Deux revendications majeures sont aujourd’hui sur la table en matière de régulation de la production de véhicules automobiles : l’instauration de politiques publiques favorisant les véhicules légers dépollués en lieu et place des véhicules surdimensionnés privilégiés actuellement et l’interdiction du recours à la publicité pour la voiture. Les résultats d’études scientifiques plaident pour la première et les neurosciences justifient la seconde et en appellent à la conscience pour se dépêtrer du piège publicitaire. Explication.
Le monde automobile est un monde où inefficacité et déraison font loi, le tout masqué par un vernis de pub qui commence à se craqueler.
Un des symptômes les plus marquant de cette déraison est la propension à dénier les conséquences objectives de l’utilisation de la voiture, cet objet fétiche de notre époque. Par exemple, que la voiture entretienne un lien privilégié avec la mort laisse froid la majorité des gens : l’accident mortel relève du simple fait divers, certes dramatique. Quant aux pertes de vie prématurées liées à la pollution de l’air, il y aura toujours quelqu’un pour dire qu’on en exagère le nombre.
Toujours plus pour presque rien
L’inefficacité s’objective quand on observe le cercle vicieux du toujours plus.
Une étude qui s’intéresse à l’évolution du poids, de la puissance et de la surface de la face avant des voitures1 vient de paraître dans le Journal of Cleaner Production2. Rien de bien original a priori : depuis l’apparition de véhicules particulièrement volumineux tel les grosses berlines ou les SUV haut de gamme, de nombreuses objectivations de ces évolutions existent. La particularité de celle-ci est qu’elle porte sur trois véhicules compacts populaires : la VW Golf, l’Opel Kadet (devenue Astra) et la Ford Escort (devenue Focus) et ce depuis la date de leur première mise sur le marché (figure 1).
Figure 1 : Présentation de l’évolution chronologique des trois modèles retenus.
Il s’agit donc de déterminer l’influence de ces 3 facteurs (masse, puissance et superficie de la face avant) sur la consommation et le niveau des émissions de CO2. Et donc d’apprécier dans quelle mesure elle contrecarre les acquis en matière d’efficacité énergétique obtenus sur le moteur (groupe motopropulseur).
Quelques graphiques (figure 2) valent mieux que de longs discours :
Figure 2 : Les séries chronologiques de masse (a), puissance (b), surface avant (c), consommation de carburant sur route (d) et émissions de CO2 sur route (e) des variantes de modèles3.
Les informations essentielles de cette étude remarquable sont :
- La masse du véhicule (moyenne±écart type) a augmenté de 66 %, passant de 860±40 kg pour les modèles vendus jusqu’en 1980 à 1430±60 kg pour les modèles vendus après 2012 (figure 2a). Au cours de la même période, la puissance du véhicule a plus que doublé, passant de 44±10 kW à 110±33 kW et la surface avant a augmenté de 22 %, passant de 2,22±0,04 m2 à 2,71±0,06 m2 (figure 2bec).
- La consommation de carburant et les émissions de CO2 des voitures à essence ont diminué de 14% (de 8,9±1,5 l/100 km et 206±35 g/km pour les modèles vendus avant 1980 à 7,6±1,4 l/100 km et 176±33 g/km pour les modèles mis sur le marché après 2012 et vendus jusqu’en 2018). Un gain de 1,3 l d’essence et 30 grC02/km donc.
- En revanche, la consommation de carburant et les émissions de CO2 des voitures diesel ont augmenté de 9 % au cours de la même période (de 5,4±0,2 l/100 km et 142±5 g/km à 5,9±0,6 l/100 km et 155±16 g/km). Une perte de 0,5 et 13 grC02/km donc.
Pour apprécier ces résultats il convient de les mettre en perspective avec les exigences européennes en la matière à partir de 2021 : 95 grC02/km soit 3,6 l/100 pour les diesel (on est à 5,9l dans l’échantillon) et 4l/100 pour les essences (on est à 7,6l dans l’échantillon).
Ce qui est intéressant dans cette étude, c’est l’évolution de ces items selon les 3 scénarios suivant (voir aussi figure 3) :
- La tendance historique de la masse, de la puissance et de la surface avant des modèles persiste jusqu’en 2030. (orange figure 3)
- La masse, la puissance et la surface avant des modèles restent constantes au niveau de 1980 jusqu’en 2030. (bleu)
- La tendance historique de la masse, de la puissance et de la surface frontale persiste jusqu’en 2018, puis reste constante jusqu’en 2030.(vert)
Figure 3 : Consommation de carburant (a) et émissions de CO2 (b) telles qu’observées et projetées pour les modèles à essence et diesel des trois voitures compactes, en supposant que les tendances passées persistent (ligne orange), que la masse et la puissance soient maintenues aux niveaux de 1980 (ligne bleue) et que la masse et la puissance soient maintenues aux niveaux de 2018 (ligne verte) ; les zones grisées représentent les intervalles de confiance à 95% des régressions.
« Dans l’ensemble, ces résultats suggèrent que 51 % et 102 % des améliorations techniques de l’efficacité énergétique des voitures à essence et diesel n’ont pas entraîné une diminution de la consommation de carburant, mais ont été absorbées par des changements dans les autres caractéristiques des véhicules » expliquent les auteurs de l’étude.
Ils ajoutent que « Compte tenu de l’essor récent des SUV, nous nous attendons à ce que nos conclusions sous-estiment les compromis en matière d’efficacité à l’échelle de la flotte. »
Ils concluent enfin en mentionnant que leurs résultats « indiquent en général que la diminution de la masse et de la puissance des véhicules routiers permet de réaliser d’importantes économies d’énergie et de CO2 », sachant « qu’il est possible de réduire d’environ 15 à 20 % la masse du véhicule sans frais supplémentaires ».
Ils suggèrent avec d’autres auteurs « qu’il suffirait peut-être de mettre fin à la tendance vers des voitures particulières plus lourdes et plus puissantes pour réaliser la réduction prévue des émissions de gaz à effet de serre liées aux transports ».
Se déplacer coûte en moyenne moins cher
Ceci étant posé, ajoutons le constat suivant :
Une Brève de l’IDD démontre que si on tient compte de l’amélioration de l’efficacité énergétique des voitures (…) on peut affirmer que, proportionnellement au revenu disponible, se déplacer en auto coûte moins cher aujourd’hui qu’au début des années 70. Il s’agit de moyennes : vu la plus grande disparité observée aujourd’hui au sein des revenus, l’impact des augmentations du coût de la vie sur les revenus les plus bas est une réalité dont il faut tenir compte. Les conséquences sociales d’une mobilité déséquilibrée car fagocitée par un acteur économique agressif doivent être l’objet d’une attention particulière.
Donc : depuis 1970, la société dans laquelle nous vivons
- considère comme normal qu’en moyenne les consommateurs puissent acheter de plus en plus de véhicules qui tiennent compte que de moins en moins des impératifs liés aux changements climatiques,
- fait preuve d’une grande tolérance pour les stratégies économiques épaulées par le marketing et la publicité menées par un acteur privé influent : l’industrie automobile (l’inclusion sans autre forme de procès dans des politiques publiques de lutte contre la pollution de l’air du principe, favorable à l’industrie, de renouvellement du parc automobile en est un signe);
alors que cette même société :
- a développé depuis longtemps une expertise scientifique et industrielle à même de produire des véhicules adaptés pour faire face aux défis climatiques,
- a remis la gestion de ses intérêts collectifs entre les mains d’une classe politique informée qui a à sa disposition des outils de régulation réputés efficaces (normes, fiscalité,…) susceptibles d’orienter le marché vers ces véhicules,
- est chaque jour confrontée aux conséquences négatives d’une surreprésentation de la voiture dans la mobilité qui entrave le développement rapide des alternatives,
- et a déclaré quasi unanimement l’urgence climatique.
Quand les politiques publiques prendront-elles des mesures qui orienteront le marché vers des véhicules plus légers et dont la puissance est adaptée à cette légèreté et leur permet de se déplacer aisément dans le cadre des vitesses autorisées ?
« Devenons les champions de la voiture à 500 kg » suggère Nicolas Meilhan, ingénieur-conseil français très actif sur la problématique du transport durable. Elle existe déjà – comme existe depuis plus de 70 ans des voitures légères consommant moins de 3 l/100, pesant autour de 500 kg et dont la puissance avoisine les 20 kW4. Pour ce type de voiture, « si on ne fait pas d’incitation fiscale forte, on sait que ça ne marchera pas. A l’inverse, avec une incitation, cela peut “cartonner” » conclut l’ingénieur.
Cet appel est à marquer du sceau de l’urgence : aujourd’hui, les constructeurs s’entendent pour supprimer le segment des voitures les plus modestes.
Le bug automobile
L’excellente recension par ma collègue Anne Thibaut du livre « Le bug humain »5 de Sébastien Bohler, Docteur en neurosciences, rédacteur en chef de la revue Cerveau et Psycho m’offre la possibilité d’apporter un éclairage particuliers à cette stratégie du toujours plus utilisée par l’industrie automobile.
Nous avons, explique le neuroscientifique, bien dissimulée depuis toujours au fin fond des replis de notre cerveau, une structure, le striatum, qui nous envoie des shoots de dopamine lorsqu’une activité lui convient, procurant ainsi un sentiment de plaisir et renforçant les circuits neuronaux qui ont supervisé cette activité avec succès. Les activités en question et le plaisir associé ont pour but ultime la survie de l’espèce et la transmission des gènes.
Pour libérer de la dopamine, le striatum recherche en priorité 5 types de stimuli que les neurobiologistes appellent les 5 renforceurs primaires :
- Manger
- Avoir des relations sexuelles
- Avoir du pouvoir et un statut social
- Fournir le moindre effort
- Acquérir des informations pour permettre de satisfaire les quatre renforceurs précédents.
Ce striatum est insatiable – il lui en faut toujours plus – et il est aveugle au temps – il veut tout, tout de suite6. Si ce fonctionnement était essentiel durant les périodes où les ressources existaient en quantité limitée (en gros jusqu’avant la révolution industrielle), il devient très problématique en périodes où elles existent en relative abondance. En bref, résume Sébastien Bohler, « nous sommes avec un cerveau qui a été pendant des millions d’années notre meilleur allié et qui aujourd’hui est notre pire ennemi. Il est en train de creuser notre tombe7. »
Le chapitre de l’ouvrage relatif au 3è renforceur (Avoir du pouvoir et un statut social) s’intitule Consommer pour exister8. Dès les années 20, les patrons d’industrie comprirent que pour vendre un produit dont les gens n’avait pas nécessairement besoin, il fallait, au moyen de la publicité, activer le statut social, soit le renforceur n°3 de notre dictatorial striatum.
« Savez-vous que votre voisin possède déjà la Buick 8.64 sport roadster ? » questionnait une pub des années 30. Charles Kettering, alors vice-président de General Motors déclarait dès 1920 : « La clé de la prospérité économique, c’est la création d’une insatisfaction organisée ».
Couverture de la partition d’une chanson impliquant la marque Buick :
« I love my horse and wagon, but Oh ! You, Buick Car », 1903.
Subtile composition activant les renforceurs 2 et 3 ?
Et Bohler de préciser : « Cette stratégie s’est avérée diablement efficace. Sans le savoir, les cabinets de publicitaires avaient libéré la force profonde de nos cerveaux, une énergie primate ancienne, capable de faire tourner toute une économie9 ». Ce qui a trop marché aux Etats-Unis et en Europe est en train d’exploser en Chine où le rythme de vente actuel des voiture est de une par seconde ! Chez nous on a atteint la saturation et donc le leitmotiv devient « renouveler le parc » ! « L’arme fatale », ironise le neuroscientifique, « c’est le suréquipement qui permet d’aller grappiller une option de plus que celle du voisin ou alors le SUV qui permet d’être un peu plus haut que celui-ci »10.
De ce point de vue, le Salon de l’automobile qui va ouvrir ses portes le 10 janvier 2020 peut être considéré comme un haut lieu organisant sciemment la décharge de cette énergie primitive inconsciente et aujourd’hui destructrice.
Et ne pas s’y rendre, n’est nullement un revendication associative extrémiste mais bien un acte qui témoigne « d’un travail personnel et social de développement de la conscience ».
« La conscience est » explique Bolher « une caisse de résonance pour notre perception, et cette caisse de résonance peut réellement nous donner plus avec moins. (…) Nous pouvons faire croire à notre striatum qu’il obtient davantage de plaisir, alors que nous lui en donnons moins quantitativement. (…) En augmentant notre niveau de conscience global, nous nous immunisons par le pouvoir du cortex, contre l’appel du tout, tout de suite et nous récupérons notre pouvoir de la réflexion au long cours sur notre avenir. »11
S’engager dans l’utilisation rationnelle de la voiture et surtout dans les nombreuses voies alternatives à celle-ci qu’offre la mobilité durable fait sans aucun doute partie des voies de solution pour se désengager de l’insistance mortifère du striatum. Et cela ne se fera pas à coup de pub, mais grâce à une contagion joyeuse des plaisirs multiples des mobilités alternatives à l’automobile.
- C’est précisément autour de ces trois items que s’articule la réflexion et les propositions du concept de Lisa Car (light and safe care) élaboré et défendu par IEW et ses partenaires depuis 2014. Voir : https://www.lisacar.eu
- Mass- and power-related efficiency trade-offs and CO2 emissions of compact passenger cars, Martin Weiss,Lukas Irrgang,Andreas T. Kiefer,Josefine R. Roth,Eckard Helmer, Journal of Cleaner Production, Elsevier, 10 January 2020© 2019 The Authors. Published by Elsevier Ltd.
- Les zones ombrées représentent l’intervalle de confiance à 95 % des lignes de régression ; les faibles écarts entre les nuages de points dans Fig. 2 d et e sont dus à la teneur différente en CO2 des carburants essence et diesel.
- Voir par exemple cet édifiant document réalisé en 2009 par deux ingénieurs/concepteurs qui présentent les principes de base d’une voiture légère tout en les illustrant par des exemples nombreux et étonnants. Bon, leur humour n’est pas toujours de bon goût, et ils se montrent parfois pédants, mais là n’est pas l’essentiel.
- Sébastien Bohler, Le bug Humain, Ed. Robert Laffont, Février 2019
- Le stratium serait-il le substrat organique du ça de la trilogie freudienne ça/moi/surmoi ?
- Rééduquez notre cerveau pour sortir de la crise écologique | Sébastien BOHLER | TEDxParisSalon
- Sébastien Bohler, Le bug Humain, Ed. Robert Laffont, Février 2019, p 95 à 99.
- Ibidem, p.94, souligné par nous.
- Rééduquez notre cerveau pour sortir de la crise écologique | Sébastien BOHLER | TEDxParisSalon
- N’hésitez pas, pour en savoir plus sur les moyens de lutter contre l’action du striatum, de consulter la nIEWs d’Anne Thibaut