La publicité commerciale dégrade l’empathie en envie

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L’étude « Education Permanente » 2023 de Canopea porte sur la nécessaire régulation de la publicité commerciale. Une série de questions relatives à cette nécessité structure ce texte. Au terme d’une liste non-exhaustive les reprenant, nous rebondirons sur deux brefs extraits évoquant la société de consommation, issus d’ouvrages récents (2023) de la philosophe Cynthia Fleury et de l’économiste Christian Arnsperger. Il y est question de « désir mimétique », concept incontournable pour saisir le degré de nuisance conséquent que la publicité a sur le lien social : elle favorise la rivalité au dépend de l’empathie. La plus belle mission qu’une femme ou un homme puisse avoir dans la vie n’est-elle pas, pourtant, de créer du lien ?

La publicité est-elle un substitut du christianisme déclinant ?

La publicité (et plus largement la propagande) répond-elle aux exigences démocratiques ?

La régulation de la publicité est-elle une exigence sociale ou une exigence environnementale ?

Toucher à la publicité constitue-t-il une atteinte à la liberté d’expression ?

Le développement incontrôlé de la publicité commerciale sur la toile est-il le signe d’un effondrement de notre société capitaliste ?

L’éducation offre-t-elle une protection suffisante aux « raffinements » des moyens utilisés par le marketing pour nous pousser à l’achat ?

Pourquoi les politiques ignorent-ils les appels, nombreux, de la société civile pour réguler la publicité commerciale ?

Pourquoi Paul Magnette, président du PS, se prononce-t-il pour la suppression de la publicité commerciale à destination des enfants mais les élus socialistes ne déposent aucun projet de loi allant dans ce sens ? Pourquoi le MR est-il favorable à cette pratique ? Pourquoi la plupart des hommes et femmes politiques considèrent que c’est un mal nécessaire ?

Pourquoi, alors que le monde médical le réclame à cor(ps)et à cris, sur base d’arguments scientifiques et cliniques, le politique n’interdit-il pas la publicité commerciale pour la malbouffe (y compris les boissons) à destination des enfants ?

L’argent de la publicité (privé) influence-t-il le contenu des activités (publiques ou non) qu’il finance (ex : chaines publiques, art, presse) ?

Tout ce qui est financé par la publicité va-t-il disparaître si celle-ci est interdite ?

Pourquoi la RMB qui gère la publicité sur la RTBF se moque-t-elle de nous avec ses « écrans bleus » qu’elle présente comme de la publicité durable alors qu’il s’agit d’une manœuvre d’évitement supplémentaire pour échapper à une vraie régulation ?

Est-il souhaitable de transposer les outils et techniques du marketing et de la publicité commerciale à la promotion de pratiques de consommation intégrant les défis auxquels notre société doit faire face (climat, biodiversité, inégalités sociales, santé publique, pauvretés,…)  ?

Autant de questions parmi tant d’autres auxquelles le présent dossier tente d’apporter des éléments de réponses destinés à alimenter un débat susceptible de faire évoluer les politiques publiques de régulation/interdiction de la publicité commerciale. Il se termine par une série de revendication et de pistes concrètes pour ce faire.

Mais au-delà, l’étude interroge fondamentalement le déni sociétal particulier dont est l’objet la nuisance que constitue la publicité. Nuisance que l’on peut, sans exagérer, résumer sous le terme d’aliénation mentale. Une aliénation prônée comme une vertu par notre système capitaliste croissanciste … Cette aliénation, nous l’acceptons volontiers, jusqu’à la servilité. Pourquoi ?

Deux « inspirations » pour illustrer l’enjeu

Cynthia Fleury, philosophe : « Les expériences d’effondrement ne sont pas uniquement l’autre nom des catastrophes naturelles ou humaines. Un effondrement plus sourd gangrène les sociétés développées, et hélas oriente le désir et les imaginaires des sociétés qui le sont moins. Hans Jonas l’avait nommé « apocalypse rampante », et chacun le connait sous le nom de surconsommation, le surplus étant devenu pour certains la seule preuve de la dignité. N’est signe de dignité que la satiété, alors même qu’elle rend malades les corps et qu’elle est techniquement impossible : le sujet qui a oublié la règle originelle de la sublimation de la finitude croit qu’il faut se remplir, de manière compulsive et boulimique, pour rassurer l’immense angoisse de vivre et la crainte, dans la rivalité mimétique, d’apparaître moins bien loti que son voisin. »1

Dans son ouvrage publié au début de cette année 20232, l’économiste Christian Arnsperger explique que dans les sociétés occidentales modernes, le désir de posséder des choses plus ou moins rares s’est progressivement transformé en besoin : les biens matériels considérés comme des luxes deviennent des nécessités. D’où une insatisfaction chronique : nous vivons dans une rareté imaginaire, fondée sur le désir mimétique et sur une « compulsion de la nouveauté» qui ne peut être assouvie que par de nouveaux cycles d’innovations techniques et de croissance.

L’ homo œconomicus crescens – c’est ainsi que Christian Arnsperger caractérise l’humain vu par la « science » économique orthodoxe – n’est pas une construction intellectuelle. « Il est le produit d’une histoire économique et politique qui vit triompher l’idéologie de la croissance. Il fallut, pour cela, nier les performances du mode de production ancien fondé sur la petite propriété et les communs, favoriser les investissements industriels en invisibilisant les externalités environnementales, et adopter un système bancaire dans lequel l’endettement doit  rester élevé et lié à des perspectives de croissance perpétuelles. C’est ainsi que, peu à peu, la croissance de la production par tête est devenue garante de l’emploi, et le shopping, l’acte citoyen par excellence par lequel les consommateurs sont invités à soutenir les activités productives » (souligné par nous).

Il avance que « nous sommes des êtres aliénés : nous portons en nous des potentiels humains non actualisés qui nous sont rendus inaccessibles. Le système économique en place occulte ces potentiels et nous rend étrangers à nous-mêmes. Et pourtant, nous adhérons à ce système par nos pratiques : travail, consommation, marketing, épargne, investissement, etc. L’un des symptômes de notre aliénation est notre relative absence de questionnement critique et existentiel. » Il poursuit : « Dans la « science » économique dominante, cette absence de questionnement est enchâssée dans les hypothèses mêmes de la théorie. L’« agent rationnel » est censé se préoccuper de sa richesse en termes de biens et de services. Il est censé toujours préférer plus à moins. (…) Dans cette perspective très singulière, seul importe que le plein potentiel productif de l’économie soit actualisé, afin que chaque individu puisse actualiser son plein potentiel (infini) de consommation ». Et ces consommateurs ne sont que très rarement conscients de leur aliénation, ils ne se posent aucune question.

La double face du mimétisme

Cynthia Fleury mentionne la « rivalité mimétique » et Christian Arnsperger le « désir mimétique ». Nous n’allons pas nous lancer dans un exposé exhaustif de la théorie mimétique de René Girard, mais pointer quelques éléments explicatifs de ce qui se joue dans la publicité.

Le mimétisme d’abord : simplement expliqué, c’est quand on baille parce qu’on est en présence de quelqu’un qui vient de le faire. C’est aussi et surtout ce que fait très tôt un bébé quand il observe les visages et imite les expressions perçues. Il fait une sorte de première ébauche de « se mettre à la place de l’autre ». C’est un mécanisme qui, de ce fait, joue un rôle important dans l’empathie. Les recherches menées sur l’ocytocine d’une part et sur les neurones miroirs d’autre part montrent qu’il s’agit d’un facteur de déploiement de meilleures stratégies d’adaptation dans la société grâce à une capacité d’empathie mieux développée.

Le triangle mimétique de R. Girard ensuite : le mimétisme se joue au niveau du désir, mais aussi de l’envie ; quand on désire un objet, c’est essentiellement parce qu’il est désiré par un autre. « Le désir ne va pas d’un sujet à un objet selon une trajectoire linéaire mais, passant par la médiation d’un Autre (un modèle), il dessine un triangle.  

Le désir triangulaire fait du désir une relation (de dépendance) aux autres. Tout « sujet » a besoin d’un « modèle » pour savoir « quoi » désirer. (…)» C’est dans cette identification à un modèle que s’amorce le phénomène d’empathie. « Cela signifie que le désir d’avoir est en vérité un désir d’être… Cela entraîne aussi (et c’est là la double face du mimétisme) que les individus, en s’imitant les uns les autres, en désirant les mêmes choses, en devenant semblables, vont passer de l’admiration à l’envie. (…) L’homme est donc un animal mimétique, pour le meilleur et pour le pire : l’imitation est une puissante faculté d’apprentissage mais quand elle nous porte à désirer les mêmes choses que les autres, à rivaliser avec eux, elle est une menace non seulement pour l’harmonie d’un groupe mais pour sa survie »3. Et cette voie aliénante que la publicité nous incite avec insistance de prendre.

Quand Charles Kettering, vice-président de General Motors, sortait en 1920 la pub pour sa Buick : « Savez-vous que votre voisin possède déjà la Buick 8.64 sport roadster ? », il avait parfaitement intégré le fonctionnement  de la rivalité mimétique conceptualisé plus tard par Girard ! Comme le précise judicieusement Cynthia Fleury, ils s’agit d’avoir « pour rassurer l’immense angoisse de vivre et la crainte, dans la rivalité mimétique, d’apparaître moins bien loti que son voisin » (souligné par nous).

En bref, la publicité commerciale « dégrade » un potentiel d’empathie tellement nécessaire aujourd’hui en envie insatiable, source de rivalité socialement destructrice.

Pourtant, la plus belle mission qu’une femme ou un homme puisse avoir dans la vie n’est-elle pourtant pas de créer du lien ?

Le dossier « La fin programmée de la publicité commerciale » est disponible en version papier à la demande (a.geerts@canopea.be) ou en version électronique (pdf).

Avec le soutien de la Fédération Wallonie-Bruxelles.

Crédit image d’illustration : Adobe Stock

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  1. Cynthia Fleury, La clinique de la dignité, Seuil, Le compte à rebours, 2023, p.91.
  2. Christian Arnsperger, L’existence écologique. Critique existentielle de la croissance et anthropologie de l’après-croissance, Seuil, collection Anthropocène, janvier 2023, 423pp
  3. Théorie mimétique, site internet de l’Association Recherche Mimétique, https://www.rene-girard.fr/, consulté le 11/11/2023.