La Convention européenne, ratifiée par la Wallonie en 2001 définit le paysage comme « une partie de territoire telle que perçue par les populations dont le caractère résulte de l’action de facteurs naturels et/ou de l’action humaine et de leurs interrelations ». Mais comment les citoyens wallons vivent-ils, ressentent-ils effectivement ces mutations paysagères parfois brutales, parfois légères, qui bouleversent la signification des lieux de vie en modifiant leur matérialité, leurs fonctions, leur identité ?
L’Observatoire citoyen du paysage, mis en place par la fédération Inter-Environnement Wallonie apporte quelques pistes de réponse à ces questions. Pour rappel, ce projet lancé il y a deux ans invite les participants à « adopter » des paysages de leur environnement, sélectionnés selon certains critères (paysage soumis à pression, paysage représentatif, paysages beau, laid…) et à suivre leur mutation via une veille photographique saisonnière. La démarche permet d’observer et analyser les changements survenus, d’en étudier le pourquoi et le comment, de se les approprier et/ou d’en faire une critique argumentée.
Il s’agit bien ici d’approcher spontanément le paysage. Comme le dit Daniel Bodson, sociologue de la ruralité et partenaire du projet, « le rapport que nous avons à l’environnement qui nous entoure est éminemment subjectif. Cet Observatoire est donc une porte d’entrée intéressante pour interroger les perceptions citoyennes ».
A ce jour, une centaine de paysages sont suivis par des particuliers et des collectifs, aux quatre coins de la Wallonie. Les motivations qui conduisent les uns et les autres à s’inscrire dans la démarche sont multiples et variées : sentimentales (ex : souvenir associé à un paysage), militantes (opposition à un projet d’aménagement), touristiques (promotion d’un site), environnementales (intérêt biologique d’un paysage), etc.
Plusieurs grandes tendances se dégagent, à ce stade du projet, quant aux relations que les participants (environ 200 wallons représentés) entretiennent avec leurs paysages.
Une vision esthétisante
Le critère de choix d’adoption de paysages majoritairement retenu par les citoyens est le « beau ». Quand on parle de paysage, on évoque en effet rarement des vues que l’on considère comme laides. Les paysages considérés comme beaux sont souvent caractérisés par des vues ouvertes et aérées sur la nature et les champs. Ils renvoient aux peintures paysagères du 19ème siècle, aux compositions du registre bucolique. C’est le mythe de la nature originelle et éternelle, une vision marquée par le romantisme. Les codes utilisés sont ceux d’une peinture « réussie » (harmonie, variété, équilibre entre les éléments bâtis, végétaux, etc.). Et pourtant, exprimait un participant lors d’une rencontre autour de l’Observatoire, un paysage industriel peut être beau lui aussi. Beau dans le sens de « captivant », « impressionnant ».
Mais au fond, qu’est-ce que cela signifie, « trouver beau un paysage » ? Pour Daniel Bodson, le « beau », c’est le partage d’une esthétique commune, dans le registre du sensible. Une subjectivité collective.
Les mots utilisés pour qualifier ces beaux paysages font régulièrement référence au bien-être, au ressourcement et au rêve : sérénité, quiétude, vert, naturel, nostalgie, onirique, paisible, calme, retraite, etc. Des lieux à l’écart de la compétition, des conflits, de l’agitation, du brouhaha, de la vie sociale. D’ailleurs, la vie est peu présente sur les photos : pas d’humains, pas d’animaux ou très peu, pas de véhicules. C’est comme si, dès qu’on parlait de paysage, il fallait qu’on se retrouve en face de quelque chose de vierge, de presque irréel. Les paysages beaux sont perçus comme des paysages « à ne pas toucher ». Lors d’un atelier, un participant soulevait même la question suivante : on parle ici de perceptions de la vie, alors pourquoi l’homme est-il presque toujours absent de ces paysages ?
On retrouve cependant, dans les rares paysages urbains adoptés, cet aspect « social », « humain » généralement absent des paysages ruraux, de nature, considérés comme beaux.
Cela a toujours été ainsi…
Cet Observatoire, lieu d’expression citoyenne, témoigne également de l’inquiétude exprimée par de nombreux wallons face aux mutations paysagères dont ils sont les témoins. Beaucoup de participants adoptent des paysages qui, selon eux, subissent une pression, d’origine anthropique ou naturelle, perçue le plus souvent comme une menace mais parfois aussi comme une opportunité. Parmi les pressions les plus souvent citées, on retrouve l’extension de l’habitat en zone rurale (lotissements), le développement des infrastructures routières et les projets de l’industrie extractive.
La peur et parfois même un certain désespoir occasionnés par ces chantiers transparaît dans le vocabulaire utilisé pour dénoncer ces « atteintes » au paysage : village défiguré, paysage en péril, triste réalité, crainte du lotissement, méga-projet, ruisseau souillé, désolement, risque de construction, nuisances visuelles, quartier éventré, horribles panneaux, coup de poing dans le paysage, etc.
Il ressort de ces expressions que le rapport à l’espace est déterminé essentiellement par la vue. On peut également souligner une tendance à la dramatisation dans le discours tenu par les participants, une sorte d’allusion au chaos.
Si certaines craintes et/ou oppositions sont argumentées et réfléchies, d’autres réactions émanent d’une vision conservatrice du paysage : cela a toujours été ainsi, il n’y a donc aucune raison pour que ça change. Or le paysage n’est-il pas, par excellence, en mouvement perpétuel ?
Si l’on prend conscience des facteurs matériels et culturels qui marquent cette évolution constante (moyens de transports et de communication, enjeux énergétiques, rapports de force, valeurs dominantes etc.), on ne considère plus le paysage comme un donné naturel a priori, mais bien comme quelque chose de construit. Ce qui permet de passer du « cela a toujours été ainsi » à « le paysage est le résultat de… et donc nous, citoyens, avons une capacité à…».
Certains citoyens privilégient cette attitude proactive et positive par rapport à l’évolution de leur cadre de vie. Au lieu de s’opposer, par principe, à tout projet d‘aménagement qui porterait atteinte à leur environnement, ils essaient, au contraire, de s’inscrire dans une démarche constructive, en proposant des pistes de solution durables qui tiennent compte des intérêts des différents acteurs impliqués dans le projet. Le travail réalisé par l’asbl Vesdre Avenir, face au projet de centre commercial au centre de Verviers en est une bonne illustration. Car la difficulté, dans ces projets de lotissements, de centres commerciaux et autre, c’est que l’on se retrouve en présence d’acteurs différents (promoteur, citoyens, touristes, politiques, etc.) qui ont des objectifs différents et un rapport à l’espace différent. Comme le souligne Daniel Bodson, il faut permettre aux citoyens de mettre en avant un rapport à l’espace qui n’est pas le rapport à l’espace du marché. Pour la logique du marché, le paysage est une marchandise. Pour le citoyen, le paysage est un bien commun.
Etre acteur de son paysage, c’est donc aussi faire preuve de vigilance, au niveau local, tout en privilégiant une approche constructive et soucieuse de la collectivité.
Multiplicité de paysages et de regards
Dans un paysage, quel est le rôle de celui qui regarde ? Prenons l’exemple des éoliennes : pour certains, celles-ci n’ont, la plupart du temps, pas leur place dans le paysage wallon. Pour d’autres, elles sont plus dérangeantes que les pylônes électriques parce que d’une part, le mouvement des pales attire plus l’attention, et d’autre part l’½il est plus habitué à la présence des pylônes. Pour d’autres encore, les éoliennes n’écrasent pas le paysage environnant quand on les voit avec un peu de recul. Enfin, certains pensent aussi que les éoliennes peuvent s’intégrer à merveille dans un paysage agricole sans relief.
Nous attribuons aux paysages des sens différents en fonction de notre condition, notre histoire, notre position sociale et notre système de valeur.
Un participant de l’Observatoire a choisi d’adopter un paysage de terril en évolution, dans la région de La Louvière. Il explique son choix de la manière suivante : présenter l’évolution de l’exploitation du terril et de sa future réaffectation. Cela nous indique un changement dans la perception de l’élément matériel « terril », longtemps mal considéré, associé à l’histoire lourde des charbonnages. Aujourd’hui, le terril apparaît comme un lieu de renaissance, à potentiel positif.
De nombreux participants à l’observatoire ont adopté des paysages qu’ils considèrent comme « identitaires ». Ce mot contient généralement deux notions : l’identité du lieu (présenter un paysage emblématique de ma région, un lieu typique du village, etc.) et la nature du rapport que l’observateur entretient avec le paysage, sur le mode de l’appartenance (ce paysage est en moi, c’est chez moi, je baigne dedans, il fait partie de mon quotidien, j’aime ma ville, etc.).
Des citoyens sentinelles du paysage
L’Observatoire citoyen du paysage est donc un outil qui assure une certaine vigilance par rapport à ce que le paysage traduit comme vision sociétale, à la manière dont les rapports de pouvoir sont appliqués dans l’espace (enjeux, dissymétries de pouvoir et valeur qui sont derrière celles-ci).
L’objectif est bien de partir d’une démarche subjective individuelle, accessible à tous, pour passer à une vision citoyenne.
Le suivi photographique et les activités organisées dans le cadre de ce projet (conférences-débats, journées d’interprétation paysagère, expositions, rencontres entre participants, ateliers) encouragent les citoyens à devenir des artisans du paysage conscients et responsables en favorisant l’émergence d’une critique constructive et argumentée sur la dimension paysagère de différents projets.
N’hésitez pas à vous joindre à cette expérience unique ! Tous les renseignements sur le site de l’Observatoire.