Les procédures d’évaluation préalable des projets de réglementations sont recommandées depuis plus de 20 ans par des instances internationales comme l’OCDE. Elles préconisent notamment la mise sur pied d’Analyse d’Impact de la Réglementation (AIR). Le Fédéral et la Flandre en disposent et la Wallonie en disposait également jusqu’en… 2018. Cet outil est-il utilisé de manière pertinente ? Et que va faire la Wallonie ?
Dans sa Déclaration de Politique régionale, la nouvelle majorité wallonne a annoncé sa volonté de mettre en place un Haut Conseil Stratégique. Celui-ci sera composé d’experts scientifiques indépendants et sera chargé d’établir une méthodologie pour permettre aux administrations de calculer, pour les dossiers qu’elles préparent, les effets sur les émissions de gaz à effet de serre, sur le taux d’emploi et sur le taux de la pauvreté (si le calcul est pertinent). A partir d’un certain niveau d’impact à définir, le Haut Conseil Stratégique sera chargé de remettre un avis qui sera soumis au Gouvernement.
La Wallonie est loin d’innover en mettant en place une procédure d’évaluation préalable des projets de réglementations. L’OCDE a émis régulièrement, depuis 1995, des recommandations pour améliorer la qualité des réglementations1, notamment par la mise en place d’une Analyse d’Impact de la Réglementation (AIR) qui évalue les impacts des projets de réglementation sur les domaines économiques, sociaux, environnementaux et sur l’autorité publique. L’Union européenne lui a emboité le pas dans les années 2000 avec la mise en place de différents instruments, dont une évaluation des impacts, dans le cadre de son Agenda Better Regulation.
Alors, avant de se lancer dans la mise en place d’une nouvelle instance, il est utile de tirer les leçons d’autres expériences en matière d’AIR. Pour cela, pas besoin d’aller bien loin : le Fédéral et la Flandre disposent chacun d’une AIR et la Wallonie a supprimé l’évaluation préalable des notes d’orientation en… 2018 ! Il serait dommage de ne pas profiter d’un des rares avantages de la complexité institutionnelle belge : pouvoir tirer des enseignements et des bonnes pratiques d’expériences menées dans un contexte politique et culturel très similaire.
L’AIR au Fédéral
Au Fédéral, le test Kafka de 2004 sur les charges administratives et l’Etude d’incidence des décisions sur le développement durable (EIDD) de 2007 ont été intégré dans une nouvelle AIR par la loi du 15 décembre 2013 portant des dispositions diverses concernant la simplification administrative.
L’AIR est obligatoire pour toute réglementation qui doit être approuvée par le Conseil des Ministres (des dispenses et des exemptions sont prévues). Les fonctionnaires ou les attachés de cabinet en charge de la rédaction des règlementations sont responsables de l’élaboration de l’analyse d’impact. Ils doivent remplir un questionnaire composé de 21 thèmes définis dans une approche de développement durable et définir pour chacun des thèmes si l’impact du projet de réglementation est positif, négatif ou nul. Quatre thèmes doivent être approfondis : l’égalité homme-femme, les PME, les charges administratives et la cohérence des politiques en faveur du développement. Le fonctionnaire ou l’attaché de cabinet peut solliciter l’aide d’un helpdesk pour remplir le questionnaire. Il peut aussi soumettre l’AIR au Comité d’Analyse d’Impact, qui examinera la complétude et la pertinence des réponses puis formulera des recommandations non contraignantes. L’AIR est joint au dossier soumis pour approbation au Conseil des Ministres.
L’Agence pour la Simplification Administrative, organisme indépendant au sein de la Chancellerie du Premier Ministre, coordonne l’AIR fédérale.
L’AIR en Flandre
La Flandre s’est dotée depuis 2005 d’une AIR. Celle-ci doit être établie pour tous les avant-projets de décrets et d’arrêtés du Gouvernement flamand ayant un effet réglementaire sur les citoyens, les entreprises ou les ONG (des exceptions sont prévues). L’AIR doit être établie par la personne ou l’équipe qui prépare la réglementation mais c’est le ministre qui soumet le projet de réglementation au Gouvernement flamand qui est responsable du contenu de l’AIR .
L’AIR en Flandre est conçue comme un ensemble d’étapes logiques à suivre lors de la préparation d’une réglementation. L’AIR n’est donc pas une simple analyse d’impact d’une proposition déjà choisie, mais vise à permettre aux décideurs de mieux comprendre les conséquences des options envisageables et de déterminer si une option permet d’atteindre les objectifs plus efficacement qu’une autre.
Réaliser une AIR revient à répondre – en consultation transparente avec toutes les parties prenantes – aux bonnes questions, au bon moment, dans le bon ordre, et à communiquer cette information aux décideurs et au public (voir figure 1 ci-dessous).
Figure 1: Leidraad voor de opmaak van een reguleringsimpactanalyse (RIA), p. 11
La Cellule autonome d’avis en développement durable (CAADD) en Wallonie
La Cellule a été créée par l’arrêté du 3 octobre 2013, en exécution de l’article 9 du Décret relatif à la Stratégie wallonne de développement durable qui stipulait que « le Gouvernement arrête les types de projets de décisions gouvernementales qui font l’objet d’un avis fondé sur un examen préalable et indépendant de conformité avec le développement durable et les principes directeurs visés par l’article 4 (…) ».
La CAADD avait pour mission de conseiller et de remettre des avis sur des projets de politique pour la Wallonie. Ses recommandations visaient à fournir des pistes pour que les principes et les objectifs de développement durable soient pris en compte et intégrés dès la conception d’une politique publique.
A l’origine, tous les projets de notes d’orientation, de plans, de stratégies ainsi que les avant-projets de décrets et les projets d’arrêtés du Gouvernement présentant un caractère réglementaire dans une série de matières devaient être soumis à la CAADD. Le champ des avis obligatoires a été drastiquement restreint2 au démarrage de la précédente législature (arrêté du 20 novembre 2014) pour ne plus concerner que les projets de note d’orientation afin d’intervenir plus en amont du processus règlementaire. La Cellule a alors été chargée d’une mission supplémentaire de conseil en matière de développement durable envers divers interlocuteurs : ministres, agents du Service public de Wallonie ou d’Organismes d’intérêt public. La CAADD pouvait également adresser des avis d’initiative à chaque ministre.
L’équipe pluridisciplinaire, composée de trois agents, était logée au sein de la Direction Développement Durable du SPW.
La CAADD a finalement été supprimée (article 84 du décret-programme du 17 juillet 2018) sans justification pertinente3 et ce, malgré la qualité du travail et le caractère innovant de la méthodologie développée par la CAADD4.
Quelles leçons tirer de ces expériences ?
Si évaluer en amont les impacts d’une nouvelle règlementation apparaît comme une pratique de bon sens pour assurer l’efficacité et la qualité des nouvelles règles qui affecteront la vie des citoyens et des organisations, la pratique en Belgique s’avère parfois assez éloignée de l’idéal théorique.
Au Fédéral, les deux rapports d’évaluation des AIR du Comité d’Analyse d’Impact pointent la piètre qualité de la majorité des AIR et leur caractère trop tardif. Le questionnaire est rempli de manière lacunaire, sans explication consistante, ni informations utiles (statistiques, contexte, etc.), souvent juste avant le passage en Conseil des Ministres. Les arbitrages politiques ayant déjà eu lieu en inter-cabinet, le formulaire n’a guère d’utilité ou pire sert à justifier une décision a posteriori. L’AIR est en conséquence perçu par les agents « comme une charge administrative supplémentaire… même si, pour beaucoup d’entre eux, l’obligation de réaliser une AIR se présente rarement » (Comité d’Analyse d’Impact, Décembre 2016, Rapport 2015, p. 6).
Remarquons que le Conseil des Ministres ne s’est pas donné la peine de prendre acte des derniers rapports d’évaluation du Comité d’Analyse d’Impact, ce qui empêche leur publication sur le site de l’Agence de la Simplification Administrative. Négligence ou volonté de cacher des informations gênantes ? On peut se poser la question.
L’AIR en Flandre est un processus beaucoup plus abouti qu’au Fédéral ou en Wallonie quand il en existait encore un. Plus qu’un document à remplir (par l’auteur de la réglementation au Fédéral ou par une cellule dédiée à cette mission en Wallonie), il s’agit en Flandre d’améliorer l’ensemble du processus de prise de décision en intégrant de manière systématique les bonnes pratiques en matière de prise de décision. Par ailleurs, la procédure donne une certaine souplesse pour adapter l’ampleur de l’AIR à l’importance de la réglementation. Tous les projets de réglementation ne nécessitent en effet pas de réfléchir à un large éventail de mesures potentielles. On peut aussi souligner comme bonnes pratiques le fait que la responsabilité du contenu de l’AIR soit endossée par le ministre compétent ainsi que l’existence d’un agenda réglementaire qui liste les projets réglementaires en préparation pour la législature en cours.
Pourtant, malgré un bon « design » du système d’AIR en Flandre comparé aux standards internationaux, la pratique montre que la qualité des AIR est assez hétéroclite avec quelques bons exemples mais aussi de nombreux AIR de mauvaise qualité (alternatives peu investiguées, analyse coût-bénéfice insuffisante, analyse quantitative faible, consultation des parties prenantes limitée, opaque ou déséquilibrée, mise en œuvre pas ou peu étudiée)5. Une raison majeure de la piètre qualité des AIR en Flandre, est, comme pour le Fédéral, un démarrage trop tardif de l’analyse d’impact, souvent après les arbitrages politiques.
Une étude de 2016 a analysé les critères qui ont influencé le choix des instruments politiques en Flandre au travers d’une cinquantaine d’entretiens menés avec des acteurs variés sur 16 projets de réglementation. « La recherche a révélé que l’évaluation d’impact ex ante est principalement axée sur les incidences financières des instruments de politique. Les résultats montrent la forte influence des ministres, des conseillers politiques et des groupes d’intérêts sur la portée des instruments politiques considérés et l’application non optimale de l’AIR, qui sert principalement à justifier les instruments politiques déjà choisis. »6
Le système d’évaluation ex ante en Wallonie présentait l’avantage de fournir des avis de qualité, réalisés par des experts, mais l’inconvénient de ne pas impliquer les porteurs du dossier. Comme en Flandre ou au Fédéral, l’avis de la Cellule était sollicité beaucoup trop tard, en général juste avant le passage en Gouvernement de sorte qu’il restait lettre morte.
Conclusion
La mise en place d’une Analyse d’impact de la règlementation va bien au-delà de l’ajout d’une simple formalité administrative. Il s’agit, fondamentalement, de faire évoluer la culture de prise de décision politique pour assurer une analyse objective des différentes options, la transparence du processus réglementaire et une approche plus systémique qui rompe avec les « silos » traditionnels.
La tâche est loin d’être évidente. Elle nécessitera au moins les ingrédients suivants :
- une volonté politique au plus haut niveau, qui doit encore être démontrée en Wallonie au-delà de l’annonce de la DPR.
- Un effort dans le temps. Changer les mentalités dans les cabinets ministériels ne se fera pas en quelques mois ni même sur une législature. Il faudra progressivement passer d’une culture traditionnelle basée sur la méfiance (entre cabinets et administration), la compétition (entre ministres), le manque de transparence (vis-à-vis des parties prenantes) vers des nouvelles méthodes basées sur la coopération et la transparence[10]. Il faudra aussi à l’avenir éviter à tout prix le désastreux « stop and go » que l’on vient de connaître en Wallonie avec la suppression de la CAADD qui réapparait sous une autre forme avec le Haut Conseil Stratégique.
- De la créativité en se fixant sur la finalité, à savoir une meilleure réglementation, et non sur un outil en particulier. Le travail de la 27e Région en France, qui se veut un laboratoire d’innovation pour transformer les politiques publiques, est à cet égard une bonne source d’inspiration.
Et parce qu’il n’y a pas que les cabinets ministériels qui doivent faire évoluer leur culture du pouvoir, mais que nous sommes aussi tous concernés par cette question, dans nos familles et nos organisations, je vous conseille de prendre 5 minutes (ou plus si affinité) pour regarder le MOOC sur la « La gouvernance et le changement de société » de l’Université du Nous.
- Les dernières recommandations de l’OCDE datent de 2012 : Recommendation of the Council of the OECD on Regulatory Policy and Governance. L’OCDE a également consacré un rapport à la Belgique en 2010 « Better Regulation in Europe: Belgium »
- Le nombre d’avis obligatoire est passé en conséquence de 86 avis en 2014 à 14 en 2015 selon les rapports d’activité 2014 et 2015 produits par la Cellule.
- Voir le courrier adressé par la Plateforme Perspective 2030 au Ministre-Président Willy Borsus en avril 2018.
- Voir l’article présenté en 2017 par la CAADD lors d’un symposium international à l’initiative de la Cour des comptes européenne.
- Van Humbeeck P. (2012) Regulatory impact analysis in Flanders and Belgium: policy and trends, pp. 9-12.
- Vandoninck J., Brans M., Wayenberg E. and Fobé E. (2016) The use of ex ante evaluation for policy instrument choice: how do elected officials, public administrations and societal stakeholders influence optimal policy instrument choice in Flemish public policymaking?, p.2. Traduction personnelle.