J’ai essayé. Essayé de « faire comme si de rien n’était », de me mettre au clavier pour traiter le sujet prévu en faisant fi des attentats qui venaient de frapper le cœur de ma ville. Essayé de passer outre le caractère futile et dérisoire que mon « humeur » prendrait inévitablement au regard des événements de ce 22 mars 2016.
Je n’en avais pas l’envie, mais la raison me poussait à le faire. Parce que, même si la formule est usée jusqu’au truisme, « la vie doit continuer ». Parce qu’on ne peut laisser la terreur guider la marche du monde. Parce que le respect dû aux victimes exige de ne céder ni à la peur ni aux priorités que l’on cherche à nous imposer mais, au contraire, de rester nous-mêmes, au service des principes et valeurs que nous chérissons.
J’ai essayé. Mais j’ai échoué.
Impossible de faire « comme si ». Mes mots me parurent tellement vains, mes raisonnements tellement accessoires, le débat tellement oiseux que je n’ai pas assumé de vous les partager. Pas maintenant, pas dans un contexte où je serais le premier à les considérer malvenus.
Le propos était sans (aucun) doute pertinent mais certainement pas opportun.
Cette récidive consécutive[Voir ma dernière Humeur : « [C’est ça, l’Europe ? Pas en mon nom… »]] dans la réaction impérieuse à une actualité non-environnementale m’interpelle, moins sur ma capacité à respecter les balises élastiques de ma chronique que sur l’emballement de la société dont elle me semble témoigner. Comme si, après des décennies de gestion à la petite semaine, sans perspectives au-delà des prochains indices économiques et scrutins électoraux, nos dirigeants – lesquels, ne l’oublions pas, ne sont que l’émanation de nos choix politiques… – étaient soudain rattrapés par toutes ces problématiques qu’ils refusaient de voir et de gérer : crise climatique, crise économique, crise migratoire, etc. (et, plus globalement, crise des valeurs mais les ressorts de celle-ci leur échappent).
Faute d’avoir anticipé, ils doivent aujourd’hui agir dans l’urgence au risque de combattre les symptômes plutôt que le mal, les conséquences plutôt que les causes. C’est le cas pour la chasse du CO2, c’est le cas pour la course à la croissance et cela semble bien être le cas pour la guerre au terrorisme appréhendé comme un Mal désincarné servi pas des disciples déshumanisés.
« Aucune excuse ne doit être cherchée, aucune excuse sociale, sociologique ou culturelle » a déclaré Manuel Valls[[Discours du 25 novembre devant l’Assemblée nationale]] au lendemain des attentats qui endeuillèrent Paris le 13 novembre 2015 et il a raison : rien ne saurait excuser l’odieux, l’abject, l’ignoble. Par contre, le premier ministre français s’est fourvoyé en affirmant qu’« expliquer, c’est déjà vouloir un peu excuser »[[« Libération », 13 janvier 2015]].
« Comprendre ou expliquer n’est pas excuser. Nous ne sommes ni des procureurs, ni des avocats de la défense, ni des juges, mais des chercheurs, et notre métier consiste à rendre raison, de la façon la plus rigoureuse et la plus empiriquement fondée, de ce qui se passe dans le monde social » l’a opportunément rectifié le sociologue Bernard Lahire[[Auteur de « Pour la sociologie. Et pour en finir avec une prétendue « culture de l’excuse » », La Découverte, janvier 2016]] rejoint par le philosophe et historien Marcel Gauchet qui rappela que « pour bien combattre un adversaire, il faut le connaître. C’est le moyen de mobiliser les esprits et de donner une efficacité à l’action publique »[[Dans « La Matinale » de France Inter, lundi 11 janvier 2016]].
Précisément, il importe de comprendre que la terreur qui frappe nos pays (celle exercée à l’encontre des kouffar – mécréants – dans les territoires sous le contrôle de Daesch est d’une autre nature) puise moins ses racines dans l’engagement religieux que dans la rupture sociale, le premier ayant tout au plus trouvé dans la seconde un terreau propice à son épanouissement. Ceux qui, chez nous, tuent aujourd’hui au nom d’Allah sont avant tout des paumés en décrochage de tout ayant trouvé dans le djihad le « sens à leur vie » que la société a été incapable de leur proposer.
Que la majorité d’entre eux aie précédemment arpenté les chemins du petit ou du grand banditisme est révélateur d’une absence de repères sociaux et de structure psychologique qu’un endoctrinement habile a su venir combler
On s’étonne des complicités passives ou actives dont bénéficient des individus en cavale mais cherche-t-on à comprendre les raisons de celles-ci ?
Qu’une population plus ou moins large consente à aider un terroriste ou à fermer les yeux sur sa présence n’a rien d’anodin. Cela signifie qu’en dépit de ses crimes, elle se sent plus proche du fugitif que de ceux qui le traquent On peut y voir un réflexe strictement communautariste ; on peut aussi y déceler une unité de destin, une « union dans l’exclusion »… Et les moyens de combattre l’un n’ont rien à voir avec ceux permettant de remédier à l’autre.
L’angélisme n’est pas de mise, au contraire. Répéter à l’envi que « l’immigration est une chance et la diversité une richesse » en ne se dotant pas des moyens de réussir la première et en laissant la seconde s’évaporer dans des ghettos est une tartufferie criminelle. Car, oui, il y a « des quartiers difficiles » et des « jeunes à problèmes ». En rejetant l’évidence mais tout autant en refusant de rechercher et d’attaquer la cause réelle des « problèmes », on nourrit la bête qui nous attaquera demain.
N’ayons pas peur d’affronter nos échecs. Peut-être avons-nous été présomptueux. Ou négligents. Peut-être « l’intégration » n’était-elle pas aussi facile et évidente que nous avons voulu le croire. Peut-être avons-nous oublié que toute transplantation est susceptible de rejet. Peut-être avons-nous mésestimé l’ampleur de la tâche puis des problèmes. Peut-être…L’enjeu mérite en tout cas une analyse en profondeur et une réaction adaptée, pas le déni ou, à l’opposé, la stigmatisation de communautés entières qui prévalent aujourd’hui. Car on n’éradiquera pas les monstres sans s’attaquer à la fabrique de monstres.
C’est plus complexe à mettre en œuvre et moins porteur que des exhortations va-t-en-guerre mais on ne peut en faire l’économie sous peine de nouvelles déflagrations terroristes mais aussi de dérives politiques inquiétantes.
Mais la remise en question ne vaut pas uniquement pour les quartiers que nous avons désinvestis ; elle s’impose également pour les poudrières que nous développons à nos frontières. Rejeter, comme nous le faisons, des réfugiés ayant sacrifié leurs biens et risqué leur vie pour venir nous demander asile ne peut que générer une haine dont nous subirons tôt ou tard les explosions.
Ici non plus, pas question d’être naïfs. Il ne s’agit pas de feindre pouvoir accueillir « toute la misère du monde » mais simplement de faire preuve d’humanité dans la manière dont nous traitons cette misère, veiller à lui offrir une prise en charge et un accompagnement préservant sa dignité et non des gares de triages indignes de marchés à bestiaux. La marge entre un « Occident-ami » et un « Occident-ennemi » est étroite et le basculement de l’un à l’autre peut dépendre du respect ou, a contrario, de l’arrogance dont nous témoignerons dans la gestion des choses.
Si traquer les tueurs et les mettre hors d’état de nuire constitue une priorité, elle ne suffira pas. Il ne servirait à rien de gagner cette bataille si, au final, nous perdons la guerre. Et c’est ce qui risque d’arriver si nous n’y prenons garde et laissons intact le terreau sur lequel le terrorisme germe, croît et se multiplie.
Enfin, gardons à l’esprit que si nous jugeons légitime d’aller traquer « l’ennemi de l’extérieur» sur son territoire, lui-même s’estime en droit de venir frapper au coeur les assaillants que nous sommes à ses yeux. Cela n’excuse rien mais contribue à expliquer et à comprendre l’intolérable.
Illustration: Musketon