison, s’estiment être un automobiliste imprudent, beaucoup sont d’accord avec l’affirmation et ne se sentiront pas « attaqués » par les faits.
Ainsi, il serait admis – ou du moins toléré – de tenir, sur certains sujets, un discours moral, tandis qu’il deviendrait intolérable de « moraliser » à propos d’autres thèmes. Dont celui de l’usage que nous faisons des modes de transport les plus polluants. Pourquoi donc ?
En tentant d’introduire un peu de morale dans les habitudes de mobilité, on met en évidence le fait que l’on touche à ce qui est devenu un tabou, un « intouchable » socialement valorisé. Celui que, patiemment, l’industrie automobile a bâti au long du vingtième siècle – et qu’elle continue d’entretenir avec un soin minutieux : la voiture. D’où l’existence de nombreuses représentations – engendrant autant de blocages individuels et sociétaux – identifiés par les psychologues et sociologues. La voiture est ainsi vécue par certains comme leur dernier espace de liberté, elle est pour d’autres un objet d’affirmation de soi, elle peut servir à exprimer notre culte de la vitesse, elle constitue souvent un signe extérieur de réussite professionnelle et, chez certains individus machistes, la voiture est clairement un symbole phallique. L’émotion, et non la raison, prévaut donc en la matière. Ces représentations conduisent plus naturellement, pour leur défense, à l’emploi de la sophistique qu’à l’argumentation raisonnée. Et la distortion atteint son comble quand on en arrive à dire qu’il n’est pas acceptable de toucher à ces valeurs attachées à la voiture et que le faire vous ravalerait au rang de moralisateur rétrograde.
Est-ce à dire qu’il faut accepter ces règles du jeu, tenter de se placer sur le terrain émotionnel, ménager le tabou et donc s’interdire tout discours moral ?
Le philosophe André Comte-Sponville nous met habilement sur la voie de la réflexion : « Tu veux savoir si telle ou telle action est bonne ou condamnable ? Demande-toi ce qui se passerait si tout le monde se comportait comme toi [[André Comte-Sponville, Pensées sur la morale]]» . Si le taux de motorisation de l’humanité (7 milliards d’êtres humains à la grosse louche) était égal à celui existant dans notre pays (soit une voiture pour 2,06 habitants), le parc automobile mondial frôlerait les 3,5 milliards d’unités (au lieu de 0,8). Si le kilométrage de ces voitures était le même que celui des voitures belges (en arrondissant, 15.000 km/an en moyenne), 52.500 milliards de km seraient roulés chaque année (soit 350.930 fois la distance Terre-Soleil ou encore 5,55 années-lumière), ce qui générerait (compte tenu du cycle de vie total des véhicules) environ 11 milliards de tonnes de CO2, soit environ ce que la planète pourrait supporter (et qui se monte à plus ou moins 12 GtCO2) sans dommage de la part de l’humanité (qui ne pourrait dès lors plus se chauffer, se nourrir, … sans mettre en jeu sa propre survie). Ceci pour la seule dimension « climat » du problème.
Revenons donc à l’interrogation de départ : est-il vraiment inconvenant d’être moralisateur, soit de donner des leçons (ou du moins des conseils) de morale ? Est-il interdit, dans nos sociétés, d’être moral ? La morale, qui était un grand mot, serait-elle devenue un gros mot ? Dans l’ordre actuel des choses, la réponse est oui, trois fois oui, malheureusement. « Triste époque, qui supprime les grands mots pour ne pas voir sa propre petitesse ![[André Comte-Sponville, Petit traité des grandes vertus]]»
Raison s’il n’en fallait qu’une pour porter partout où cela est possible un discours moral. Mais, c’est peut-être là une solution, en l’assumant pleinement, en l’annonçant clairement : « Mesdames et Messieurs, je me place ici sur un plan moral : le respect des valeurs sur lesquelles sont fondées nos sociétés et qui leur permettent de fonctionner harmonieusement impose de revoir fondamentalement nos comportements individuels et collectifs en matière de mobilité ».
Moi, moralisateur ? Dorénavant, oui, et ouvertement !
Ceci étant éclairci et affirmé, un moyen complémentaire de se dégager de la (pseudo)impasse dans laquelle le changement de registre (le saut du factuel au moral) a tenté de nous coincer est de calmement indiquer à notre interlocuteur ce qu’il est en train de faire : « je conçois parfaitement qu’il soit difficile d’accepter des faits pourtant scientifiquement établis quand ceux-ci remettent en question un comportement que je me vois mal abandonner, notamment du fait qu’il me valorise. Changer est pourtant un impératif moral. Revenons sur le terrain des faits et imaginons les solutions !! ».
OK, c’est plus facile à dire qu’à faire, mais, avons-nous vraiment le choix ? Et très clairement, la facilité sera de moins en moins de ce monde.
L’auteur remercie Alain Geerts pour sa relecture attentive et ses propositions.