Julie Charles est géographe. Elle a travaillé en tant que chercheure dans les domaines de la mobilité et du foncier urbain avant de rejoindre une entreprise de production de plantes et semences indigènes. Elle a ensuite développé son entreprise, Jardins de Traverse, au sein de laquelle elle propose une expertise en conception paysagère écologique pour les particuliers, les entreprises et les pouvoirs publics.
1 – Quel est ton premier souvenir (ou un très ancien) lié à une friche ?
Probablement le Lac de Bambois, avant sa réhabilitation. C’est ma mère qui m’y a emmené la première fois, je devais avoir 10 ans environ. Il fallait traverser une jungle pour accéder aux ruines des anciens bâtiments d’accueil touristique et à la terrasse sur le lac.
2 – Quand tu circules sur le terrain, existe-t-il des signes grâce auxquels tu reconnais « Ah, là c’est une friche à coup sûr ! », lesquels en particulier ?
Une friche, pour moi, c’est un endroit où subsistent les vestiges d’une activité humaine abandonnée et où la végétation spontanée se déploie à nouveau.
On caricature souvent l’intérêt des friches sous la forme de la reconquête de la « gentille » nature sur la « méchante » industrie mais c’est probablement plus complexe que ça. Je pense qu’en tant qu’être humain, on est rassuré par un paysage lisible. Les ruines d’un bâtiment, le tracé d’une ligne de chemin de fer abandonnée ou une dalle de béton offrent au regard une structure claire et compréhensible. En occupant cette trame initiale très structurante, la végétation spontanée de la friche donne une dimension organique, libre et sauvage qui crée un contrepoint à la rigidité du patrimoine humanisé. C’est la combinaison des deux pôles qui m’intéresse.
On peut donc aussi avoir des friches agricoles. C’est le cas par exemple du Polder de Kruibeke, près d’Anvers, où d’anciennes parcelles agricoles ont été reconverties en réserve naturelle. La structure du polder est encore clairement visible avec un réseau rectiligne de fossés et de digues mais la végétation y est luxuriante et l’abondance d’oiseaux est incroyable. D’un point de vue paysager, je trouve ça très réussi. Mais c’est aussi très utile puisque c’est une des nombreuses zones inondables qui protègent la ville d’Anvers en cas de fortes crues.
3 – Ton rapport aux friches a-t-il changé au cours de ta vie professionnelle ?
C’est en faisant des récoltes de semences de plantes sauvages pour le compte d’Ecosem, producteur de semences pour prairies fleuries, que les friches sont apparues dans mon univers professionnel. On y trouve en effet pas mal de plantes sauvages qui varient en fonction des conditions particulières du milieu.
Plus tard, en travaillant pour la Ville de Charleroi à l’élaboration d’une stratégie « Nature en Ville », nous avions décidé de mobiliser certaines friches pour renforcer l’armature des espaces de nature au sein de la Ville, qu’ils soient accessibles au public ou destinés à un statut de protection. Quand on décide d’ouvrir les yeux sur ces friches, on voit qu’elles constituent un élément essentiel du réseau écologique.
Aujourd’hui, dans ma pratique de paysagiste, la tension entre la structure forte des ruines et la spontanéité de l’occupation végétale des friches est une grande source d’inspiration. J’aime beaucoup proposer à mes clients une trame assez simple et rigide et puis l’occuper avec une végétation d’allure sauvage, qu’elle soit réellement spontanée ou recréée par semis et plantations en fonction du contexte.
4 – As-tu remarqué une évolution dans la perception des friches autour de toi ces dernières années ?
Il y a une dizaine d’années, j’ai eu une mission pour la Région Wallonne : élaborer des itinéraires cyclables longue distance à vocation touristique. Un des itinéraires proposés longeait la Sambre et la Meuse entre Erquelinnes et Liège et bordait de nombreuses friches industrielles. C’était selon moi un formidable support pour raconter l’histoire de la Région. Un de mes interlocuteurs, haut-responsable au Commissariat Général au Tourisme, ne prétendait pas accepter cet itinéraire parce qu’il trouvait les friches moches et déprimantes. Il voulait détourner l’itinéraire vers les zones rurales. Je pense que je n’aurais plus ce genre de difficulté aujourd’hui : l’intérêt touristique des friches a été largement démontré, en Allemagne par exemple.
Mais il faut rester à l’écoute de la signification locale de chaque friche. On ne peut pas décréter que les friches sont intéressantes d’un point de vue historique, paysager et écologique et les imposer aux riverains. Les friches industrielles, pour de nombreux Carolos par exemple, sont toujours le marqueur paysager de la déprise économique, de la disparition d’un âge d’or. Malgré la pollution générée sur les quartiers voisins et sur l’environnement en général, malgré la pénibilité du travail, ces industries sont regrettées par une partie de la population. Transformer ces friches en espaces semi-naturels, mettre en valeur le patrimoine, c’est enterrer symboliquement toute perspective de reconversion porteuse d’emplois. La réhabilitation des friches doit prendre en compte cette dimension sociale si on veut que ça marche. C’est de l’aménagement du territoire, dans toute sa complexité.
5 – Décris un aménagement de friche qui t’a particulièrement marquée et pourquoi il t’a marquée.
Ce qui est vraiment formidable, c’est quand on oublie qu’il y a eu un aménagement…
« Le jardin du Tiers Paysage », aménagement de Gilles Clément sur le toit de la base sous-marine de Saint-Nazaire en est un exemple très réussi. On garde l’impression d’être le premier à découvrir cet endroit.
Le problème, c’est que la plupart des friches sont gravement polluées et ne peuvent pas être simplement ouvertes au public. Les opérations de dépollution, si elles ne sont pas accompagnées par une démarche paysagère dès le départ, les modifient radicalement et proposer ensuite un aménagement qui donne l’impression que « rien n’a changé » est une démarche qui demande beaucoup de subtilité. Mais il est possible de penser le paysage en même temps que le choix des techniques de dépollution. Certains paysagistes s’en sont fait une spécialité, comme Julie Bargmann aux USA.
6 – La nature qui est déjà là, ancienne, sauvage, ordinaire, comment contribue-t-elle à rendre ta vie plus agréable ?
En tant que paysagiste, les bouleversements climatiques nous obligent à faire preuve d’humilité : on ne sait pas vraiment ce qui sera adapté aux conditions qui seront les nôtres dans seulement 10 ou 20 ans. Il ne suffit pas de planter ce qui marche au Sud : nous ne sommes pas à l’abri d’un hiver rigoureux qui viendrait tout anéantir, les régimes de précipitations et les sols ne sont pas ceux de la Méditerranée non plus. La nature spontanée fait le boulot pour nous : elle nous guide en sélectionnant, comme elle l’a toujours fait, les organismes les plus adaptés. S’en remettre à la spontanéité du vivant a quelque chose de profondément agréable et rassurant. Créer des espaces de libre-évolution des milieux, ce que Baptiste Morizot appelle « raviver les braises du vivant », c’est probablement la meilleure chance de maximiser les conditions de la vie sur Terre.
7 – Y a-t-il en Wallonie un site industriel que tu rêves de réaménager ?
Je suis sous le charme de la parcelle Duferco-Carsid située à Dampremy, entre le cimetière et le terril Saint-Théodore Est. Nous lui avons même donné un nom, le « Parc de la Lune », même s’il n’existe pas vraiment et reste totalement interdit d’accès. Certaines dalles se sont fracturées et la végétation spontanée pousse le long de ces longues fractures rectilignes. La vue y est juste incroyable.
Mais ce site devra, d’une manière ou d’une autre, être dépollué si on veut le rendre accessible. Tout l’enjeu serait de dépolluer en sachant vers quel paysage on veut aller, afin de choisir les techniques les plus adaptées pour respecter les éléments qui le structurent et le rendent si particulier… Beau défi !
8 – Fais-nous voyager vers un endroit dans le monde où tu as vu des friches fabuleuses. Était-ce en Wallonie, en Flandre ? A Bruxelles ? Ailleurs ?
Le cas désormais emblématique de l’IBA Emscher Park en Allemagne est vraiment intéressant. Les pouvoirs publics ont suscité une réflexion sur un territoire en déclin économique de 800 km² comportant de nombreuses friches (essentiellement des mines et des usines sidérurgiques). Ils ont abordé la question de manière transversale, dès les années ’90, en envisageant un avenir qui combinerait la création d’un gigantesque parc paysager sur ce territoire, la mise en valeur du patrimoine industriel, la restauration écologique de la rivière terriblement polluée et artificialisée, la création d’un réseau cyclable utilitaire et de loisirs ainsi que l’intégration de nouvelles formes d’habitat et de lieux de travail très qualitatifs. Et le résultat implique par exemple que la vie quotidienne, les loisirs (éléments de jeux, voies d’escalade, etc.), soient intégrés dans les anciennes friches, tout en respectant le patrimoine. Cette approche coordonnée fait rêver quand on voit la situation wallonne…
Trois aspects de l’Emscher Park en Allemagne. Photos Julie Charles.