Il a toujours habité le village. D’abord la ferme du Calvaire, exploitation familiale où il est né et a vécu jusqu’à son mariage, puis cette maison où il abrite ses joies et ses malheurs depuis plus d’un demi-siècle. C’est là qu’il s’est installé avec sa jeune épouse au lendemain de la guerre. Là qu’ils ont développé un commerce qui les occupa jusqu’à la mort de celle sans qui la vie n’eut plus jamais la même saveur.
Lorsqu’il s’y est installé, la maison constituait le centre névralgique du village avec la boulangerie, la boucherie et le café ramassés dans un rayon de 200 mètres. Les habitants venaient à pied ou à vélo faire leurs courses et discuter des dernières nouvelles du coin Aujourd’hui, il n’y a plus de boulangerie, plus de boucherie, plus de café ; les navetteurs passent en voiture, le regard vide et l’accélérateur nerveux, pressés de regagner leur sweet home érigée dans un des innombrables lotissements ayant pris la place des parcelles agricoles.
Immeuble désormais impersonnel posé le long d’une voirie devenue un déversoir automobile permettant de rejoindre la nationale et l’autoroute, la maison du Père René a pris au fil du temps un caractère invivable. C’est qu’elle a la malchance d’être située au bout de la seule ligne droite que compte cette route d’accès aux voies rapides. Un hectomètre rectiligne qui produit sur les conducteurs un effet semblable à celui du chiffon rouge agité devant le taureau. A tout heure du jour et de la nuit, c’est “la ligne droite des stands” : on met les gaz pour 75 mètres d’accélération forcenée… suivis de 25 mètres de freinage à bloc pour préparer le retour à un tracé tortueux. Qu’il soit au volant d’une voiture, d’une moto, d’un autobus, d’un camion voire d’un tracteur, l’homo motor mobilis commun semble incapable de résister à cette tentation de l’emballement moteur. Résultat de cette conduite sportive : des vibrations d’autant plus fortes que le macadam a depuis longtemps rendu les armes et présente un profil de bosses et de fosses aux effets démultiplicateurs. Chacun dans la rue connaît les armoires qui tressautent et les livres glissant sur les rayons des bibliothèques. Mais le Père René, lui, a vu son plafond s’affaisser, ses murs se fissurer, son carrelage se soulever, ses portes se coincer. Et cette maison qui périclite, c’est sa vie qui s’effrite, des décennies de souvenirs qui tombent en ruine. Face à ce spectacle, il a pleuré. Puis a décidé de lutter.
A la veille des dernières élections communales, il a fait visiter aux représentants de chacune des listes en présence sa demeure sinistrée, le living parsemé de madriers soutenant plus mal que bien un plafond aspiré par le vide, les portes devenues impossibles à mouvoir, la cuisine où, au sol comme sur les murs, les carrelages affichent des fissures chaque jour un peu plus grandes. Tous lui ont dit leur solidarité et leur engagement à prendre des mesures s’ils arrivaient aux commandes.
Au lendemain du scrutin, le Père René voulait croire au changement. Ceux qu’ils considéraient comme les seuls crédibles et susceptibles d’agir formaient une majorité en laquelle, malgré son caractère un brin anar, il plaçait de réels espoirs.
Mais deux ans plus tard, rien n’avait changé. Le trafic a continué à s’amplifier sans que rien ne soit fait pour le réguler, sinon le limiter. La maison a continué à s’abîmer et son propriétaire à se dessécher.
Il y a quelques semaines, une ambulance a emporté le Père René. A plus de nonante ans, il n’avait plus la force de s’accrocher. Contrairement à ce qu’il avait toujours souhaité, il ne finira pas sa vie chez lui, entre ces murs où il a construit son existence. Souvent, il disait: “Je n’ai pas eu une vie facile mais je préfère avoir vécu ce que j’ai vécu que ce qui se prépare…” Et en regardant sa maison, il ajoutait: “Qu’est-ce que je peux faire ? Rien… Je subis et je ne peux qu’espérer que les gens changent leur comportement ou qu’on prenne des mesures qui les y obligent…”