Ceci n’est pas une croyance mais un fait : la biodiversité est dans un état catastrophique. Autre fait : le climat planétaire est en plein bouleversement. Troisième fait : l’humanité en est responsable. Elle peut – elle doit – pour sa propre survie, modifier ses rapports à la nature. Aux appels à la raison lancés par des scientifiques, des ONGs, des jeunes du monde entier sont venus s’ajouter, ces dernières semaines, des exhortations à ne pas dépenser des milliards d’euros pour « relancer » un système économique qui produit des effets désastreux sur la biodiversité et le climat. Résultats ? De nombreux Etats octroient des aides massives au secteur du transport aérien. Le prochain bénéficiaire sera-t-il le secteur automobile ?
En mai 2019, l’IPBES (plateforme intergouvernementale sur la biodiversité et les services écosystémiques) publiait son évaluation mondiale de la biodiversité et des services écosystémiques. Il y était clairement expliqué que seuls des « changements en profondeur » peuvent encore permettre de conserver et restaurer la nature. Par « changements en profondeur », l’IPBES précisait qu’il faut entendre « une réorganisation en profondeur à l’échelle du système de l’ensemble des facteurs technologiques, économiques et sociaux, y compris des paradigmes, des objectifs et des valeurs. »1 Dès lors que les experts mandatés par 135 gouvernements s’entendent sur la nécessité absolue de réorganiser en profondeur les sociétés humaines, est-il raisonnable d’en faire fi ?
Raisonnable, assurément pas. Mais possible, hélas, oui ! Craignant le pire, les trois co-présidents du rapport susmentionné ont, avec un auteur invité, rédigé dernièrement un article d’expert dans lequel ils reviennent sur le changement en profondeur : « Aussi intimidant et coûteux que cela puisse paraître, le coût de ce changement est dérisoire par rapport au prix que nous payons déjà. » Pour eux, « Comme pour les crises climatiques et de biodiversité, les récentes pandémies sont une conséquence directe de l’activité humaine, en particulier nos systèmes financiers et économiques mondiaux, basés sur un paradigme limité qui valorise la croissance économique à tout prix. […] Intervenir face à la crise du COVID-19 demande que nous remettions en cause les intérêts qui s’opposent au changement transformateur et mettions fin au « statu quo ». Il nous est possible de reconstruire mieux et de sortir de cette crise plus forts et plus résilients qu’avant, mais cela implique des choix politiques et des actions qui protègent la nature, afin que la nature nous protège. »
Y a-t-il un changement en profondeur à l’horizon ? Au 30 avril, le relevé des mesures de renflouement des compagnies de transport aérien envisagées par les Etats européens affichait plus de 26 milliards d’euros au compteur… Or, il n’existe aucune alternative technique rapidement applicable pour limiter les effets désastreux du transport aérien sur l’environnement comme le rappelait IEW lors de son audition au Parlement de Wallonie en novembre 2019.
Pas de changements sur le front du transport aérien, donc. Ailleurs, peut-être ? Frans Timmermans, Commissaire européen en charge du climat, semble avoir trouvé la voie du changement… dans la continuité2. Il propose en effet de relancer l’idée de « primes à la casse » pour répondre aux demandes des constructeurs d’automobiles soucieux de « rebooster » les ventes de voitures neuves. L’idée avait déjà été appliquée dans certains pays en 2009, à la sortie de la crise financière. Il s’agit en fait de subsidier l’achat de véhicules dits « verts » à condition de mettre à la casse un « vieux » véhicule, l’acception des termes « vert » et « vieux » étant à définir… Pour le dire sans ambages, le principe consiste donc à donner indirectement de l’argent public aux constructeurs (par voie de consommateurs interposés) pour les aider à rencontrer leur objectif de croissance tout en générant des déchets évitables (les « vieilles » voitures mises à la casse).
Y a-t-il changements en profondeur lorsque les gouvernements continuent à prêter plus d’attention aux secteurs qui défendent leurs intérêts financiers qu’aux experts mandatés par eux-mêmes et qui, armés de leur seule expertise et de leur seul souci du bien commun, plaident pour … lesdits changements en profondeur ? La réponse va de soi : non, hélas.
Les lobbys représentant les secteurs du transport aérien et de la construction automobile ne sont pas à blâmer dans le principe : défendre leurs intérêts financiers, c’est là leur rôle – qu’ils remplissent généralement avec beaucoup de savoir-faire. Mais peut-être sont-ils condamnables quant aux procédés utilisés. Notamment lorsqu’ils mettent sur la table la délicate question de l’emploi par rapport à laquelle ils ont, en d’autres circonstances, moins d’états d’âmes (un exemple parmi de nombreux autres : la fermeture de l’usine Renault de Vilvoorde en 1997).
Par ailleurs, dans un contexte de prise de conscience grandissante des défis environnementaux, les débats relatifs à l’emploi ne peuvent faire l’impasse sur la (non)durabilité des emplois concernés. L’auteur de ces lignes a, en 1988 (89 ?) dû effectuer un stage à la FN dans le cadre de ses études. Et a pu observer la difficulté, la souffrance, pour nombre de personnes, engendrée par un travail dont la finalité est de fabriquer des armes destinées à tuer des humains. Cela demande un effort de refoulement continuel. Et certaines personnes n’ont tout simplement pas le choix (ou plutôt elles ont le choix entre la détresse psychologique et la misère matérielle pour elles et leur famille). Cette même souffrance est présente chez nombre de personnes travaillant dans l’élevage industriel ou dans les abattoirs. N’est-elle pas aussi le lot de plus en plus de travailleurs.euses des secteurs des énergies fossiles ou de l’automobile qui n’ont d’autre solution, en l’absence de passerelles aisées vers des emplois correspondant à leurs aspirations, que de continuer à offrir leurs temps et leurs compétences à des secteurs clairement non durables ?
Poursuivre la logique de croissance du secteur automobile, c’est clairement s’engager dans une impasse. Elle ne peut en effet être assurée que par quatre moyens :
- la croissance du nombre de véhicules (avec les effets que l’on connaît sur l’encombrement de l’espace public notamment),
- la diminution des coûts de production (au détriment des conditions de travail entre autres),
- l’accroissement de la taille, du poids, de la puissance des véhicules (ce qui permet de dégager de meilleures marges bénéficiaires) et
- le renouvellement accéléré du parc automobile (logique dans laquelle s’inscrivent les primes à la casse).
L’IPBES recommande (pas pour amuser la galerie, mais comme unique moyen pour sauver la biodiversité dont l’humain fait partie) un changement en profondeur, en ce compris au niveau des paradigmes, objectifs et valeurs en cours dans nos sociétés. Nous avons la prétention d’affirmer que réorienter le marché automobile dans le sens proposé par l’appel pour des voitures raisonnables (e)LISA Car s’inscrit dans cette logique. De même que le serait une réforme ambitieuse de la fiscalité automobile telle qu’inscrite dans la déclaration de politique régionale 2019 de la Wallonie. Même si cela ne constitue que de timides premiers pas dans la bonne direction.
Y a-t-il des changements, donc ? Fort peu, hélas. Il faudrait pour cela beaucoup de lucidité, de franchise et de courage politiques. Beaucoup de courage. Il faudrait rejeter les diktats. Rejeter les dogmes, les tabous. Rejeter les manœuvres d’intimidations. Entendre la société civile. Mettre en application les recommandations des experts (GIEC, IPBES, …). Créer de l’adhésion…
You may say I’m a dreamer… Et il y a des jours où les rêveurs se sentent bien seuls.
- IPBES. 29 mai 2019. Résumé à l’intention des décideurs du rapport sur l’évaluation mondiale de la biodiversité et des services écosystémiques de la Plateforme intergouvernementale scientifique et politique sur la biodiversité et les services écosystémiques
- Slogan utilisé par Georges Pompidou lors de la campagne présidentielle française en 1969