L’adaptation intelligente à la vitesse (ou ISA pour intelligent speed assistance) est reconnue comme l’un des systèmes de sécurité offrant le plus grand potentiel en termes de diminution du nombre de victimes de la route. Dans un acte délégué présenté récemment au Parlement européen, la Commission en propose une mise en œuvre pour le moins surprenante.
Le règlement (UE) 2019/2144 (règlement dit « sur la sécurité générale » ou GSR pour general safety regulation) établit, entre autres, des prescriptions applicables à l’homologation (« réception » dans le jargon européen) des véhicules « en ce qui concerne leur sécurité et leurs caractéristiques générales, ainsi que la protection et la sécurité des occupants des véhicules et des usagers vulnérables de la route ».
L’article 3 du GSR définit l’ISA en ces termes : « un système destiné à aider le conducteur à maintenir une vitesse appropriée à l’environnement routier au moyen d’une réaction prévue à cette fin et appropriée »
L’article 6 détermine les exigences minimales de l’ISA :
- il est possible au conducteur d’être informé, par l’intermédiaire de la commande d’accélérateur, ou par l’intermédiaire d’une réaction efficace, appropriée et prévue à cette fin [souligné par nous], que la limite de vitesse applicable est dépassée ;
- il est possible d’éteindre le système ; des informations sur la limite de vitesse peuvent continuer d’être fournies et l’adaptation intelligente de la vitesse est en mode de fonctionnement normal à chaque activation du commutateur principal du véhicule ;
- la réaction appropriée et prévue à cette fin est fondée sur des informations relatives aux limitations de vitesse obtenues par l’observation des panneaux et signaux routiers, sur la base des signaux de l’infrastructure ou de données de cartes électroniques, ou les deux, disponibles à bord du véhicule ;
- la possibilité qu’a le conducteur de dépasser la vitesse du véhicule suggérée par le système n’est pas affectée ;
- leurs objectifs de performance sont fixés de manière à éviter ou à réduire au minimum le taux d’erreur en conditions de conduite réelles.
Les prescriptions techniques relatives à la mise en œuvre de quelques-uns des systèmes de sécurité visés dans le GSR doivent faire l’objet d’actes délégués. C’est notamment le cas des systèmes d’adaptation intelligente de la vitesse (ISA). La proposition d’acte délégué de la Commission, présentée à la Commission IMCO du Parlement européen le 22 février dernier, semble étrangement favorable aux positions de l’industrie automobile.
Nous avions déjà, fin 2018, présenté l’approche pour le moins minimaliste de l’Association des Constructeurs Européens d’Automobiles (ACEA). Dans une fact sheet publiée en février 2019, l’ACEA rappelait que, selon elle, l’information sur la limite de vitesse (SLI pour speed limit information) était une alternative efficace à un système ISA.
Des esprits soupçonneux pourraient penser que l’ACEA a été entendue – et même écoutée avec attention… Dans son projet d’acte délégué et son annexe, la Commission propose 4 systèmes ISA :
- un avertissement visuel + un avertissement acoustique en cascade ;
- un avertissement visuel + un avertissement tactile (haptic) en cascade :
- soit un accroissement de la force de résistance de la pédale d’accélérateur ;
- soit une vibration dans la pédale d’accélérateur ;
- un avertissement tactile (haptic) : accroissement de la force de résistance de la pédale d’accélérateur ;
- un système de contrôle de la vitesse (analogue à ce qui existe déjà sur de nombreuses voitures).
Or, ni le système d’avertissement acoustique ni le système de vibration de la pédale n’ont fait l’objet de recherches scientifiques prouvant leur efficacité ; ni l’un ni l’autre ne répondent donc au critère d’efficacité visé à l’article 6 du GSR.
Dans un courrier commun adressé à la Commission européenne et aux Etats membres le 24 novembre dernier, neuf organismes européens actifs en sécurité routière (dont l’ETSC, le réseau de villes POLIS, la FEVR, l’ECF, …) alertaient sur les dangers de cette proposition. Ainsi, alors que les systèmes qui offrent une réelle assistance à la conduite (contrôle de la vitesse et résistance accrue de la pédale d’accélérateur) pourraient réduire de 20 à 25% le nombre de décès sur les routes, ce chiffre descend entre 5 et 10% pour les systèmes n’offrant que de l’information. Par ailleurs, le côté inconfortable ou désagréable de l’avertissement acoustique ou de la vibration de la pédale d’accélérateur risque d’amener un pourcentage non négligeable de conducteurs.trices à désactiver le système. Enfin, l’approche « en cascade » induit des délais de réaction beaucoup trop longs. Le système ISA d’une voiture entrant à 50 km/h dans une zone 30 km/h pourrait ne « donner l’alerte », en vertus des dispositions de l’acte délégué e de ses annexes, qu’après 3 secondes plus 10 mètres de tolérance, soit après que le véhicule ait parcouru 50 m dans la zone 30… Une fois l’avertissement perçu par la personne qui conduit le véhicule, il faut encore que celle-ci réagisse (une seconde environ) puis décélère… Le système proposé est-il, dans ces conditions, réellement crédible ? Aujourd’hui, les systèmes d’aide à la conduite, qui fonctionnent principalement par consultation de bases de données électroniques, avertissent dès que la limite de vitesse change – voire en amont du changement.
Autre faiblesse de l’acte délégué, la Commission propose, pour qu’un système soit homologué, que celui-ci puisse ne repérer que 90% seulement des signaux routiers conformes aux normes des Etats membres et non endommagés ou rendus (partiellement ou totalement) invisibles (tags, végétation, …). La Commission estime aussi suffisant que le système se base sur un set de panneaux par Etat membre. Or, de nombreuses régions d’Europe adaptent leurs propres règles. Ainsi, en Flandre, quand on sort d’une zone d’agglomération, la vitesse par défaut est 70 km/h, contre 90 km/h en Wallonie… Outre que tout ceci s’écarte dangereusement du point (e) des exigences de l’article 6 du GSR (des objectifs de performance fixés de manière à éviter ou à réduire au minimum le taux d’erreur en conditions de conduite réelles), le manque de fiabilité du système risque, ici aussi, de mener à sa désactivation.
A propos de désactivation, l’acte délégué dit que « Le conducteur doit pouvoir désactiver manuellement le système ISA, soit entièrement [en ce compris la fonction d’information sur la vitesse limite applicable], soit partiellement [désactivation de la fonction d’avertissement ou de contrôle de la vitesse avec maintien de l’information]. » On perçoit mal la raison qui a poussé la Commission à proposer de pouvoir désactiver la simple information sur la vitesse limite d’application, information pourtant qualifiée « d’alternative efficace » à l’ISA par l’ACEA…
Que retenir de tout ceci ?
Que le diable se cache dans les détails. Qu’il y a beaucoup de détails dans les actes délégués de la Commission. Que pour adopter ceux-ci, la Commission consulte les experts désignés par chaque Etat membre. Mais qu’elle se fait également assister par le comité technique pour les véhicules à moteur (CTVM) dans lequel les groupes d’intérêt liés à l’industrie automobile sont plus que très largement dominants. Et que tant que l’influence de cette dernière ne sera pas fortement réduite, les personnes qui, au sein de la Commission, ont à cœur de renforcer la sécurité routière et de diminuer l’empreinte écologique des transports ne disposeront, dans les faits, que de marges de manœuvre très réduites.
En l’occurrence, pour la Commission, la voie de sortie honorable du pétrin dans lequel elle s’est fourrée réside dans une sortie programmée (phase-out) des dispositifs d’avertissement acoustique et de pédale d’accélérateur vibrante et dans un renforcement programmé (phase-in) des exigences de détection des panneaux routiers. Il est à espérer qu’elle saisisse cette chance de regagner de la crédibilité sur le plan de l’ISA – et surtout, surtout ! d’améliorer la sécurité sur les routes européennes.
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