Le prix universel du carbone, solution miracle ? 

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En flânant chez mon bouquiniste préféré, je suis tombé sur un livre au titre prometteur : « Le climat après la fin du mois », un livre écrit dans le contexte de la crise des gilets jaunes par Christian Gollier1… et une lecture de plus pour un long congé qui se profilait à l’horizon !

Vers un prix du carbone universel ?

Afin de répondre aux enjeux du dérèglement climatique, Christian Gollier plaide dans son livre pour l’instauration d’un prix du carbone qu’il estime à 50€ par tonne de CO2eq2. Une telle approche s’inscrit dans une logique d’internalisation des coûts externes. Un coût externe advient quand le comportement d’un agent économique (entreprises, administrations, ménages, etc.) sur un marché entraîne des coûts pour des personnes externes à ce marché (ce qui inclut potentiellement la société dans son ensemble). Par exemple, une entreprise chimique déverse ses effluents dans la rivière voisine. Le coût de cette pollution sera supporté par la communauté locale qui n’a aucun lien avec le marché chimique. Internaliser les externalités consiste à faire supporter les coûts de l’externalité par les acteurs du marché. Dans notre exemple ci-dessus, le coût de la dépollution de la rivière serait supporté par l’entreprise ou par ses clients.

Internaliser les coûts externes se fait généralement au moyen de taxes carbone et/ou de marchés de quotas d’émissions3. Cela va modifier le coût de production, et donc le prix, des biens et services. Cette augmentation de prix (ou « signal-prix ») va généralement mener à une diminution des quantités échangées, ce qui doit permettre d’atteindre un optimum social, c’est-à-dire un volume de production qui serait socialement souhaitable si l’agent supportait directement le coût des mesures de compensation des dommages à autrui.

Pour Christian Gollier, le prix du carbone doit être universel, appliqué à l’ensemble des biens et services, sans aucune exemption. Une tonne de CO2 émise induisant le même dommage, quelle que soit l’origine géographique de son émission ou la nature de son émetteur. Ainsi, les inégalités de revenus ne doivent pas être compensées par des adaptations du prix du carbone en fonction du pouvoir d’achat, mais grâce à un système fiscal progressif, intégrant non seulement les revenus du travail mais également ceux du capital et du patrimoine, pour le moment très peu, voire pas taxés en Belgique.

Les limites d’un prix du carbone universel

Il existe plusieurs limites au projet d’un prix du carbone universel. Premièrement, un tel prix unique est très complexe à mettre en place au niveau mondial. Pour surmonter cet obstacle, William Nordhaus, prix Nobel d’économie, suggèrede lancer un « Climate Club », c’est-à-dire un groupe de pays aux ambitions climatiques élevées, et d’introduire des taxes douanières aux frontières de ces pays pour stimuler une homogénéisation des prix du carbone.

Deuxièmement le calcul du prix du carbone a de fortes implications éthiques. D’une part, l’estimation monétaire des dommages futurs nécessite de donner un « prix à la vie ». Les agents utilisent implicitement un tel prix pour certaines de leurs décisions, par exemple lors d’une prise d’assurance ou du choix d’un dispositif de sécurité. Pour les économistes, les problèmes éthiques ne viennent pas tant du principe de monétisation de la valeur de la vie que de la variation de cette valeur en fonction des pays et des individus. D’autre part, les modèles calculant le prix du carbone (dont le plus connu est le modèle DICE pour lequel William Nordhaus a reçu le prix Nobel d’économie) incluent tous un « taux d’actualisation », sorte de « prix du temps », dans leurs hypothèses. Ce taux d’actualisation quantifie ce que les individus (ou la société, l’approche utilitariste considérant la société comme la somme des individus) sont prêts à sacrifier maintenant pour de potentiels gains futurs. Plus ce taux est élevé, moins l’on est prêt à sacrifier de revenus maintenant. Or la définition de ce taux, que Christian Gollier relie à une inégalité intergénérationnelle4, varie selon les personnes et a de fortes implications éthiques.

Une troisième limite de l’approche monétaire (non mentionnée par Christian Gollier) tient dans le caractère imparfait de la substitution du « capital naturel » par le capital économique. En effet, une approche monétaire de compensation des dommages suppose que le capital naturel puisse être parfaitement substitué par du capital. Or, de nombreux services écosystémiques ne peuvent pas, et ne pourront jamais, être parfaitement substitués par des dispositifs techniques. Par exemple, une étude de 2008 estimait à 153 milliards d’euros5 le bénéfice associé à la pollinisation par les insectes dans la production agricole6. Néanmoins, les services écosystémiques fournis par les pollinisateurs ne se limitent pas à cela. Or, il est impossible de monétiser les pertes subies par les activités non marchandes (un potager personnel), les pertes liées à des boucles de rétroaction inconnues, ni de s’assurer que les pertes économiques pourront effectivement être compensées par des drones butineurs (techniquement comme dans des conditions économiques viables). Cela mène donc à une sous-estimation des impacts, sous-estimation qu’a d’ailleurs reconnu Nicholas Stern, auteur d’un des rapports de référence sur l’évaluation des coûts économiques du dérèglement climatique.

Enfin, il est important de préciser que le prix du carbone calculé sur base des modèles économiques n’est pas forcément aligné avec les recommandations des climatologues ou les objectifs climatiques fixés par les accords internationaux. Par exemple, sur base de son modèle DICE et de nombreuses hypothèses (dont un taux d’actualisation assez élevé7), le prix du carbone proposé par William Nordhaus, censé mené à un optimum social, induirait un réchauffement de +3,5°C, bien loin des 2°C (1,5°C idéalement) de l’accord de Paris.

Les instruments économiques : des outils nécessaires mais non suffisants pour répondre au défi climatique

Malgré ces limites, 93% des économistes déclarent préférer un prix du carbone plutôt que des normes de pollution8, et estiment généralement que ce prix du carbone est un outil suffisant car il est censé intégrer l’ensemble des dommages. Cette préférence pour l’usage prioritaire d’instruments économiques mérite qu’on s’y attarde un peu car elle possède certains biais. Dont le premier, et pas des moindres : l’esprit de corps. En effet, demander à un économiste de proposer des politiques publiques de défense de l’environnement, c’est un peu comme demander à un boucher de s’occuper du menu de la cantine : difficile de s’étonner s’il y a de la viande à tous les repas et que les options végétariennes soient inexistantes…

Si les outils économiques peuvent constituer une partie de la solution, ils ne sont pas exempts de faiblesses. Ils sont, par exemple, souvent injustes socialement puisqu’ils ne tiennent pas directement compte des différentiels de revenus. Ils induisent donc un « droit à polluer » plus important pour les revenus les plus élevé, ce qui est éthiquement questionnable. Afin de réduire ces inégalités, des instruments non-économiques, notamment des normes, sont également nécessaires, et tout aussi (sinon plus) prioritaires.

Prenons l’exemple de deux automobilistes :

  • A, qui gagne 2500€ net par mois et possède une voiture émettant 75 gCO2eq/km,
  • B, qui gagne 10000€ net par mois et possède une voiture qui émet 150 gCO2eq/km.

En faisant l’hypothèse d’une taxe carbone proportionnelle aux émissions, B paiera, dans l’absolu, une taxe carbone 2 fois plus chère que A. Toutefois, ramené en pourcentage de son revenu (c’est-à-dire en relatif), B paiera 2 fois moins de taxe que A… B peut donc se permettre de rouler avec un véhicule 4 fois plus polluant tout en payant le même niveau de taxe carbone en pourcentage de son revenu.

Imaginons maintenant que l’on instaure une norme d’émission limitant les émissions des véhicules à 100 gCO2eq/km. Cette norme ne change rien pour A, qui peut acheter ou conserver (selon le comportement sur lequel porte la norme) une voiture émettant 75 gCO2eq/km. Toutefois, elle limite le choix de B, qui devra acheter une voiture à 100 gCO2eq/km au maximum.

Certes, cette approche n’est pas exempte non plus de faiblesses. Premièrement, pour les normes portant sur les véhicules en circulation (principe utilisé dans les « Low Emission Zones »), et que la sanction consiste en une amende, les automobilistes les plus aisés pourront continuer à garder leur véhicule en payant cette amende, ce qui renforce les inégalités sociales. Au contraire, une norme sur les véhicules mis sur le marché est beaucoup plus égalitaire et sera plus contraignante, mais elle implique un report des effets dans le temps du fait de l’inertie liée au taux de renouvellement du parc.

Deuxièmement, il existe un risque d’effet rebond : un automobiliste ayant économisé sur le carburant pourrait réallouer ces économies à rouler plus9. Toutefois, plus le revenu de l’automobiliste augmente, moins le prix du carburant est un incitant.

Malgré ces faiblesses, la mise en place d’une norme reste assez peu coûteuse, en particulier pour les normes de mises sur le marché, dont les impacts sociaux sont faibles. Néanmoins, les effets bénéfiques d’une telle norme peuvent être sabotés par les lobbys industriels, comme l’exemplifie très bien la politique européenne en la matière. Le coût des normes d’émissions sur les véhicules en circulation peut être plus élevé, non pas à cause du dispositif lui-même mais pour compenser son impact social potentiel, comme le financement d’une mesure de leasing social ou des aides à l’achat pour soutenir les ménages les plus précaires dans le remplacement de leur véhicule.

Opposer les instruments est contre-productif

Les normes environnementales peuvent, si elles sont bien conçues, renforcer les effets des instruments économiques  en limitant les choix des agents, sans pour autant que cela ne soit forcément ressenti comme une contrainte ou une privation de liberté10. Cette limitation du spectre des choix individuels disponibles permet en particulier de limiter le dommage maximal et de le fixer à un niveau inférieur à ce qu’il serait uniquement avec un instrument économique (les personnes les plus aisées ayant la capacité de payer pour des dommages plus élevés). Il est donc contreproductif d’opposer sur le principe instruments économiques incitatifs et instruments réglementaires, ces instruments pouvant au contraire se compléter.

En ce qui concerne l’automobile, l’augmentation de la masse et de la puissance des véhicules a partiellement compensé la réduction des émissions de gaz à effet de serre permises par les améliorations technologiques en matière de motorisation11. Or les incitants économiques, et en particulier le montant de la taxe de mise en circulation (TMC) réformée, ne sont pas suffisants pour influencer le choix des consommateurs. Il conviendrait donc :

  • D’augmenter le montant moyen et la progressivité de la TMC en fonction de la masse et de la puissance
  • De compléter ce dispositif wallon par deux instruments normatifs afin de le renforcer :
    • Au niveau européen, introduire des normes techniques limitant la masse, la puissance et la vitesse de pointe des véhicules mis sur le marché
    • Au niveau régional ou communal, instaurer des « Zones à Faible Danger » restreignant l’accès de certaines voiries aux véhicules les plus lourds et les plus puissants

Crédit image illustration : Adobe Stock

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  1. Christian Gollier, directeur général de la Toulouse School of Economics, auteur pour plusieurs rapports du GIEC, et ancien président de l’association européenne des économistes de l’environnement ↩︎
  2. L’équivalent CO2 (ou CO2eq) est une unité de mesure servant à quantifier l’effet de serre. Elle permet d’intégrer non seulement les émissions de CO2 (le principal gaz à effet de serre d’origine anthropique) mais également les émissions d’autres polluants liés à l’activité humaine, comme le méthane, le protoxyde d’azote, etc. ↩︎
  3. Une taxe carbone (forme de taxe dite « pigouvienne ») fixe un prix pour jouer sur le volume d’émissions, tandis qu’un marché de quotas d’émissions fixe un volume d’émissions et laisse le prix varier. Ces deux instruments ont chacun leurs avantages et inconvénients, et peuvent être équivalents sous certaines conditions. Au niveau international, Christian Gollier privilégie les marchés de quotas d’émissions, car ceux-ci sont plus simples à mettre en place dans le cadre institutionnel actuel (c’est notamment l’option qui a été choisie par l’Union Européenne avec son Emissions Trading System (EU-ETS)). La création d’un tel marché a toutefois des implications idéologiques fortes, puisqu’elle étend la sphère de la marchandisation. ↩︎
  4. Dans un système en croissance, les générations futures bénéficieront de davantage de richesse matérielle (calculée via le produit intérieur brut ou PIB) que leurs ainés. Or de nombreux économistes « orthodoxes » ont tendance, en opposition avec les mises en garde de son créateur, Simon Kuznets, à assimiler le niveau de PIB au bien-être de la population. ↩︎
  5. En valeur de 2008 ↩︎
  6. Gallai, N. et al. (2009). Economic valuation of the vulnerability of world agriculture confronted with pollinator decline. Ecological Economics, 68(3), pp. 810-821 ↩︎
  7. Entre 4 et 5% menant à un prix du carbone d’environ 20 euros par tonne de CO2eq. Pour comparaison Nicholas Stern avait, lui, utilisé un taux d’actualisation d’1,4% menant à un prix d’environ 80 euros par tonne de CO2eq. ↩︎
  8. Gollier, C. (2019). Le climat après la fin du mois. p. 142 ↩︎
  9. Steren et al. (2022). Energy-efficiency policies targeting consumers may not save energy in the long run: A rebound effect that cannot be ignored. Energy Research & Social Science, 90. ↩︎
  10. Courbe, P. (2015). Prélèvement kilométrique appliqué aux voitures : Une analyse critique. https://www.canopea.be/wp-content/uploads/2018/04/dossiertaxesite.pdf ↩︎
  11. Pardi, T. (2022). Heavier, faster and less affordable cars: The consequence of EU regulations for car emissions. https://www.etui.org/publications/heavier-faster-and-less-affordable-cars
    ↩︎