« Je vais avoir, moi, un projet agricole alternatif : je vais aller m’installer dans votre salon et puis je vais dire “C’est un projet agricole alternatif…”. »
Il avait les nerfs, Jupiter Macron, l’autre soir à la télé ![[Interview du Président français par Edwy Plenel et Jean-Jacques Bourdin le dimanche 15 avril 2018 sur BFM-TV, disponible dans son intégralité www.bfmtv.com]] Cela faisait un petit moment déjà que ce gaucho de Plenel frétillait de la moustache aux sourcils en lui cherchant des crosses au sujet de l’évacuation de la ZAD de Notre-Dame-des-Landes et ça commençait sérieusement à lui miner la sérénité. Le fâcheux se montrait hermétique à une argumentation pédagogique ? Très bien. Il allait lui expliquer les choses différemment.
« Je vais avoir, moi, un projet agricole alternatif : je vais aller m’installer dans votre salon et puis je vais dire “C’est un projet agricole alternatif…” . Voyez-vous, je sais juste une chose : occuper illégalement le domaine public, quand il n’y a plus aucune raison, ce n’est pas l’ordre républicain. Et pour nos concitoyens les plus modestes, le retraité, la personne qui paye ses impôts, qui paye pour avoir une maison, qui s’est acheté sa maison ou qui paye son loyer, qui paye dignement ses impôts, l’agriculteur qui paye ses terres… vous pensez que je peux aller maintenant expliquer : “Il y a des gens qui ont une idée formidable, une idée fumeuse : ils ne payent pas les terres, ils ne se conforment à aucune règle, ils produisent du lait sans aucune règle, les règles de santé publique, ce n’est pas les leurs. Ils ont un projet alternatif, c’est formidable : on ne paye plus rien, il n’y a plus de règles !” Je peux les regarder en face ? Je leur dis ça ? Vous n’êtes pas sérieux, Monsieur Plenel. »
Soyons francs : il apparaît difficile de donner tort à Sa Majesté présidentielle… Si nous faisons fi de nos sympathies et partis pris pour poser un regard objectif sur les événements qui secouent la ZAD – Zone d’Aménagement Différé devenue Zone A Défendre – depuis une dizaine de jours, force est en effet d’admettre que l’évacuation en cours n’a rien d’une forfaiture. On peut considérer que c’est pas beau, pas bien, voire même moralement dégueulasse mais il n’en reste pas moins que l’opération s’inscrit dans le cadre à la fois logique et légitime d’un Etat défendant son droit, ses valeurs et son modèle sociétal.
L’euphorie générée chez certains.e.s par l’abandon du projet de construction d’un nouvel aéroport sur le site de Notre-Dame-des-Landes les a conduits à une interprétation abusive du sens et de la portée de cette décision. Le philosophe Dominique Bourg, exalta ainsi une « décision historique » et un « changement anthropologique majeur ». Selon lui, la France avait ni plus ni moins « changé de civilisation »[[Dans une interview publiée sur wwwnouvelobs.com le 18 janvier 2018]] ! Sauf que ce renoncement ne relevait pas d’un basculement civilisationnel marqué par « de nouveaux paramètres en matière de décision publique » mais plutôt d’un pragmatisme politique sans état d’âme. Emmanuel Macron et son gouvernement ont simplement assumé paraître céder à la pression pour se débarrasser à moindre frais d’un dossier qu’ils savaient aussi pourri que dépassé, plus garant d’emmerdes que porteur de bénéfices. Après cet épisode quelque peu ambigu, la gestion qui est faite aujourd’hui de la ZAD, de ses habitants et de leurs projets marque le retour au cours « normal » des choses. Et le pouvoir entend bien opérer sa reprise en mains avec toute la fermeté nécessaire à la réaffirmation de son autorité. Il sait en effet que le mot d’ordre en vigueur sur la ZAD accole au « Non à l’aéroport » un « et à son monde » sans équivoque. Pas question dès lors que sa reculade sur le projet d’aéroport puisse laisser planer le moindre doute quant à sa volonté d’éradiquer un mouvement qui attaque les fondements mêmes de son projet politique.
Ce « et à son monde » explique à lui seul ce qui se joue à Notre-Dame-des-Landes, à savoir la confrontation de deux visions non seulement opposées mais antagonistes. On s’obstine à vouloir faire entrer dans le cadre de « l’ordre républicain » et de ses procédures établies des individus et des projets dont la spécificité réside précisément dans leur volonté de rupture, d’éclater tous les cadres pour expérimenter d’autres possibles…
Les échanges entre Plenel et Macron traduisent bien l’impasse de la situation. Au journaliste qui l’interpelle « En dix ans, comme au Larzac, des choses se sont inventées. Il y a des groupes de jeunes qui inventent des alternatives. Il n’y pas que votre raisonnement économique. Ils inventent d’autres solutions. Pourquoi passer à côté de ce désir de faire des choses en commun, de vivre ensemble, de sortir du chacun pour soi ? Vous dites qu’il n’y a que votre modèle alors qu’ils veulent faire autre chose…. », le président répond : « La République, c’est permettre des projets alternatifs, nous en avons sur le terrain avec des gens sérieux. Nos droits ont été inventés par des gens qui aimaient furieusement la liberté, l’égalité et la fraternité. Et moi, je crois à l’égalité et l’égalité suppose aussi de se conformer ensemble aux règles de la République. (…) Il y a une phase de négociation pour traiter les projets dignes, respectueux, alternatifs, dans le cadre républicain, mais pour le reste, l’ordre sera fait parce que notre République a besoin d’ordre et d’égalité. »
Face au gouffre qui sépare ici l’ordre et la morale, le gouvernement entend garder la maîtrise du jeu et de ses règles, décider où se situent les limites de l’acceptable, la frontière entre l’alternatif et la chienlit. L’enjeu symbolique est tel à ses yeux du pouvoir qu’il justifie d’y investir des moyens disproportionnés. Pas question de paraître baisser son pantalon devant ceux qui revendiquent explicitement vouloir le « niquer ».
Et tant pis pour le gâchis que cette coercition représente. Car pour reprendre les paroles de la philosophe Isabelle Stengers, les zadistes « n’ont pas seulement eu le mérite de résister : ils ont aussi expérimenté de nouveaux modes de vie. (…) Les zadistes ont su fabriquer des alliances avec des paysans, retrouver des procédés anciens de construction, cultiver la terre, organiser des circuits d’échange, apprendre à travailler, expérimenter des formes de démocratie directe – avec notamment une réflexion passionnante sur les conflits internes, qu’ils n’ont jamais cherché à nier. Bref, ensemble, ils ont inventé de nouveaux liens, ils ont pensé, ils ont créé. En termes sociaux et culturels, c’est une réussite. Beaucoup de jeunes qui ne se reconnaissent pas dans la société actuelle y ont trouvé un endroit où l’on respire autrement, où l’on apprend des choses qui ont du sens. Et c’est ce « commun » qu’il faut préserver et faire prospérer. »[[Interview publiée sur www.nouvelobs.com le 17 janvier 2018]] Le risque est grand que l’on doive demain écrire « Et c’est ce « commun » que l’on n’a pas su protéger et que l’on a fait disparaître ».
« La France a changé de civilisation », qu’ils disaient.
On en reparlera le jour où les uns pourront se revendiquer – et vivre – « hors normes » sans que les autres les considèrent – et les traitent – comme « hors la loi »…