Contournement nord de Wavre, deuxième route d’accès au parc Pairi Daiza, liaison A605 (CHB) à l’est de Liège, tracé E420-N5 au sud de Charleroi… Les projets d’extension du réseau routier, reliquats d’une politique trouvant ses origines au milieu des années 1960, semblent connaître un « retour de printemps ». Analyse d’un phénomène interpellant, illustrée par le projet E420-N5.
Pour analyser utilement un projet d’extension du réseau routier, il convient non seulement d’être au fait des caractéristiques de la région concernée (en ce compris, bien sûr, les problèmes de mobilité), mais également d’être conscient d’enjeux plus larges auxquels le projet peut – ou non – répondre. Aussi, deux petites mises en perspectives préalables nous paraissent-elles utiles, l’une relative aux bouleversements climatiques et l’autre au poids budgétaire du réseau routier wallon.
Première mise en perspective : les enjeux climatiques
Pour relever le défi climatique, il conviendrait, selon les calculs d’IEW menés à l’échelle de la Wallonie, de baisser de 6,8% chaque année les émissions de CO2 induites par le transport d’ici à 2050 (figure 1). Compter sur la seule technologie pour relever ce défi relève plus de l’acte de foi que de l’analyse raisonnée. IEW a étudié l’influence de différents scénarios d’évolution des pratiques de mobilité sur les émissions de CO2 du secteur des transports. Le scénario compatible avec l’impératif climatique (c’est-à-dire permettant une réduction des émissions de gaz à effet de serre de l’ordre de 90% entre 1990 et 2050[Pour parvenir, entre 2060 et 2075, à un fonctionnement des sociétés humaines « neutre en carbone », c’est-à-dire dans lequel les émissions de gaz à effet d’origine humaine seront nulles.]]) implique, à l’échéance 2030 (soit dans treize ans), de diminuer le volume de transports de personnes de 30% par rapport à 2015 et de réduire le nombre de kilomètres roulés en voitures de plus de 60% (tout en améliorant leur taux de remplissage). Ceci en tenant compte des évolutions technologiques. Le défi, c’est le moins qu’on puisse dire, est de taille. Si nous voulons collectivement le relever, c’est une sortie d’urgence du système automobile qu’il convient de réaliser. Dès lors, investir dans l’accroissement du réseau routier (politique qui pouvait faire sens il y a quelques décennies) implique de facto de renoncer à répondre à l’enjeu climatique. Tant du fait de l’accroissement objectif de la capacité routière que du fait de l’impossibilité de mener en parallèle, dans un contexte d’austérité budgétaire, des politiques de mobilité durable. C’était le sens du message adressé par Inter-Environnement Wallonie le 21 septembre au Gouvernement wallon[[[http://www.iew.be/spip.php?article8313]].
Figure 1 : évolution récente et désirable des émissions du transport en Wallonie. Scénario BAU du BFP = perspectives à politique inchangée établies par le Bureau fédéral du Plan
Deuxième mise en perspective : le coût du réseau
Les besoins budgétaires liés à l’entretien du réseau routier wallon peuvent objectivement être qualifiés de très difficilement compatibles avec les capacités budgétaires de la région. La DGO1 estime ainsi à 2.241.615.671 euros[[Plan infrastructures 2016/2019, partie 3, p. 38]] les seuls besoins[[« Un besoin est l’expression d’un problème, d’une situation anormale ou dégradée sur le réseau (par exemple : carrefour dangereux, pont à réparer, revêtement dégradé, éclairage à moderniser, …). », Plan infrastructures 2016/2019, partie 3, p. 7]] en matière de revêtement[[« réhabilitation complète ou des couches supérieures », Plan infrastructures 2016/2019, partie 3, p. 7]] pour remettre à niveau le réseau routier régional[[Le réseau routier régional est constitué de 2.235 km de voiries structurantes (dont 868 km d’autoroutes) et de 6.140 km de voiries secondaires. Plan infrastructures 2016/2019, partie 1, page 9]]. A cela s’ajoutent des besoins en matière d’aménagements de sécurité et traversées d’agglomérations, d’ouvrages d’art, d’éclairage, de signalisation et ITS, de modes doux, de lutte contre le bruit, … Le montant total approche les quatre milliards d’euros (tableau 1). Une fois le réseau remis à niveau, encore faut-il pouvoir l’entretenir. Or, « Une étude finalisée en janvier 2015 par la DGO1 estimait les besoins récurrents en entretien nécessaires à l’entretien des routes en Wallonie à 434,7 millions d’euros HTVA par an. […] En moyenne, ces dernières années, cette enveloppe idéale est couverte à environ 50 à 60%. »[[Plan infrastructures 2016/2019, partie 2, p. 8]] Cette insuffisance de moyens génère bien évidemment des tensions entre différentes priorités. Les arbitrages se font inévitablement au bénéfice de la réparation des ouvrages d’art dits de catégorie A (soit ceux « à défauts très importants, dangereux, à réparer en priorité absolue »), à la sécurisation de zones à risques ou à la réparation de chaussées endommagées soumises à un fort trafic plutôt qu’au bénéfice de la lutte contre le bruit ou du développement de l’infrastructure cyclable.
Tableau 1 : besoins budgétaires associés à la remise à niveau et à l’entretien du réseau routier régional wallon – Sources : plan infrastructures et notes stratégiques DGO1
Certes, les recettes du prélèvement kilométrique sont loin d’être négligeables : 229 millions d’euros par an pour la Wallonie selon les chiffres de Viapass[[http://www.viapass.be/fr/actualites/details/article/le-prelevement-kilometrique-sur-les-camions-rapporte-en-une-annee-648-millions-EUR/]]. Soit un peu plus que le déficit relatif aux besoins récurrents et entretien. La nature du prélèvement (en Wallonie, il s’agit d’une redevance pour l’utilisation du réseau concédé à la SOFICO) ne permet cependant pas d’utiliser les recettes à d’autres fins qu’à la maintenance du réseau concédé. Il semble donc difficile, malgré cet apport très substantiel, de tout à la fois remettre le réseau à niveau (en ce compris le réseau régional non structurant), répondre aux besoins récurrents en entretien et développer des politiques de mobilité durable à la hauteur des enjeux. Relevons à ce propos que, pour réaliser un transfert modal significatif vers le vélo, il est communément admis qu’un budget annuel de 10 euros par habitant est nécessaire, soit 36 millions d’euros pour la Wallonie. A titre de comparaison, aux Pays-Bas, les pouvoirs publics investissent 24 euros par habitant et par an dans les politiques cyclables.
N5 et climat : le prix de la tonne de CO2 s’envole
« Le projet de tracé de la E420-N5 ne permet pas particulièrement la mise en oeuvre des objectifs du Plan régional Air-Climat-Energie. »[Stratec. 2017. Etude d’incidences relative à l’avant-projet de révision des plans de secteur de Charleroi et de Philippeville-Couvin en vue de l’inscription d’un projet de tracé de la E420-N5 au Sud de Charleroi et du périmètre de réservation qui lui est associé – Résumé non technique (RNT), p. 8. L’étude et son résumé sont consultables ici : [http://spw.wallonie.be/dgo4/site_amenagement/index.php/site/directions/dar/pds/rie]] Cette délicieuse formulation constitue en fait une reconnaissance de l’incompatibilité entre la poursuite de la fuite en avant (auto)routière et la réponse aux enjeux climatiques. Reconnaissance vite évacuée lorsque les auteurs de l’étude d’incidences sur l’environnement (EIE) ajoutent « Cependant, il [le projet] y répond indirectement pour le transport des personnes, dans la mesure où il permet de mettre en place des projets parallèles (le BHNS [bus à haut niveau de service] et le réaménagement de la N5 en boulevard urbain, notamment) visant à rationaliser les besoins de mobilité, à encourager le report modal et à limiter la vitesse sur certaines voiries. » Cette théorie de la « réponse indirecte » mérite quelques commentaires :
les « projets parallèles » visés ici ne constituent nullement des mesures de rationalisation des besoins de mobilité, mais des pratiques de mobilité ;
- est-il indispensable de dédoubler la N5 sur une quinzaine de kilomètres s’il est prévu de créer ensuite une ligne de bus à haut niveau de service pour capter une partie significative du trafic actuel ?
- est-il bien raisonnable, dans un contexte d’urgence climatique, de consacrer entre 216 et 268 millions d’euros[[EIE, RNT, p. 18]] à la construction d’une quinzaine de kilomètres de route alors que les besoins associés au développement des alternatives de mobilité durable nécessitent aussi des investissements conséquents ?
La non-rationalité du projet eu égard au climat apparaît clairement au vu des tonnes de CO2 dont il permettrait d’éviter l’émission. « Les émissions totales liées au charroi de chantier ainsi qu’à la mise en œuvre de l’avant-projet de plan peuvent être évalués à environ 274.600 t éq. CO2. »[[EIE, RNT, p. 26]] Par ailleurs, selon les calculs de l’auteur de l’EIE, « la mise en œuvre du projet de tracé permet quant à elle d’éviter 37.760 tonnes d’équivalent CO2 en moyenne par an entre 2030 et 2050. »[[EIE, Rapport de partie II – Evaluation environnementale et d’aménagement de l’avant-projet de plan et de ses alternatives, p. 361]] Sur les 20 années considérées, la réduction nette des émissions de CO2 serait donc de 480.600 tonnes. Tablant sur un coût de mise en œuvre de 242 millions d’euros (soit le milieu de la fourchette citée dans l’EIE), le coût de la tonne de CO2 évitée s’élève dès lors à 503,5 euros. D’autres investissements (transports en commun, modes actifs) permettent de réduire les émissions de CO2 à un coût bien moindre. Par ailleurs, quelques commentaires sont également les bienvenus :
- la réduction annuelle de 37.760 tonnes suppose le maintien des volumes de trafic actuels et des niveaux d’émissions actuels – et fait donc abstraction à la fois de la nécessaire réduction de la demande, des progrès technologiques attendus et de la volonté de sortir des motorisations thermiques exprimées par les pouvoirs régionaux ;
- 37.760 tonnes par an, cela représente environ 0,44% des émissions totales du transport en Wallonie en 2014 ; cela paraît tout à la fois peu dans l’absolu et démesuré comme effet pour un tronçon de 15 km, sachant que (1) le réseau wallon compte 2.235 km de voiries structurantes (dont 868 km d’autoroutes) et 6.140 km de voiries secondaire auxquels il convient d’ajouter pour être complet 72.555 km de voiries communales et que (2) il ne s’agit nullement de supprimer du trafic mais de le réorienter ;
- le calcul des auteurs de l’EIE est mené sur la période 2030-2050 ; or, pour éviter des dérèglements climatiques majeurs, il convient de baisser les émissions de gaz à effet de serre de 90% entre1990 et 2050 ; à la vue de ces chiffres, on mesure le fossé entre l’outil proposé ici et le défi à relever.
Des incidences diverses…
Le « risque d’incidences sur le bâti a été limité » soulignent les auteurs de l’EIE. Qui ajoutent « Au total, l’ensemble du périmètre de réservation projeté est inscrit en surimpression de 80 maisons, 12 bâtiments commerciaux, un hall omnisport, un espace communautaire, une ferme et quelques bâtiments agricoles, granges ou garages. »[[EIE, RNT, p. 12]] Réjouissons-nous donc que le risque ait été limité : on est en effet en droit de se demander ce qu’il en serait s’il ne l’avait pas été…
Les auteurs de l’EIE n’en demeurent pas moins sensibles aux effets du projet : « La présence et le fonctionnement de la nouvelle infrastructure routière généreront également une série d’incidences importantes sur l’environnement : modifications du paysage et de l’environnement sonore, pollutions atmosphériques à proximité de l’infrastructure, fragmentation du réseau écologique, etc. »[[EIE, RNT, p. 36]] Plus précisément :
- « les tronçons III [branche ouest de 4.958 m] et IV [branche est de 6.038 m] traversent des massifs forestiers classés comme sites. » [[EIE, RNT, p. 14]]
- « En ce qui concerne les activités agricoles et sylvicoles, les effets de la mise en œuvre de l’avant-projet de plan seront importants au niveau local, avec le démembrement de parcelles par le passage de l’infrastructure projetée. Environ 33 hectares de parcelles agricoles et 18 hectares de zones forestières se situent sous l’emprise approximative du projet de tracé. » [[EIE, RNT, p. 18]]
- « Les modélisations montrent que si l’infrastructure est établie au niveau du sol, elle aura un impact large sur l’environnement sonore à proximité du projet de tracé avec des niveaux de bruit Lden[LDEN est l’indicateur de bruit jour-soir-nuit qui est utilisé pour représenter le bruit moyen sur 24 heures, compte tenu de l’impact plus important du bruit durant la soirée et la nuit ; il est exprimé en décibels (dB)]] supérieurs à 60 dB(A) de 130 m jusqu’à 300 m de part et d’autre de celle-ci selon le tronçon considéré, la topographie du site et le bâti. »[[EIE, RNT, p. 24]] Rappelons que l’Organisation Mondiale de la Santé (OMS) estime que des effets néfastes pour la santé humaine sont associés à des niveaux de bruit de 40dB durant la nuit[[World Health Organization (WHO): Night noise guidelines for Europe, 2009 – [http://www.euro.who.int/en/health-topics/environment-and-health/noise/publications/2009/night-noise-guidelines-for-europe]] et de 55dB durant la journée[World Health Organization (WHO): Guidelines for Community noise, 1999 – [http://apps.who.int/iris/handle/10665/66217]].
Néanmoins, dans l’esprit de ses promoteurs (et nous ne doutons pas qu’ils soient sincères), les bénéfices attendus du tracé routier semblent dépasser largement ses incidences négatives.
Acceptation passive ou politique volontariste ?
Le projet de tracé E420-N5 illustre parfaitement la fuite en avant (auto)routière qu’IEW dénonce inlassablement depuis (au moins) une vingtaine d’années : tout accroissement, toute « amélioration » du réseau induit une augmentation de trafic qui nécessite de nouvelles adaptations, lesquelles génèrent un surcroît de trafic, … Les auteurs de l’EIE ne disent rien d’autre lorsqu’ils soulignent que : « La mise au gabarit autoroutier du contournement de Couvin et de l’autoroute A304 à la frontière française, entre Charleville-Mézières et Rocroi, renforcera l’attractivité de l’itinéraire E420-N5 pour les déplacements internationaux et induira ainsi une augmentation du trafic transfrontalier sur la N5. »[[EIE, RNT, p. 6]] Ou encore : « L’augmentation de la capacité des voiries et les mesures favorisant les reports modaux pourront tout au plus permettre d’absorber les augmentations de trafic importantes attendues à moyen terme et liées à l’amélioration de l’attractivité de l’itinéraire E420 suite aux aménagements réalisés plus au sud (sécurisation de la N5 entre Somzée et Frasnes, contournement de Couvin et autoroute entre Rocroi et Charleville-Mézières). »[[EIE, RNT, p. 26]]
Accepter de poursuivre dans cette voie, accepter l’augmentation de la demande de transport, accepter d’y répondre par l’accroissement du réseau, c’est, de facto, renoncer à mettre en œuvre les politiques indispensables pour (entre autres) éviter des bouleversements climatiques majeurs. C’est, pour les autorités publiques, se cantonner à un rôle de « facilitateur » d’évolutions sociétales sur lesquelles elles renoncent à agir, même si ces évolutions nous conduisent droit dans le mur.
Mais qu’en est-il donc des solutions alternatives ? Les auteurs de l’EIE relèvent que : « Sans la création d’une nouvelle infrastructure, il serait nécessaire de travailler sur tous les aspects de la mobilité et des transports c’est-à-dire la voiture (parkings relais ou de covoiturage, aménagements de certains carrefours, etc.) les transports en commun et le transport de fret (ligne de BHNS, mesures encourageant le transport ferroviaire de personnes et de marchandises) et les modes actifs (pistes cyclables, etc.). »[[EIE, RNT, p. 8]] Ce qui équivaut à reconnaître que, sans la route, il faudrait mettre en place une réelle politique de mobilité durable !
Il est extrêmement difficile de s’extraire d’une logique de pensée dans laquelle on a l’habitude de fonctionner. Les gestionnaires de voiries qui ont, durant toute leur carrière, répondu à la croissance de la demande de transport par une augmentation des capacités du réseau ont naturellement beaucoup de mal à entrer dans un nouveau référentiel, un nouveau mode de pensée dans lequel la réponse aux crises environnementales constitue LA priorité, dans lequel la maîtrise de la demande de transport et le transfert modal sont reconnues comme solutions d’avenir. Dans ces conditions, il est piquant de remarquer que, au cours des débats qui entourent les projets (auto)routiers, ce sont généralement les environnementalistes qui se font taxer de dogmatiques et de passéistes… Au-delà de ces anathèmes, IEW suggère aux uns et aux autres d’accepter le constat (objectivement très désagréable) de l’urgence environnementale, d’accepter que la prolongation des tendances actuelles n’est pas soutenable et de travailler, ensemble, à la mise en place de politiques de mobilité alternatives, seules susceptibles d’apporter ce bien-être sociétal auquel nous aspirons tous.