Le gaz de schiste à la rescousse de notre économie ?

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Dans le contexte électoral actuel, certains partis insistent sur la nécessité de laisser toutes les portes ouvertes et de n’écarter aucune énergie du mix énergétique… « Pour ma part, je suis plutôt pour l’éclectisme. Alors pourquoi dire « non » au gaz de schiste qui serait moins polluant que le charbon et il contribuerait à renforcer l’indépendance énergétique européenne et à renforcer la compétitivité de nos entreprises ? ». Ces allégations ne résistent pas une minute à une analyse sérieuse.

Partout en Europe, le sujet des hydrocarbures de roches mères (reprises de façon généraliste et erronée[Les hydrocarbures de roches mères (gaz et pétrole) sont formés dans des conditions géologiques bien particulières de la maturation de la matière organique dans des roches sédimentaires, et non des schistes qui désignent généralement des roches métamorphiques. Le gaz ou le pétrole reste prisonnier de la roche qui est à la fois la source et le réservoir.]] par le terme ‘gaz de schiste’) occupe le terrain politique et médiatique. En Grande-Bretagne, le gouvernement de David Cameron déroule le tapis rouge aux industries gazières et [tente d’amadouer les autorités locales. En Belgique, même si, comme le déclarait il y a peu[[l’Echo 15 janvier 2014 « L’Europe doit produire son énergie »]] le Secrétaire d’Etat à l’Energie, Melchior Wathelet, « tous les spécialistes que j’ai consultés disent qu’il n’y a pas de gaz non conventionnels en Belgique », l’industrie chimique[[Communiqué de presse d’Essencia]] appelle la Belgique à adopter dans le débat européen une position favorable à ce type d’énergie.

Le Conseil économique et social de Wallonie (CESW) a récemment organisé un colloque sur le sujet. Ce colloque a eu le mérite de replacer les énergies fossiles non conventionnelles dans un contexte plus large (pic pétrolier, transition énergétique) mais a néanmoins omis les aspects environnementaux. Soit, c’est une option compréhensible de la part du CESW (mais peut-être pas pardonnable pour les acteurs économiques qui dépendent de la qualité de l’eau, de l’air, de leurs surfaces de production…).

Il y a quelques jours, la Une télé organisait un débat sur la désindustrialisation de l’Europe[« Une Europe sans industrie, un continent sur le déclin ? » diffusé le 9 avril 2014 sur [la Une ]] qui pointait, entre autres causes, le coût de l’énergie comme handicap à la compétitivité. Handicap qu’il est inutile de nier mais qu’il convient de relativiser. Tout de même, on s’étonnera peut-être du véritable « cri du cœur » lancée par la journaliste Françoise Gilain, exhortant la Vieille Europe à emboiter le pas des américains dans l’exploitation du « shale gas ». Plus convaincante que le lobby industriel, elle vantait le miracle économique américain rendu possible par l’exploitation massive des gaz et pétroles de roches mères par la technique de fracturation hydraulique. Si le reportage a tout de même montré que la question de la qualité de l’eau embarrasse visiblement les exploitants de puits, les problèmes environnementaux, et leurs conséquences socio-économiques, ont été totalement occultés. Soit, c’était un débat sur une question économique et les atteintes à l’environnement sont bien évidemment des externalités qui n’entrent que très rarement dans les modèles économiques.

Il faut cependant garder à l’esprit que le boom du gaz de schiste aux USA ne dépend pas que d’une opportunité technologique qu’il suffit d’essaimer pour répliquer son « succès », tout en évitant bien sûr les dérives puisque l’Europe pourra « tirer leçon de l’expérience US ». Ce développement profite d’un environnement politique, législatif, réglementaire, démographique impossible à calquer en Europe. Cet essor repose essentiellement sur l’acquisition d’une multitude de licences par les compagnies pétrolières qui se voient dans l’obligation de forer si elles veulent maintenir les licences en vie et tenter de les rentabiliser. La production s’est envolée, le prix du gaz, lui, a dégringolé… trop bas pour être économiquement rentable. Par ailleurs, les hydrocarbures de roches mères étant caractérisés par de faibles débits et des déclins très rapides, il faut forer sans cesse pour maintenir les niveaux de production. Bref, tous les ingrédients d’une véritable bulle financière qui attend son heure pour éclater. La majorité des experts[J. David Hughes du Post carbon Insitute – « [Drill, baby, drill »;
Lire et écouter l’audition de Pierre-René Bauquis devant le Comité Pic pétrole du Parlement wallon sur le sujet (21/11/2013) ou encore note de Citigroup – The Age of Renewables is Beginning – A Levelized Cost of Energy : « Meanwhile, natural gas prices are going to keep going up — Citi’s « long-term » (exact dates aren’t specified) gas price forecast is $5.50/mmbtu »]] s’accordent à dire que le prix du gaz aux USA devra remonter au-delà des 5$/Mbtu pour être rentable. Réalité vérifiée ce premier trimestre de 2014[5,61 $/Mbtu en janvier 2014, [statistique de US Energy Information Administration]] .

En outre, dans l’hypothèse d’une exploitation des gaz de roches mères en Europe, les conditions géologiques (gisements moins homogènes et plus profonds), la pression démographique peu conciliable avec une densité importante de puits, la législation sur le droit régissant l’exploitation du sous-sol, une règlementation environnementale plus contraignante, font que le prix du gaz serait au minimum deux fois plus élevé qu’aux Etats-Unis. Avec le maintien de ce différentiel de prix, et dès lors que ces gaz non conventionnels ne pourraient satisfaire au mieux que 10%[Communication de la Commission européenne du 22 janvier 2014 on the exploration and production of hydrocarbons (such as shale gas) using high volume hydraulic fracturing in the EU : « in a best case scenario, able to contribute almost half of the EU’s total gas production and meet about around 10 % of the EU gas demand by 2035 » ; voire aussi [l’étude de l’Iddri – Unconventional wisdom évalue que la production de gaz de schiste atteindrait quelques dizaines de milliards de m3 en 2030-2035, ce qui représenterait entre 3 et 10% de la consommation de gaz en Europe]] de la consommation européenne de gaz, se lancer dans l’aventure des gaz de schiste résoudrait-il la question de la compétitivité ? Rien n’est moins sûr. Pour refroidir encore un peu plus l’enthousiasme, le retrait, les unes après les autres, des compagnies pétrolières des projets d’exploitation de gaz de roches mères en Pologne suite à des résultats très mitigés tend à montrer qu’un développement hypothétique de ce type d’énergie ne peut répondre aux problèmes économiques à court terme.

Et à long terme ? Si on se place à un horizon plus éloigné, il est évident que le monde sera globalement dans la phase de déclin qui suit le pic pétrolier. Plusieurs experts estiment que les énergies fossiles non conventionnelles, finies elles aussi, n’empêchent pas le pic pétrolier et gazier d’avoir (eu) lieu[[Plusieurs experts, dont l’AIE ont situé le pic pétrolier entre 2006 et 2008]] ; tout au plus, elles ralentiront la phase de déclin. L’UE n’a-t-elle pas dès lors plutôt intérêt à (s’)investir dans une politique de l’énergie véritablement intégrée, avec un approvisionnement énergétique basé sur des ressources renouvelables et durables et une intégration des réseaux pour un marché de l’énergie plus compétitif, le tout en déployant des filières porteuses d’innovation et créatrices d’emplois ?

Enfin, qu’il s’agisse d’une perspective court, moyen ou long terme, la réponse aux enjeux climatiques est sans appel : il faut sortir d’un approvisionnement énergétique basé sur les énergies fossile au plus vite! Petite piqûre de rappel : selon l’AIE, deux tiers des réserves prouvées de combustibles fossiles doivent rester dans le sol pour éviter que la planète ne se réchauffe de plus de 2°C.
Alors, le gaz de schiste, un « couteau suisse » énergétique ? Non ! Sauf pour scier la branche sur laquelle l’Europe est assise.

Correctif en date du 28 avril 2014: cet article paru le 24/04/2014 mentionnait une étude du consultant Roland Berger faisant notamment état d’une faible efficacité énergétique dans les industries du papier, du ciment et de l’acier. Les fédérations concernées ont contesté la validité des chiffres utilisés et apporté des informations complémentaires. Roland Berger doit revoir sa copie et déclare l’étude « nulle et non avenue ». Une nouvelle analyse de l’efficacité énergétique dans ces secteurs est attendue. IEW s’intéressera bien évidemment aux résultats de celle-ci.

Gaëlle Warnant

Économie Circulaire