*Titre de la rédaction. L’original est : Delphine Batho, députée, et Olivier De Schutter, juriste : « Nous refusons l’idée qu’il faudrait choisir entre lutte contre la pauvreté et respect des limites planétaires »
Delphine Batho, députée, et Olivier De Schutter, juriste : « Nous refusons l’idée qu’il faudrait choisir entre lutte contre la pauvreté et respect des limites planétaires »
De partout, des appels se font entendre pour repenser la lutte contre la pauvreté afin de tenir compte des limites planétaires.
Il y a cinquante ans déjà, une équipe du Massachusetts Institute of Technology (MIT) présentait ses conclusions, à la demande du Club de Rome, et indiquait que l’augmentation du produit intérieur brut (PIB) ne pouvait se poursuivre indéfiniment : la poursuite de la croissance économique allait inévitablement conduire à l’épuisement des ressources non renouvelables et à des niveaux de déchets et de pollutions que les écosystèmes ne pourraient pas absorber. Les scientifiques sont de plus en plus nombreux à partager ce diagnostic.
Depuis une dizaine d’années, à l’appel notamment de Tim Jackson, de Dominique Méda, de Vincent Liegey et de Timothée Parrique, des économistes tentent de construire des modèles macroéconomiques prenant en compte l’impératif de ralentir.
Les politiques eux-mêmes commencent, enfin, à prendre la mesure du défi. Deux signes, parmi d’autres : l’écho qu’a reçu un rapport présenté à l’ONU sur l’éradication de la pauvreté « au-delà de la croissance » ; et l’engagement des gouvernements, inscrit dans le pacte adopté lors du Sommet de l’avenir qui s’est réuni à New York les 22 et 23 septembre, à recourir à des indicateurs de progrès qui vont au-delà du PIB.
Lutte contre le matraquage publicitaire
La lutte contre la pauvreté a traditionnellement été pensée comme une séquence en trois temps :
– par la croissance économique, on augmente la richesse disponible ;
– par la fiscalité imposée aux entreprises et aux ménages aisés, l’Etat finance ses budgets ;
– par les services publics et la protection sociale, il assure sa fonction de redistribution.
La fonction redistributive de l’Etat-providence demeure essentielle. Mais cette manière de procéder entretient la concurrence entre lutte contre la pauvreté et réduction de l’empreinte environnementale. Il faut donc élargir la panoplie des instruments déployés afin d’atténuer cette tension, à défaut de pouvoir la faire disparaître tout à fait.
La réduction des inégalités est essentielle à cet égard. L’exclusion sociale résulte certes d’abord des privations matérielles sévères qui découlent de l’absence de revenus suffisants, et les statistiques nous rappellent à cette réalité : en Europe, 23,9 millions de personnes sont en grande pauvreté. Mais elle résulte aussi des écarts de revenus entre les plus riches et les plus pauvres, lesquels peuvent se sentir exclus même lorsque leurs besoins essentiels sont satisfaits, lorsque les attentes sociales évoluent avec l’augmentation du niveau de vie moyen : ne pas pouvoir partir en classe verte ou s’inscrire à une activité parascolaire, ne pas pouvoir acheter l’équipement sportif requis, ou ne pas pouvoir prendre part à la vie sociale parce qu’on a honte d’être mal habillé. Cela aussi fait partie de l’expérience d’être pauvre.
La lutte contre l’obsolescence programmée et contre le matraquage publicitaire fait aussi partie de ce programme. Car le sentiment d’exclusion résulte aussi de cette injonction de consommer, et de renouveler sans cesse les objets de la vie courante, qui vous fait vous sentir marginalisé dès lors que vous ne pouvez plus soutenir la comparaison sociale.
L’illusion de la croissance infinie
Plus largement, inventer une lutte contre la pauvreté qui ne repose pas sur l’illusion de la croissance économique infinie, c’est aussi orienter l’utilisation des ressources limitées dont nous disposons vers la satisfaction des besoins essentiels, plutôt que vers la satisfaction des fantasmes et des désirs frivoles de consommation des plus aisés.
Il n’est pas normal que l’on continue de produire des voitures surpuissantes et des jets privés ou de construire des villas luxueuses, alors que les ménages en pauvreté ne parviennent ni à se déplacer ni à se loger décemment, en raison du sous-investissement dans les transports publics ou dans les logements sociaux.
Or, tant que l’essentiel de la machine économique sera entre les mains d’entreprises principalement orientées par la recherche de profits, elle répondra à la demande exprimée par les ménages au pouvoir d’achat le plus élevé plutôt qu’aux besoins essentiels des moins favorisés. C’est pourquoi l’économie sociale et solidaire a un rôle essentiel à jouer dans le monde de demain.
Nous refusons l’idée qu’il faudrait choisir entre lutte contre la pauvreté et respect des limites planétaires, entre répondre aux craintes de la « fin du mois » et répondre à l’anxiété de la « fin du monde ». Nous pensons que les deux combats sont à mener de front.
Nous pensons aussi que cela ne sera possible que si l’on cesse de fétichiser la quête de l’augmentation du PIB, et qu’on se donne d’autres priorités que l’augmentation de la richesse disponible. C’est pourquoi nous soutenons l’initiative des parties prenantes du séminaire qui s’est réuni le 27 septembre au Palais-Bourbon : il est possible de regarder au-delà de l’horizon.
Auteur·trices : Olivier De Schutter (Rapporteur spécial de l’ONU sur les droits de l’homme et l’extrême pauvreté et juriste belge) et Delphine Batho (Députée (Génération écologie) des Deux-Sèvres, ancienne ministre de l’écologie, du développement durable et de l’énergie)
Crédit image d’illustration : Adobe Stock
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