La démocratie au service de l’assiette pour tous

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Près de 130 personnes ont participé activement à l’événement « La démocratie au service de l’assiette pour tous. Comment assurer collectivement une transition vers des systèmes alimentaires justes et durables au niveau (supra) local? », co-organisé par IEW* dans le cadre du RAWAD (Réseau des Acteurs Wallons pour une alimentation durable) le 19 février dernier à Namur. Ces personnes aux profils variés (associations, administrations, élus, cantines, citoyens engagés, …) étaient présentes pour écouter interventions et témoignages, réfléchir, discuter, partager, co-construire, autour d’une question centrale : Comment mettre en place des mécanismes de gouvernance démocratique cherchant à faire participer les différents acteurs et citoyens, y compris les plus fragilisés, et permettant l’émergence de systèmes alimentaires justes et durables ? Eléments saillants de la journée et pistes de réflexions.

 

Démocratie alimentaire : articuler dimension collective et dimension individuelle

Selon le professeur Collart-Dutilleul, Professeur émérite des Universités, fondateur du Centre Lascaux sur les Transitions (CELT), l’enjeu d’une démocratie alimentaire est de construire un système alimentaire territorial (SAT) en articulant dimensions collectives et dimensions individuelles.

Concerté, partagé et gouverné collectivement, le SAT est construit autour d’une démocratie de consensus plutôt que majoritaire en cherchant à articuler les différences et non les ressemblances des acteurs qu’ils soient économiques (producteurs, transformateurs, distributeurs…), institutionnels et politiques ou citoyens.

Des valeurs fortes de » santé commune » guident les décisions en prenant en compte la bonne santé de l’environnement, de l’économie, des citoyens et des liens sociaux. Le SAT ajuste intelligemment les ressources et les besoins en raisonnant de la fourchette à la fourche (et pas l’inverse !). L’agriculture locale est développée non pas pour répondre aux marchés internationaux mais aux besoins des mangeurs. Réaliser un diagnostic partagé sur l’offre naturel du territoire est une des premières étapes indispensables. Evaluer régulièrement les actions en s’appuyant sur des indicateurs objectifs de réussite pour réorienter la stratégie et les actions en est une autre.

A côté de la dimension collective, la démocratie alimentaire donne le pouvoir individuel d’une part d’accéder à une alimentation suffisante, saine, de qualité, conforme à la culture et d’autre part de choisir en fonction de critères librement consentis. Il ne s’agit pas de générer un régime coercitif peu digeste en imposant ce que chacun doit manger. Cette liberté s’accompagne d’une information claire et de confiance (sur l’origine des produits, leurs fabrications, etc) et d’une éducation des mangeurs sur les multiples enjeux de l’alimentation pour qu’ils deviennent des consommateurs citoyens. L’alimentation devient alors une composante du contrat social territorial.

Les mantras de la participation et du bien manger, source potentielle d’exclusion

L’intervention de Lotte Damhuis, chercheuse à la Fédération des Services sociaux, corrobore le fait qu’il est nécessaire d’aller au-delà d’opérations de sensibilisation des publics précarisés à l’alimentation durable en modifiant le système (alimentaire) en profondeur. Ces personnes ont souvent en effet une vision riche de la notion de bien manger, bien plus large que le contenu gustatif de l’assiette. Les campagnes de sensibilisation autour de l’alimentation saine peuvent être ressenties par les personnes en pauvreté alimentaire comme particulièrement infantilisantes et culpabilisantes. L’accès au manger sain, souligne la chercheuse, est complexe et n’est pas qu’affaire de volonté individuelle ou d’auto-discipline et ce, quel que soit le niveau socio-économique des personnes. S’il existe des enjeux de niveaux de connaissance et d’éducation, c’est davantage une question de moyens (matériels, financiers, …), de situations et d’habitude de vie, de liens sociaux. Le contexte d’offre du système agro-industriel explique également certaines habitudes alimentaires. Ces différents freins peuvent d’ailleurs être présents dans toutes les catégories de la population[1].

« Cette approche éducative sur les bienfaits d’une « bonne alimentation » nous paraît dès lors, de ce point de vue, peu efficace, voire même stigmatisante »

Selon la chercheuse, les tentatives d’ouvrir des projets et dispositifs participatifs en alimentation durable existant – GAC, commerces coopératifs, potagers urbains, ateliers cuisines, …- à des personnes plus précarisées et ce, avec l’objectif louable de ne pas les oublier, produisent souvent des résultats mitigés.

Plusieurs barrières sont évoquées par les publics eux-mêmes : les questions d’accès à l’information (accès à internet, à un ordinateur,..), les divergences d’intérêt pour les activités proposées, les coûts financiers (aussi bas qu’ils puissent paraître aux yeux des gestionnaires et animateurs des espaces alternatifs) ou, l’intériorisation du stigmate d’émargeant au CPAS. En plus de ces barrières concrètes, les personnes disent ne pas se « reconnaître » dans ces espaces, se sentir différentes des personnes qui les fréquentent, sans nécessairement toujours pouvoir mettre des mots précis sur ces ressentis. Et la chercheuse de préciser que les récits, les discours et pratiques de ces réseaux alimentaires alternatifs « incluent peu les représentations et significations culturelles de l’alimentation d’autres groupes sociaux, en particulier des plus défavorisés ».

La chercheuse suggère pour conclure de soutenir la mixité sociale là où elle existe déjà (par exemple dans un quartier), ou là où elle constitue une volonté effective et exprimée par les populations concernées plutôt que d’en faire une finalité en soi, portée par une élite, soucieuse d’ouverture.

La force des expériences

De nombreuses villes et régions partout dans le monde expérimentent des modes de gouvernance participatifs pour développer des systèmes alimentaires plus durables. Quatre porteurs d’initiatives étaient présents pour nous raconter leur expérience.

En Grande-Bretagne, 56 villes ont mis en place des Food Council ou conseils de politique alimentaire. Parmi ces initiatives, un tiers sont des initiatives politiques, un tiers associatives et un tiers citoyennes. Selon Alizée Marceau, coordinatrice du projet Sustainable Food Cities, chaque configuration amène son lot d’avantages et d’inconvénients. Les avantages d’une configuration portée par le politique sont la disponibilité des moyens plus importante, les facilités administratives, l’accès aux techniciens et au pouvoir décisionnel et la crédibilité. Par contre, cette configuration manque souvent de flexibilité, la prise de décision est plus lente et tisser des liens avec les citoyens reste difficile. Les configurations citoyennes ou associatives sont davantage ancrées sur le terrain mais manquent souvent de moyens, empêchant la réalisation d’actions de plus grande ampleur et de plus long terme.

A Gand, le Voedselraad existe depuis 5 ans et s’est construit grâce à des échanges réguliers, avec des Conseils existants à l’international (Bristol, Toronto, Nairobi, …). Sa gouvernance est relativement peu formalisée ce qui a permis une forte évolution au cours du temps. Selon Katrien Verbeke, coordinatrice de la stratégie “Gent en garde », les élus gardent en général une certaine méfiance vis-à-vis des dynamiques de participation. L’administration joue un rôle important dans la création de liens de confiance entre l’échevine et le Conseil. La force du Conseil est de réunir différents acteurs qui discutent de manière constructive autour de sujets parfois conflictuels. Pour Katrien Verbeke, le niveau local est particulièrement pertinent pour rapprocher des acteurs qui ont des visions parfois très différentes « comme le Boerenbond, syndicat agricole et EVA, organisation végétarienne » et innover ensemble.

Le Conseil consultatif Good Food en Région Bruxelloise résulte d’un processus de co-construction d’un plan alimentation pour la Région Bruxelloise. Constitué de 28 membres issus du SAD, il est présidé par le Cabinet de la Ministre de l’environnement et l’administration assure le secrétariat. Celui-ci est consultatif, la Ministre tranche mais, depuis peu, elle doit justifier ses décisions si elles vont à l’encontre de celle du Conseil. Des commissions thématiques existent afin d’approfondir certains thèmes de la Stratégie. Après une évaluation à mi-parcours sur le fonctionnement du Conseil les membres espèrent que celui-ci deviendra plus participatif, inclusif et transversal, avec un impact sur l’ensemble des politiques bruxelloises liées à l’alimentation.

Au sein de la Communauté d’agglomération du Douaisis, un travail participatif est mené depuis 10 ans, au départ avec le monde agricole et puis plus largement avec des acteurs du système alimentaire. Aujourd’hui le projet alimentaire territoriale (PAT), est composé de trois programmes d’actions autour des thèmes de l’agriculture, du bio et de l’alimentation/santé/environnement. Grâce à la reconnaissance nationale du Ministère de l’Alimentation en 2017, la légitimité du PAT s’en est trouvée renforcée et a permis de bénéficier de l’expertise et des échanges avec d’autres territoires. Un travail est également réalisé pour soutenir les communes dans le développement de méthodologies et de boîtes à outils pour inclure les habitants.

Quelques pistes de réflexion

Ces différentes interventions font émerger plusieurs pistes de travail intéressantes qui peuvent alimenter la Stratégie Manger demain, – également présentée dans le cadre du colloque par le cabinet du ministre de l’environnement – en particulier, pour l’élaboration du Collège Wallon de l’alimentation durable et du soutien de CPA locaux.

Il nous semble essentiel de s’adresser aux différents publics, les publics fragilisés bien sûr mais aussi les autres, en s’appuyant sur leurs réalités psycho-socio-culturelles ,car l’alimentation dite durable même si elle sonne « juste » pour un nombre croissant de personnes reste encore un concept d’initié. Il ne s’agit pas d’imposer une norme alimentaire mais de responsabiliser non pas uniquement le citoyen dans ses achats mais chaque acteur d’un territoire autour d’un projet, d’une vision collective afin de changer en profondeur le SAT. Comme le souligne Oliver Deschutter, « On ne peut plus s’en tenir à un discours qui responsabilise le consommateur individuel, il faut changer l’environnement dans lequel ce dernier est amené à faire ses choix.« 

Le niveau de participation au sein de processus de participation est un élément de réflexion important : faut-il assurer une consultation ou aller vers davantage de concertation et de co-construction entre les acteurs ? Au-delà de la volonté des autorités, l’échelle du territoire est certainement un facteur à prendre en compte, le niveau local permettant vraisemblablement davantage de se regrouper autour de projets concrets et communs.

Le facteur humain est un enjeu essentiel dans la construction de processus participatifs territoriaux. Un défi est d’installer un climat de confiance entre tous les acteurs qui ont la volonté d’aller vers plus de durabilité qu’ils soient économiques, associatifs, institutionnels, politiques et citoyens afin de permettre de pénétrer au cœur des enjeux conflictuels. Il s’agit de sortir d’une logique de défense d’intérêt pure pour aller vers plus de co-construction entre les acteurs. Formation des acteurs au dialogue et à l’intelligence collective, temps (plutôt que précipitation), évaluations régulières pour faire évoluer la gouvernance paraissent être des ingrédients indispensables.

Plus d’infos

Les différentes interventions du colloque, ainsi que les compte-rendus des tables de discussion de l’après-midi sont disponibles sur le site www.rawad.be

[1]voir également les déterminants de l’accessibilité à une alimentation durable sur le site alimentationdequalite.be

* Une organisation de la Fédération Inter-environnement Wallonie, de l’Observatoire de la Santé du Hainaut, de Espace-Environnement, de Solidaris, de la Fédération des Services Sociaux, de FIAN dans le cadre du Réseau des acteurs wallons pour une alimentation durable. En partenariat avec AIA et le projet Interreg V AD-IN.