Vous auriez dû trouver ici une évocation de ma lecture critique, forcément critique, de la sentence mise en livre par l’(ex) Vert français, François de Rugy : « Ecologie ou gauchisme, il faut choisir ! »[[Editions de l’Archipel, août 2015]]
Vous auriez dû, mais l’actualité et mon sentimentalisme en ont décidé autrement. Il m’est en effet impossible – et je n’ai d’ailleurs nulle envie – d’ironiser sur l’ego des écolos hexagonaux ou de disserter sur le concept d’ « écologie réformatrice » alors que je rage et fulmine des derniers accommodements européens face à la « crise des migrants ».
Alors, c’est ça, « l’Europe » ? Une entité politique déshumanisée qui marchande le devenir d’hommes, femmes et enfants en détresse ? Un amalgame instable de gouvernements hétérogènes exclusivement unis par leur peur d’oser l’accueil et la générosité ? Une créature sans âme dont les 28 membres désynchronisés ne servent qu’à agripper des marchés ?
En dealant avec la Turquie la gestion des réfugiés qui sollicitent son asile, l’Union ne témoigne pas seulement d’une lâcheté crasse, elle abdique également sa dignité et piétine son peu d’honneur.
Ce deal est lâche car il achète et externalise une solution que les pays européens seraient parfaitement en mesure de mettre en œuvre pour peu qu’ils en aient la volonté.
Qui peut croire un instant que ce qui constitue la première zone économique mondiale ne saurait assumer la prise en charge de ces réfugiés – fussent-ils des centaines de milliers voire quelques millions – et que cet afflux menacerait l’équilibre d’une population supérieure à cinq cent millions d’habitants ?
Ce deal est indigne car il réduit ces êtres humains en quête de sécurité à des objets de marchandage.
« Si tu me reprends celui-ci, je te débarrasse de celle-là. » En est-on vraiment réduit à ces procédés de marché aux bestiaux où on négocie le nombre de têtes ? N’y a-t-il réellement d’autre choix que de renoncer à toute compassion en renvoyant à la case départ des demandeurs d’asile légitimes mais coupables d’être entrés en Europe par des voies qui, si elles sont illégales, s’apparentèrent surtout pour eux à une roulette russe ?
Ce deal est un déshonneur car l’Europe y sacrifie sa souveraineté et s’offre en victime consentante du chantage qu’exerce sur elle un candidat à l’adhésion plusieurs fois retoqué.
Comment justifier que la Turquie se voie accorder l’ouverture de cinq nouveaux chapitres des négociations de son adhésion à l’Union alors que sa non-reconnaissance d’un Etat membre – Chypre –, son non-respect de la liberté de la presse et ses manquements chroniques aux droits de l’Homme l’interdisent de facto ? Sans doute ces tares sont-elles trop lourdes pour que le processus puisse aller jusqu’à son terme et, sans doute, le pouvoir turc lui-même ne voit-il là qu’une manière d’humilier ceux qui lui refusent l’accès… tout en bénéficiant des aides liées à ces nouveaux chapitres. Qu’importe : quoi qu’il advienne ensuite, le mal sera fait et l’honneur à jamais bafoué.
Mais ce n’est pas tout. Ce deal est aussi abject, et à double titre.
Abject, car il place au centre du jeu un pays qui en bafoue insolemment les règles.
Le soutien plus ou moins direct de la Turquie à divers groupes islamistes actifs en Syrie est en effet une réalité que seul le gouvernement d’Ankara ose encore nier, ce qu’il ne prend même plus la peine de faire pour ses attaques répétées contre les Kurdes qui constituent pourtant le principal – et parfois unique – rempart face à Daesh. Ces pratiques contribuent à l’enlisement du conflit… et à la « création » des réfugiés mais, loin de s’en offusquer et de les dénoncer, l’Europe absout la coupable et en arrive à la rétribuer pour circonscrire un sinistre qu’elle entretient par ailleurs.
Abject aussi en ce qu’il délègue aux autorités turques le pouvoir de décider qui bénéficie ou non du statut de réfugié, qui pourra ou non accéder à « l’eldorado » européen.
La cession, même partielle, de pareille prérogative à un pays tiers constitue en soi une aberration mais quand ledit pays se révèle en outre être juge et partie, on bascule dans l’irresponsabilité absolue tant il est évident que l’indispensable impartialité dans le traitement des demandes ne pourra être que bafouée. Un réfugié kurde syrien aura plus de chances de recevoir un aller simple vers une geôle turque qu’un visa à destination de l’Union.
Et ce serait donc, ça, l’Europe et ses sacro-saintes « valeurs » ?
Oh, bien sûr, « ce n’est pas si simple ».
Bien sûr, accueillir dignement ces réfugiés sur le sol européen demanderait des investissements financiers et humains ainsi qu’une logistique considérables. Considérables, mais pas impossibles à mobiliser… pour autant que la volonté soit forte, qu’on se donne les moyens de l’efficacité et qu’on ne fasse pas reposer le poids des opérations sur un pays que l’on a par ailleurs rendu exsangue.
Bien sûr, pareille démarche se heurterait au rejet instinctif d’une part non négligeable des populations locales. Mais un minimum de courage politique permettrait de traverser la tempête pour retrouver des flots apaisés autorisant de naviguer vers un consensus. Il faudrait certes que chacun fasse un geste, un pas, des concessions, sans doute même des sacrifices pour que la répartition des efforts entre les Etats membres soit équitable et supportable mais il n’y a là rien qui résisterait à une réelle volonté d’aboutir.
Bien sûr, cela n’aurait pas été facile mais une autre solution aurait été possible…si derrière la « plus grande zone économique mondiale » l’Europe avait proposé autre chose qu’une union de papier. Malheureusement, ladite Europe n’est aujourd’hui qu’une forteresse commune à l’ombre de laquelle se recroquevillent et s’enkystent des intérêts particuliers.
Il n’est pas question de sombrer dans l’angélisme. Qui sait, peut-être que les choses auraient mal tourné…
Peut-être qu’au bout de l’effort, après avoir essayé l’accueil et la solidarité il aurait fallu se résoudre à un constat d’échec.
Peut-être que la cohabitation et l’intégration n’auraient pas partout été ce qu’on en rêvait.
Peut-être que des mesures restrictives se seraient en fin de compte imposées. Mais pas celles-là, pas comme ça.
Aujourd’hui, j’ai honte d’être « européen ». Une honte identique à celle éprouvée il y a quelques mois lorsque cette même Europe désincarnée humilia le peuple grec en méprisant ses choix et lui imposant une austérité synonyme de misère.
Si c’est ça, l’Europe, alors c’est « pas en mon nom ».