Dans la crise multiforme que nous traversons, la pertinence des actions et décisions passera par l’acceptation de nos tensions intérieures et par la reconnaissance du dilemme comme élément central de toute politique.
Le déni, une bouée pour échapper à la tension du réel
Peu avant que les cafés ne doivent fermer, j’ai été boire un verre avec des connaissances. J’ai hésité, pris dans ce paradoxe du fait que la fermeture était annoncée parce que le danger augmentait fortement – que les contacts étaient donc d’ores et déjà à éviter le plus possible – mais que, d’un autre côté, partager un moment convivial « en vrai » était peut-être important pour moi à ce moment, avant de s’engager dans un automne d’abstinence sociale à durée indéterminée.
J’ai décidé d’y aller, en essayant d’être prudent… Mais avec une tension, car habité par la conscience d’un risque présent.
A mon étonnement, certaines autres personnes présentes ne semblaient pas inquiètes, mais plutôt préoccupées de justifier cette bravade envers le virus par diverses explications toutes plus infaillibles les unes que les autres : exagération de la situation sanitaire par les médias et les autorités, gonflage volontaire des chiffres par les hôpitaux, normalité de la situation pour la saison, la COVID mise sur le même pied que la grippe, etc. La principale anomalie étant, dans cette vision, la peu compréhensible et peu pertinente restriction de nos libertés. Le barman, très mécontent de la fermeture annoncée, plussoyait avec entrain.
Repensant à cet étrange moment, je me suis rendu compte de plusieurs choses. D’abord, malgré la tension présente en moi, j’ai quand même réussi à profiter de ce moment de convivialité (on n’a pas parlé que de COVID). Cette tension devait être reconnue et gérée, notamment en adoptant certains gestes de prudence. Ensuite, j’ai réalisé que chacun a sa manière de gérer ce type de conflit intérieur. Une possibilité qui semble se manifester chez une partie de la population est le déni ou la minimisation du danger. J’y vois un mécanisme de protection, le mental en mode survie. Ce type de réaction m’inquiète, mais j’ai du mal à en vouloir à mes semblables d’activer leurs mécanismes de survie mentale – je sais que j’ai moi-même mes échappatoires.
J’ai d’ailleurs remarqué un autre type d’adaptation mentale erroné : spontanément, je vais trouver plus rassurant un lieu collectif qui se met à afficher des messages sur les gestes barrières, et ce … même si les gestes barrières n’y sont pas effectivement appliqués ! Dans le domaine environnemental, le marketing utilise depuis longtemps cette ficelle : les publicités pour le Coca-Cola ou les 4X4 comportent bien souvent un message sur la protection de l’environnement, tout en vantant un produit qui reste polluant. Ce faisant, le vendeur permet à l’acheteur de se défaire de sa tension intérieure liée à la conscience d’une incohérence environnementale. Le greenwashing est ainsi très efficace pour vendre : il nous permet de poursuivre des comportements consommateurs destructeurs en anesthésiant notre tension intérieure.
Le refus du dilemme mène à la polarisation
Nous avons une fâcheuse tendance à vouloir l’occulter, mais le dilemme est au cœur de nos vies et au cœur du changement. Au niveau individuel, le dilemme est associé à un inconfort intérieur qu’on cherchera souvent à fuir. Au niveau politique, masquer les dilemmes permet de continuer à prétendre que l’on va contenter tout le monde, et de masquer le fait, difficile à assumer pour un décideur, que ses décisions peuvent faire des gagnants et des perdants. Masquer le dilemme sert bien souvent à invisibiliser ceux qui peuvent perdre à la décision. Et comme il est souvent plus facile de masquer une perte diffuse collective que la perte directe d’un acteur précis, des groupes d’intérêts minoritaires disposant de bon leviers politiques sont souvent mieux défendus que la collectivité des citoyennes et des citoyens.
Le refus du dilemme mène à la polarisation de la société. Puisqu’il n’y a pas de reconnaissance du fait que les choix ont en même temps des conséquences positives et négatives, celui qui soutient tel choix verra uniquement ses conséquences positives, celui qui s’y oppose, uniquement ses conséquences négatives. Au lieu d’un échange posé sur les tenants et les aboutissants, nous aurons droit à un dialogue de sourds, chacun convaincu qu’il détient la vérité. Cette polarisation est renforcée par certains médias qui préfèrent des messages tranchés (vite caricaturaux) aux analyses nuancées.
Dans le domaine environnemental, le débat sur la sortie du nucléaire est depuis longtemps polarisé : les opposants historiques souvent tentés de minimiser la difficulté à respecter un calendrier devenu très serré, les pro-nucléaires aveugles aux questions de risques et de coût de la gestion des déchets à très long terme. Mais si l’on regarde le mouvement climatique, il y existe aussi une tendance récurrente à éviter de parler des difficultés de la transition pour se focaliser sur un narratif positif de type win-win. Cela permet d’avoir une communauté convaincue qu’il est « tout bénéfice » d’agir, mais cela ne permet pas le dialogue avec ceux qui perçoivent des changements réels, abrupts et difficiles pour leur activité, tentés dès lors de se replier sur des narratifs plus conservateurs. Car la vraie question politique n’est pas de savoir si la crise climatique est une opportunité économique (le climat au secours de la croissance ?!), mais plutôt de définir notre action pour garder une planète habitable même si ceci implique aujourd’hui certaines limitations à notre économie. Comme pour la crise sanitaire, de vraies restrictions sont nécessaires à court terme afin de permettre, on l’espère, de maintenir une certaine forme de prospérité à plus long terme. Et c’est seulement si l’on reconnait que les restrictions peuvent toucher de larges pans de la société que l’on est en mesure d’ouvrir un réel débat sur le partage nécessaire des efforts.
Le refus du dilemme mène à une vision manichéenne du monde, au recul du débat démocratique pour remplacer celui-ci par des camps qui s’affrontent. Sans dilemme, il n’y a pas de politique, car c’est la mission première du politique que d’arbitrer entre des intérêts divergents, reconnus comme tels.
Gestion de crise à tâtons : ce qui nous attend aussi pour le climat ?
Qu’il s’agisse des réactions dans la population ou chez les décideurs, il existe des similitudes entre cette crise sanitaire et la crise environnementale, notamment climatique.
Il est très vraisemblable que notre société et nos décideurs ne se montrent pas capables, dans les années qui viennent, de gérer de manière fluide et efficace le changement considérable que représente la transition bas carbone. On prendra des décisions très insuffisantes dans certains domaines, excessives dans d’autres, on investira trop dans telle solution, vite obsolète, et pas assez telle autre mesure pourtant efficace. On tâtonnera beaucoup, essai-erreur mille fois devant des situations changeantes, souvent inédites. Dans cette agitation, les lobbys les plus puissants, les groupes d’intérêt les mieux représentés seront, un temps du moins, mieux traités par les décideurs que ceux qui ne comptent pas politiquement. Ce type de collusion – à qui profite la crise ? – minera la confiance.
Les plus clairvoyants y verront les faiblesses bien connues (mais néanmoins parfois coupables) de nos décideurs et les limites de notre compétence collective. D’autres, peut-être plus nombreux, seront tentés de voir, dans ce régime de régulation brouillon, instable et apparemment incohérent, la marque d’une volonté puissante, très efficace et cachée de mieux nous contrôler, grâce au climat. Ceux-là se révolteront contre les mesures – doutant de plus en plus de la réalité du danger climatique malgré ses manifestations de plus en plus visibles – comme on défile aujourd’hui contre les masques en minimisant la COVID. Les plus vulnérables dans la société continuerons, comme aujourd’hui, comme hier, à payer le plus lourd tribu. Nous ne vivons pas tous égaux, encore moins par temps de crise, et ce n’est pas non plus le cas face au changement climatique.
Pour plausible qu’il puisse paraître, ce sombre scénario n’est pas totalement joué d’avance.
Après quelques décennies à croire en sa toute puissance, notre société est en apprentissage de ses limites. Confrontée à un réel qui lui résiste, elle re-découvre l’incertitude et le dilemme. Pour naviguer dans les eaux agitées qui sont devant nous, il faudra re-créer du lien et éviter la polarisation qui rompt le dialogue, élimine la confiance puis le respect. Il faudra éduquer à la complexité du monde, à la compréhension et l’acceptation des tensions du réel, à sa nature changeante.
Si l’objectif est de permettre à toutes et tous de bénéficier de conditions de vie dignes, dans un monde où la croissance disparaît de plus en plus, il faudra aller au-delà de la conception sociale issue des Trente Glorieuses. La question du partage, de la répartition des richesse revient en force. Elle se heurte déjà, parfois, à ce concept de « droits acquis » qui a mal vieilli.
Il faudra donc arrêter de gloser sur le win-win, et oser enfin mettre en lumière l’omniprésence des dilemmes en politique. Placer ensuite l’éthique au centre de l’action politique, se libérer des intérêts particuliers et des égoïsmes. Qu’on le veuille ou non, notre mode de vie est négociable. Plus le temps passe, moins nous avons les clés en mains pour le négocier.
Apprenons de cette crise, en profondeur, afin de pouvoir, en tant que société, peser positivement et solidairement sur notre avenir.