Interview de Sophie Tilman, CEO du bureau d’études Pluris

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Dans le bureau d’études Pluris, je demande la CEO ! Sophie Tilman a fondé Pluris en 1999   avec des partenaires, architectes et urbanistes comme elle. Si vous avez regardé le reportage de la RTBf « 2030. Vers la fin de la maison quatre façades ? », vous avez immanquablement vu et écouté Sophie Tilman. Le bureau Pluris aime les chantiers ambitieux. Il s’est encore distingué récemment en élaborant le Schéma de Développement Communal de la commune de Chaudfontaine (c’est le tout premier SDC adopté depuis l’entrée en vigueur du CoDT).

1 – As-tu toujours voulu t’occuper d’aménagement du territoire ?

A la base, j’étais partie sur des préoccupations patrimoniales. Après l’architecture, j’ai fait un master complémentaire au Centre Léon Lemaire à la KULeuven. En travaillant avec des professeurs tel que Jan Tanghe, Jean Barthelemy ou Françoise Choay, j’ai réalisé que l’objet patrimonial n’avait pas d’intérêt sans son contexte.

Je suis sortie de l’échelle de l’objet pour aller vers l’échelle plus collective. Et aujourd’hui, cela reste mon leitmotiv : travailler sur l’aspect commun / collectif d’un projet. Je le rappelle toujours à la porteuse de projet, que ce soit une commune ou une autre entité, publique ou privée. C’est la base. Quand tu analyses des territoires, si tu oublies l’aspect collectif, tu n’obtiens rien, ça ne fonctionne pas. Il faut construire une réponse spatiale à de véritables besoins humains.

Pluris met d’ailleurs en exergue de tous ses documents l’article 1er du CoDT « Le territoire de la Wallonie est un patrimoine commun de ses habitants ».

Cet article D.I.1. § 1er découle de la Charte européenne de l’Aménagement du territoire ou Charte de Torremolinos (Espagne), adoptée le 20 mai 1983.

2 – Y a-t-il un outil concret (du genre scie, pinceau, marteau) qui te plaît particulièrement ?

Oui, la binette. Celle avec laquelle je fais mon petit jardin de ville. « Un binage vaut deux arrosages ».

Un autre outil, ce serait, évidemment, les cartes. N’importe quelle carte 😊 !

3 – Quel est ton ressenti général par rapport aux outils du CoDT ?

L’aménagement du territoire et l’urbanisme, à travers les outils d’orientation, doivent ouvrir les possibilités tout en s’adaptant aux spécificités des villes et communes. Si les outils sont bien conçus, ils vont permettre à la multiplicité des demandes de permis d’être « lues » par la commune, dans la perspective qu’elle s’est donnée. Les outils restent cependant des outils. Il faut savoir s’en servir à bon escient sans créer de surenchère administrative et juridique. C’est dans le dialogue entre les acteurs que le bon outil va trouver son efficacité.

4 – Y a-t-il actuellement une situation critique pour les outils d’aménagement et que tu aimerais améliorer ?

Je crois qu’il faudrait améliorer le rapport de confiance qui peut exister entre les différentes parties. Il y a la commune, l’administration régionale, le bureau d’étude, et la confiance ne va pas de soi entre ces trois entités très différentes. Au fur et à mesure de l’élaboration d’un schéma, je vois bien que le bureau Pluris et les communes nouent une vraie relation de confiance, dynamique et inventive. J’aimerais que cela se passe aussi avec l’administration régionale. Tous les auteurs de projet souffrent énormément de ce manque de confiance.

5 – Quand Pluris élabore un outil pour une commune, existe-t-il des signes grâce auxquels tu reconnais « Ah, là, on est en train de proposer la bonne chose » ? 

Un peu comme à l’émission « L’école des fans » de Jacques Martin, il faut que tout le monde gagne. Pas gagner le gros lot, gagner un peu. Un bon projet pourrait s’apparenter à un tableau Excel où chacune des actions et des étapes doit donner un résultat positif à chaque partie, que ce soit le public, le privé, le politique ou le citoyen, le bâti et le non-bâti… Si les partenaires se disent satisfaits, c’est un bon indicateur.

Tout le monde chez Pluris a le même objectif, de la biologiste spécialiste en biodiversité au spécialiste de la mobilité : parvenir à satisfaire des personnes très diverses dans un bon compromis qui garantisse l’intérêt collectif, tout en permettant aux projets de se réaliser. C’est une préoccupation partagée entre nous tous. Si le projet tient compte des objectifs collectifs et des contraintes auxquelles il doit répondre, il a de meilleures chances d’être amené plus loin.

6 – As-tu remarqué une évolution dans la perception des projets d’urbanisme autour de toi ces dernières années ?

Il y a toujours cette conviction constante que le projet va améliorer ce qui existe. Mais aujourd’hui, on se rend compte qu’on ne doit pas dégrader le territoire. Je trouve intéressant qu’il y ait davantage d’attention aux contraintes physiques et naturelles.

Mais, en parallèle, il y a encore aussi malheureusement du greenwashing. Faire un écoquartier dans la pampa, non merci. Je dirais même : pas d’écoquartier du tout ! C’est devenu ringard, ça s’est vidé de son sens, et puis cela n’a rien d’éco. Même constat pour la « smart city » dont on a fait une structure dépendante de la technologie et donc très peu débrouillarde. On tend à confondre smart city et voiture volante, alors que le vrai lieu smart serait celui qui permet une communication réelle, directe, entre les personnes.

7 – Quel endroit dans le monde trouves-tu réussi ? 

La ville de Nantes, ça reste vraiment mon modèle. C’est magnifique ce qu’ils ont réussi à faire, sans ostentation, avec humilité. Il y a la reconversion des friches, la place laissée à l’art contemporain – je pense en particulier à la biennale « Voyage à Nantes » et « L’Ile de Nantes ». Le lien entre culture et développement territorial y est particulièrement mis en avant. Les machines de l’Ile sont un moteur d’appropriation formidable pour toutes les générations.

Nantes est particulièrement inspirante pour la Wallonie parce que c’est aussi une région sinistrée, très durement touchée par la crise, qui s’en sort bien et donne envie.

8 – Décris un lieu qui t’a particulièrement marquée en Belgique, et pourquoi il t’a marquée.

Une ville qui m’impressionne beaucoup ces derniers temps, c’est Namur. Depuis une dizaine d’années, il y a de l’ambition dans les projets. Sur les espaces verts namurois, je suis moins compétente. Mais sur les fonctions et les espaces publics notamment les liaisons entre quartiers, je trouve qu’il y a des projets intéressants, comme le téléphérique.

Une autre ville que j’aime bien, c’est Malmedy. Quand mon équipe a dû travailler dessus, nous sommes partis tous ensemble y passer un week-end pour faire des relevés. Il y a un très joli patrimoine architectural, un vrai dynamisme commercial, chose qui devient de plus en plus rare en ville. J’ai trouvé que le patrimoine modeste de Malmedy était bien mis en valeur, alors que cet aspect n’est vraiment pas gagné d’avance.

9 – Que conseillerais-tu à des personnes qui souhaitent acheter un logement mais ne disposent pas de beaucoup de moyens ?

Alors… bonne question… Je dirais qu’en Wallonie, on a un éventail de bâti de petite taille, avec petits jardins, de toutes sortes de formes différentes, c’est une très grande force de notre tissu urbanisé. Des maisons mitoyennes modestes, qui n’ont pas encore été divisées. Moi, si j’avais 25-30 ans, j’irais à Herstal ou à Sclessin, près de la gare et de la future ligne de tram, j’achèterais une maison modeste. Ces types de logements se retrouvent par exemple peu à Bruxelles car, soit le bâti est de plus grande dimension, soit déjà divisé, soit les deux. Dans les régions limitrophes, il n’existe quasiment plus de bâti ancien modeste. Ces bâtiments constituent donc une opportunité exceptionnelle dont nous devons tirer parti, en Wallonie.

Je conseillerais de racheter, de rénover en auto-construction, d’adapter le bien à ses besoins. Ces maisons sont par ailleurs souvent très bien situées, au sein des services. C’est faire des paris sur des quartiers, parce qu’aujourd’hui ça ne paye peut-être pas de mine, mais il faut y croire. Il faut considérer qu’habiter, c’est se mettre dans une dynamique complexe avec un quartier.

En tout cas, pour moi, ce modèle est une réponse alternative durable à la quatre façades péri-urbaine qui coûte énormément à la collectivité tant du point de vue énergétique que social et environnemental.

10 – Quels sont tes pressentiments par rapport à l’urbanisme des prochaines années ?

Je me pose de réelles questions sur le bâti dispersé le long des grands-routes, par exemple les maisons coincées entre les cours d’eau, voie rapide, voie ferrée. La santé de ces personnes m’inquiète, leur vulnérabilité, le devenir des biens qu’elles occupent.

https://www.rtbf.be/article/les-belges-sont-plutot-en-bonne-sante-mais-des-disparites-regionales-et-socio-economiques-existent-10935361

11 – As-tu une lecture à nous recommander ?

« Redirection urbaine, sur les chantiers de l’adaptation de nos territoires», de Sylvain Grisot. C’est un auteur contemporain exceptionnel en matière d’urbanisme, à absolument lire. Il a d’ailleurs un blog très intéressant à suivre : www.dixit.net

12 – Est-ce qu’il y a une œuvre d’art à laquelle tu as pensé pendant cette interview ?

Pas une œuvre mais un parcours d’œuvres urbaines, ou quand l’art fait la Ville… https://www.levoyageanantes.fr/

La photo de Sophie a été prise en 2023 durant la visite à Munich dans le nouveau quartier Messestadt Riem, par l’un.e de ses étudiant.es de la HeCh Immobilier.

Pour voir ou revoir le documentaire de la RTBf « 2030. Vers la fin de la maison quatre façades ? » présenté par Laurent Mathieu et produit par Tchik Tchak, avec entre autres invité.es Sophie Tilman, et Hélène Ancion de Canopea : https://auvio.rtbf.be/media/2030-avec-laurent-mathieu-2030-vers-la-fin-de-la-maison-quatre-facades-3171219

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Crédit image d’illustration : Adobe Stock

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