Vous vous êtes certainement déjà demandé pourquoi un journaliste pouvait se réjouir de l’obtention d’un marché aérien ou de l’installation d’une plateforme logistique de vente sur nos terres wallonnes et la minute d’après, présenter sans sourciller des résultats scientifiques nous prévenant que si nous ne réduisons pas notre consommation, nos voyages, etc., nous courons droit à la catastrophe… Ou pourquoi malgré votre haut niveau d’information voire votre engagement pour des causes écologiques, vous « craquiez » parfois pour un mini-trip en avion, un téléphone portable dernier cri, une jolie paire de chaussures inutile, ou un repas trop copieux ou trop arrosé. Le « Bug humain »1 écrit par Sébastien Bohler, Docteur en neurosciences, rédacteur en chef de la revue Cerveau et Psycho répond à ces questions et bien plus encore. Remarquablement vulgarisé et rigoureux à la fois, l’auteur nous démontre comment la structure de notre cerveau « nous pousse à détruire la planète » et à quel point il est urgent de renforcer une capacité unique de l’être humain : la conscience.
En se basant sur de nombreuses études scientifiques, Sébastien Bohler montre comment nous sommes toujours majoritairement pilotés en 2020 non pas par notre cerveau « intelligent », le cortex, mais par le striatum, une structure cérébrale beaucoup plus ancienne qui est le moteur de l’action de nombreuses espèces animales, du poisson jusqu’aux mammifères en passant par les oiseaux, les reptiles et les marsupiaux. Depuis des millions d’années, le striatum contrôle le système de récompense du cerveau en relarguant de la dopamine lorsqu’une activité lui convient, procurant ainsi un sentiment de plaisir et renforçant les circuits neuronaux qui ont supervisé cette activité avec succès. Cette recherche de plaisir a pour but ultime la survie de l’espèce et la transmission des gènes.
Pour libérer de la dopamine, le striatum recherche en priorité 5 types de stimuli que les neurobiologistes appellent les 5 renforceurs primaires :
- Manger
- Avoir des relations sexuelles
- Avoir du pouvoir et un statut social
- Fournir le moindre effort
- Acquérir des informations pour permettre de satisfaire les quatre renforceurs précédents2
Un cerveau sans limite…
Le 1er problème, et il est de taille, est que le striatum n’est pas conçu pour se limiter. En s’habituant au plaisir, il en veut toujours plus. Les résultats préalablement anticipés ne produisent pas de plaisir. Seul un résultat supérieur aux attentes donne une récompense. Ainsi par exemple, quand vous anticipez un bon repas dans un restaurant, votre striatum libère de la dopamine. Lorsque vous dégustez votre repas, si le résultat est inférieur à vos attentes, la dopamine normalement libérée dans votre cerveau est réduite, ce qui engendre un déplaisir. Si le résultat est identique à vos attentes, votre striatum n’émet aucune décharge de dopamine supplémentaire et le repas ne vous procure aucun surplus de plaisir. Enfin, si le repas est supérieur à vos attentes, le striatum émet davantage de dopamine, renforce les circuits neuronaux qui amènent à choisir ce restaurant et considère le plaisir atteint comme la nouvelle norme pour les expériences futures. Ce système nous pousse donc à en vouloir toujours plus et ce, afin de recevoir plus de dopamine à l’anticipation et à la réalisation. « Nous sommes habités par un principe de croissance neuronale, biochimiques (…) qui se répercute dans le dogme de la croissance économique3». Le striatum est donc un puissant outil d’apprentissage et a été le moteur du progrès humain mais malheureusement pour nous et notre environnement, il ne possède pas de mécanisme d’arrêt.
Prenons le cas du renforceur primaire « manger ». Jusqu’il y a une époque récente, la relative rareté de la nourriture faisait que les humains pouvaient « se lâcher » de temps en temps et manger le plus possible lorsque la chasse ou les récoltes étaient bonnes ne sachant pas toujours de quoi serait fait le lendemain. Aujourd’hui, l’accès facile à de la nourriture bon marché, l’abondance dans les supermarchés, les fast-foods, tout nous poussent à manger trop avec pour résultat une épidémie d’obésité mondiale4.
…et aveugle au temps qui passe
Deuxième problème : notre striatum est aveugle au temps. Si vous lui promettez une récompense dans 1 an ou 10 ans, il n’y aura aucune décharge de dopamine. C’est pourquoi, la plupart d’entre nous, malgré le fait d’être largement informés, sommes incapables d’agir face à l’urgence des changements climatiques et à la perte de biodiversité par exemple. « Le plaisir et la facilité que nous pouvons nous offrir maintenant ont cent fois plus de poids dans nos décisions que la considération d’un avenir lointain. » Nous continuons donc à vivre « business as usual ».
En bref, résume Sébastien Bohler, « nous sommes avec un cerveau qui a été pendant des millions d’années notre meilleur allié et qui aujourd’hui est notre pire ennemi. Il est en train de creuser notre tombe3. »
Les pistes de solution : les voies de la sobriété
Sébastien Bohler propose quelques pistes de solutions. Une première solution consiste par un travail personnel et social à développer la conscience plus que l’intelligence. La force du striatum vient de ce que ses commandements sont non conscients. Dès lors qu’ils sont mis en lumière, ils s’évanouissent. Prenons le cas lié au plaisir de manger. Si vous prenez le temps de manger un minuscule grain de raisin en le regardant d’abord, le humant, le palpant, le mastiquant lentement plutôt qu’en en gobant des dizaines en regardant la télévision, les circuits de dopamine s’activent tout autant voire plus avec beaucoup moins. L’idée n’est pas forcément de se restreindre, de se brider en se culpabilisant comme nous l’a enseigné notre religion judéo-chrétienne mais bien d’élargir son attention, en étant présent et conscient. Les études le montrent en effet: les régimes alimentaires qui restreignent sont inefficaces. A contrario, les techniques dites de pleine conscience sont proposées avec succès pour des personnes ayant des difficultés avec leurs poids ou qui n’arrivent pas à maîtriser leurs pulsions alimentaires. Elles allongent progressivement leur durée de conscience et commence à privilégier le long terme sur le court terme.
« La conscience est une caisse de résonance pour notre perceptions, et cette caisse de résonance peut réellement nous donner plus avec moins. (…) Nous pouvons faire croire à notre striatum qu’il obtient davantage de plaisir, alors que nous lui en donnons moins quantitativement. (…) En augmentant notre niveau de conscience global, nous nous immunisons par le pouvoir du cortex, contre l’appel du tout, tout de suite et nous récupérons notre pouvoir de la réflexion au long cours sur notre avenir. »
Cependant comme le souligne Bohler, « envisager l’humanité comme une assemblée de cerveaux ayant atteint un niveau de conscience élevé, capables de modération, de patience et d’une forme de sagesse, est probablement prématuré. » La deuxième forme de solution consiste donc à détourner l’énergie de notre cerveau primitif vers d’autres types de plaisir comme l’altruisme qui activent aussi notre striatum et les circuits du plaisir. L’éducation joue ici un rôle primordial. « Le discours parental, puis celui de l’école, des médias et de la politique, en valorisant socialement des comportements comme l’altruisme, la modération, le respect de l’environnement, peut amener nos striatum à voir les choses sous un angle nouveau. » Des études montrent que les femmes sont plus naturellement portées vers l’altruisme car socialement ce comportement est récompensé dès leur plus tendre enfance. Ce qui semble être moins le cas des petits garçons plus spontanément récompensés s’ils jouent le rôle d’individus conquérants, indépendants et combatifs. Il s’agit donc de changer la norme sociale.
Dans le même ordre d’idée, l’auteur suggère de créer une société de la connaissance. Notre striatum est en effet avide de savoirs. Le numérique avec par exemple la mise à disposition de Mooc, peut jouer un rôle majeur. « Responsables politiques, médias, éditeurs, acteurs économiques, tous peuvent apporter leur contribution. »
En tant qu’être humain, nous avons besoin pour survivre de faire fonctionner les 5 renforceurs primaires. Comme le conclut Sébastien Bohler, vouloir les réduire au silence est probablement aussi vain que dangereux. Mais continuer à promouvoir politiquement un système économique qui encourage sans discernement ces renforceurs primaires – comme nous le faisons depuis plus d’un siècle – est la pire des choses à faire.
- Sébastien Bohler, Le bug Humain, Ed. Robert Laffont, Février 2019
- Voici quelques éléments pour illustrer que le striatum et ces renforceurs primaires sont toujours extrêmement actifs aujourd’hui. En 2030, on s’attend si rien n’est fait à ce que la 38% de l’humanité soit en surpoids. 35% du trafic internet est consacré à des visionnages de vidéos pornographiques. Les réseaux sociaux avec leur course au nombre d’amis et pouces levés sont des moyens accessibles aux plus de 2 milliards d’utilisateurs d’avoir un statut social. La loi du moindre effort ? Il suffit d’observer comment la technologie nous a permis de supprimer toutes les tâches physiquement lourdes (domestiques, agricoles, industrielles, …). A l’instar de l’abondance alimentaire, nous baignons aujourd’hui dans une abondance informationnelle qui nous pousse à la surconsommation d’infos, phénomène appelé infobésité.
- Rééduquez notre cerveau pour sortir de la crise écologique | Sébastien BOHLER | TEDxParisSalon
- On notera au passage qu’une alimentation riche en graisses et en sucres, comme celle proposées par les fast-foods, entraîne des comportements d’alimentation compulsive car ce type de nourriture hyperstimule la libération de dopamine et réduit la sensibilité du striatum.