Nous mettons beaucoup d’énergie à analyser avec un regard critique nos actions individuelles et collectives, pour proposer des alternatives plus respectueuses de notre Terre. C’est un travail essentiel. Il m’apparaît pourtant de plus en plus important de réfléchir également à « comment nous faisons ensemble », à la gouvernance pour utiliser un « gros » mot. Comment fonctionnent nos organisations ? Quel est notre rapport à l’autorité, au pouvoir ? Quels types de relations entretenons-nous les uns avec les autres dans nos organisations? Sont-elles plutôt coopératives ou compétitives ?
Dans son livre « Reinventing organizations », devenu un best-seller, Frédéric Laloux explique, travaux scientifiques à l’appui, que de nouveaux modèles d’organisation ont émergé successivement au cours de l’histoire de l’humanité. L’humanité s’est développé par étape, comme autant de bonds en avant. « Chaque basculement vers un nouveau stade de conscience a ouvert la porte à une étape totalement nouvelle de l’histoire humaine : dans la société (des hordes familiales aux tributs puis aux empires et aux Etats nations), dans l’économie (de la cueillette à l’horticulture, à l’agriculture et à l’industrialisation), dans les structures de pouvoir et le rôle de la religion. […] A chaque nouvelle étape de la conscience a correspondu une avancée radicale de notre capacité à travailler les uns avec les autres, qui a donné naissance à un nouveau modèle d’organisation. Le modèle que nous connaissons aujourd’hui n’est rien d’autre que l’expression de notre vision actuelle du monde, de notre stade développement actuel.1 » Oui, une autre manière de « faire ensemble » est possible. Elle est même déjà en train d’émerger, comme le montre Frédéric Laloux.
Mais pourquoi donc changer ? Différents modèles d’organisation cohabitent dans notre société. Le modèle, le plus représentatif de notre époque, est le modèle du stade dit « orange ». C’est celui de la majorité de nos entreprises. Frédéric Laloux explique que ces organisations ont apporté trois révolutions majeures : l’innovation, la responsabilité (le management fixe les objectifs, les employés sont responsables de la manière de les atteindre), la méritocratie (la promotion se fait sur base des talents, du mérite). Mais il y a aussi le revers de la médaille. La course à l’innovation pousse ces entreprises à créer sans cesse des nouveaux besoins, mettant en danger les ressources de notre planète. « Nous sommes arrivés à un point où nous cherchons souvent la croissance pour la croissance, pathologie que la médecine appellerait tout simplement un cancer. »2 Quand le seul critère de réussite est l’argent, ces organisations engendrent aussi une perte de sens pour ceux qui y travaillent, observable dans le secteur des soins de santé notamment. La vidéo « Introduction à la gouvernance partagée » réalisée par l’Université du Nous et les Colibris, relève également que le système hiérarchique implique un rapport de force dominant/dominé qui exacerbe nos réflexes compétitifs plutôt que notre capacité à coopérer. Le pouvoir est pour les uns un graal à atteindre pour réussir et exister, pour d’autres un mal à bannir car entraînant la domination des plus forts sur les plus faibles. Enfin, ces organisations pyramidales sont peu adaptées pour faire face à notre monde de plus en plus complexe. Les quelques personnes au sommet de ces organisation ne sont plus à même de traiter la masse d’information croissante. Et le management avec des plans stratégiques à 3 ou 5 ans perd de son efficacité dans un monde en mutation constante.
Philippe Eynaud3, interviewé par Quentin Mortier de SAW-B, attire l’attention sur l’utilisation croissante des outils de gestions issus des entreprises marchandes par le secteur de l’économie sociale et solidaire. « La gestion » est souvent vue comme un outil universel et neutre. On comprend avec Frédéric Laloux qu’il n’en est rien. Les outils des gestions s’ancrent dans une certaine vision du monde et la mettent en œuvre ! « C’est un peu comme un cheval de Troie : on vous laisse la gestion en partage… sauf que, une fois qu’elle est là, elle va modifier l’organisation.4 » Philippe Eynaud invite aussi les organisations de l’économie social et solidaire à mettre en place une gestion solidaire, qui soit une « action collective partagée, co-construite et démocratique » et ancrée dans un territoire.
Notre humanité a besoin d’un bond en avant vers un nouveau niveau de conscience : de la maximisation de notre satisfaction personnelle à la conscience de faire partie de notre système Terre. C’est le voyage proposé par la Théorie U5 pour passer de la conscience de « l’ego-système à l’éco-système ». C’est aussi la philosophie à la base de la Théorie du Donut de Kate Raworth6 et l’invitation de Philippe Eynaud à mettre en place une gestion solidaire. Ce voyage vers une conscience élargie et plus complexe de notre monde est à la foi une aventure personnelle et collective. Frédéric Laloux a étudié de près 12 organisations qui se sont structurées avec cette nouvelle vision du monde. Elles expérimentent des façons nouvelles, on peut même dire renversantes, de travailler ensemble. Ces organisations appelées « Opale » se caractérisent, pour Laloux, par trois avancées majeures :
- l’autogouvernance : ces organisations fonctionnent efficacement d’égal à égal sans hiérarchie ;
- l’affirmation de soi : les travailleurs sont invités à venir au travail avec toute leur humanité : leurs émotions, leurs intuitions, leur dimension spirituelle etc ;
- la raison d’être évolutive: au lieu d’essayer de prévoir et de maîtriser l’avenir, ces organisations invitent leurs collaborateurs à écouter et comprendre à quelle finalité elles entendent répondre.
Alors, on change ?
- F. Laloux, 2015, Reinventing organizations. Vers des communautés de travail inspirées, Editions Diatenio, pp. 37-38. Voir aussi son site internet https://www.reinventingorganizations.com/ et son incroyable série de vidéos pour réinventer son organisation sur https://thejourney.reinventingorganizations.com/accueil.html
- Ibidem, p 57.
- Quentin Mortier, avril 2020 « Une autre gestion est possible ! Discussion avec Philippe Eynaud », une analyse de SAW-B
- Ibidem, p.2
- Voir aussi Cécile de Schoutheete, mai 2020« Se réinventer avec la Théorie U : une interview de Vincent De Waele »
- Voir aussi Anne Thibaut, février et mars 2020,« Développement durable ? Décroissance ? Et si on parlait de Donut ? » et « Revoir l’économie en profondeur grâce au Donut ! (partie 2) »