HUMEUR : Passe-moi l’über…

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Ah, la vie est quand même bien faite ! Tu – enfin, « je » – viens de passer deux heures – le temps d’une émersion post-hypnique, d’un détour par le petit coin, de la promenade du chien, du ravitaillement à la boulangerie et de la préparation de ton smoothie spécial Détox –à te triturer les méninges en espérant qu’en surgisse LE sujet de ta prochaine chronique mais rien de rien ne vient. Tu te prépares à mettre ta prétention d’originalité en veilleuse et à sonner la retraite vers les thèmes indémodables et incontournables que tu gardes en réserve de ton inspiration quand, soudain, Eurêka !, Alleluia ! – Alleluia ! : Dieu sort du poste radio pour t’apporter ton bonheur sur un plateau en or massif ! Alors, oui, tout ronchon perpétuel, pessimiste congénital et peine à vivre compulsif sois-tu, tu ne peux que le reconnaître et le proclamer : « La vie est quand même bien faite ! ».

Mais je m’enflamme, je m’enflamme, au risque de carboniser les lecteurs et –trices avec un enthousiasme qui pour être légitime n’en reste pas moins incongru. Je reprends donc.

Je m’interrogeais sur le thème que j’allais traiter dans ce billet et m’apprêtais à me contenter d’une valeur sûre propice au débat lorsque le hasard, qu’Einstein définissait comme « Dieu qui se promène incognito », me prit par l’oreille. En ce matin férié où les têtes d’affiche politiques rechignent à se produire devant un public restreint, Nicolas Ferrary, sémillant président de Airbnb France, était l’invité bouche-trou du 5/7 de France Inter[[Le 5/7, France-Inter, jeudi 5 mai 2016]] et les propos qu’il y tenait ne tardèrent pas à m’exciter l’ulcère, un phénomène psycho-physiologique valant droit d’accès direct à cette arène de mon humeur.

Donc, appelé à se prononcer sur les débats autour de la « loi Travail » qui agitent la France depuis plusieurs semaines, Monsieur Airbnb eut cette réponse bouleversifiante de fatuité : « Globalement, je pense que ce qui est un petit peu dommage, c’est que j’ai l’impression qu’on est surtout en train de résoudre les problèmes du passé, pas tellement de se poser les questions et les opportunités du futur . Moi, je parle pour ma paroisse et ma communauté : il y a des solutions aujourd’hui pour augmenter le pouvoir d’achat qui sont autres qu’essayer de résoudre les problèmes du passé. Le chômage, c’est un problème majeur mais pour le résoudre, on essaie de prendre des mesures qui sont, à mon avis, des patches, des sparadraps qui ne marcheront pas. » Et de préciser, à la demande du journaliste : « L’überisation, c’est une opportunité extraordinaire ! ».

Le diagnostic n’est pas faux : la loi travail française ne résoudra fondamentalement rien, c’est un fait admis par tous, de l’extrême-gauche au patronat… à l’exception notable du Président de la République et de son gouvernement. Sous prétexte de simplifier et fluidifier les relations employeurs-salariés, elle va tout au plus accroître la précarité des emplois sans apporter ne serait-ce que l’ombre d’une piste de solution au chômage de masse qu’elle est censée combattre. A cet égard, il s’agit d’ailleurs moins de « patches » et de « sparadraps » que de sel et d’acide répandus sur les plaies.

Au niveau du traitement, par contre, « globalement, je pense que ce qui est un petit peu dommage, c’est que j’ai l’impression » que Monsieur Ferrary se fout de la gueule du monde et du sort de ceux qui galèrent non pas pour augmenter leur pouvoir d’achat mais pour préserver leur dignité. Car l’enjeu aujourd’hui est de permettre à chacun/chacune d’accéder à un travail et un revenu décents, pas d’arrondir les fins de mois de ceux qui ont déjà l’un et l’autre. Et de ce point de vue, considérer que « l’überisation, c’est une opportunité extraordinaire », c’est renvoyer à une vision du monde qui ravira certainement les chantres de l’ultra-libéralisme mais devrait mobiliser contre elle quiconque croit encore en la solidarité et refuse une société marquée par la régression sociale et une struggle for life exacerbée.

Malheureusement, c’est bien ce que l’air du temps cherche à nous vendre : l’ère de l’auto-entreprenariat généralisé. « Tu ne trouves pas d’emploi ? Crée ton emploi ! » – « Lance-toi, l’Etat t’aidera ! » constitue désormais l’un des credos à succès de la lutte contre le chômage. Une petite aide à l’envol coûte il est vrai moins cher qu’une indemnité sur la durée. Et si, en plus, cela permet d’enjoliver les statistiques de l’emploi…

Il fait beau, je vais po-si-ti-vi-ser : peut-être et même sans doute cette formule permet-elle à certain(e)s d’inverser une spirale négative, de se soustraire au bon vouloir d’un potentiel employeur pour prendre leur destinée en main et se construire un futur plutôt que laisser d’autres les en priver. Mais quid de celles et ceux dont les compétences ne se prêtent pas à la manœuvre (vous avez déjà vu un fraiseur ou une sociologue free-lance ?), qui n’ont pas et n’auront jamais l’esprit d’entreprise ou qui ne sont tout simplement pas en situation de se permettre le saut dans l’incertitude psychologique et matérielle du statut d’indépendant ? Que faire de ces boulets incapables de saisir l’ « opportunité exceptionnelle » qu’ils ont à portée de volonté ?

Demain, nous aurons/serons donc toutes et tous notre petite entreprise. Le modèle fait déjà florès aux Etats-Unis où on prédit qu’il concernera plus de la moitié des emplois d’ici 2030. Reste à savoir de quels emplois on parle. Car la petite entreprise n’échappe pas à la crise : tous ces auto-entrepreneurs lancés sur le marché s’y livrent une concurrence effrénée dans laquelle la différence s’opère un peu par la qualité des services et beaucoup par le prix des prestations. Le système tire les tarifs à la baisse, pour le bonheur des consommateurs et la précarité des travailleurs obligés de rogner sur les marges pour (tenter de) faire la différence. Au mieux, ils y abandonnent une part de leurs revenus ; au pire, ils y sacrifient leurs cotisations à la sécurité sociale – privatisée et facultative, « liberté » oblige –, se rendant totalement vulnérables aux accidents de la vie. Et c’est cela qui constituerait « une opportunité exceptionnelle » ? Vraiment, Nico, sans déconner ? Moi, je décèle plutôt dans cet « über » un succédané de son quasi homonyme réputé pour ses fonctions lubrifiantes !

Sans grande surprise, Didier Reynders disait l’autre jour ne voir dans les militants de « Nuit Debout » mobilisés à Paris contre la loi Travail que des gens « d’extrême-gauche » (berk !) n’ayant « rien dans le crâne » (euh, Didier, « extrême-gauche » et « rien dans la crâne », ce n’est pas un pléonasme ?).
Il a grand tort. Ceux-là s’efforcent en effet de lancer un chantier que les politiques et la société dans son ensemble reportent depuis trop longtemps : une réflexion en profondeur autour du concept même de travail.

Quand on échoue depuis plus de trente ans à faire régresser durablement et significativement le chômage ;
quand on condamne un jeune, fut-il universitaire, à dépendre du CPAS pour sa survie ;
quand on offre pour unique perspective à un quinquagénaire devenu chômeur un long et lent chemin désargenté jusqu’à la retraite ;
quand on parle plus de burn out et de bore out, de surmenage et d’ennui, que de plaisir ;
quand on piaffe à la porte de sortie comme à la porte d’entrée,
c’est qu’il y a vraiment quelque chose de pourri au royaume du labeur.

Feindre de ne pas le voir, refuser d’acter la fin d’un cycle, c’est laisser des « solutions » à la über se mettre en œuvre par défaut, en se substituant progressivement aux pans du système qui s’effondrent. Le processus est en marche et les lendemains qu’il nous prépare ne sont pas de ceux dont on rêve.
A nous de savoir si nous nous y résignons ou sommes prêts à réfléchir et à nous mobiliser pour proposer une alternative sans tabous – temps de travail, allocation universelle, etc. –mais aussi sans concession sur les valeurs qui doivent fonder notre vivre ensemble.

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