Les Antennes de Lessive : un site d’intérêt public

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« Vivre au Jardin des Paraboles, c’est partager les valeurs de solidarité, d’entraide et de bienveillance. Que vous soyez une famille avec enfants, un couple de retraités, célibataire, porteur d’un handicap, le site vous offre l’environnement idéal pour évoluer en douceur dans votre vie. ». Ce sont les mots. Qu’en est-il de la réalité ?

Le projet du Jardin des Paraboles à Lessive  (commune de Rochefort) s’inscrit dans le prolongement d’un défi qui va se présenter dans un avenir assez proche en Wallonie : le vieillissement de notre population. Il est novateur et le discours est séduisant : il propose un éco-lieu intergénérationnel (dénommé plus prosaïquement « complexe hôtelier » dans la demande de permis) avec un impact limité sur son environnement ainsi qu’une offre de logements à vocation touristique. Il vise la mixité intergénérationnelle, la solidarité et le bien-vivre ensemble, le tout emballé dans le nécessaire respect de l’environnement. Le projet serait même biodiversité-positif, les unités de vie s’intégrant dans le paysage, « tout en préservant les caractéristiques naturelles du site, en conservant au maximum la biodiversité existante et en l’étoffant ».

Mais le seul hic, et il est de taille, c’est le lieu choisi pour l’implantation de ce vaste complexe hôtelier et de services. Ce projet ne nécessite en effet rien de moins que l’abattage (ou de façon euphémique la très forte éclaircie) de 20 hectares de forêts anciennes sub-naturelles, enclavées dans un important réseau d’aires protégées, qui plus est classées en Natura 2000 et entourées de plusieurs réserves naturelles d’intérêt majeur en Wallonie ! Le site abrite une richesse naturelle exceptionnelle pour la Wallonie et de surcroit dans un très bon état de conservation (fait assez rare en Wallonie que pour être mentionné). Indéniablement, il n’est pas possible d’y implanter cet éco-village, tout en maintenant la quiétude et la richesse naturelle des lieux.

Un autre désavantage est que le site est éloigné de la zone urbaine de Rochefort et qu’il n’est pas viabilisé, ce qui nécessite d’y installer toute l’infrastructure nécessaire à l’émergence d’un nouveau lotissement en zone rurale : approvisionnement en eau, évacuation des eaux usées, accès, connexion, etc.

En filigrane, une autre controverse apparaît. Elle questionne le processus suivi pour arriver aujourd’hui à ce projet de lotissement. Historiquement, il s’agit d’un bien communal acquis, à titre exceptionnel, par une entreprise d’état (la RTT, devenue Belgacom puis Proximus) pour cause d’intérêt publique. La technologie développée à « RTT Lessive » devenue obsolète, cette même entreprise publique vend aujourd’hui sans état d’âme cette propriété à un privé et cela sans balise particulière. Voilà un tour de passe-passe réalisé dans un unique but de rentabilité et qui permet de transformer une zone forestière du plus grand intérêt biologique en territoire soumis à la spéculation du moindre promoteur immobilier. S’agissant d’une entreprise publique et vu le contexte d’acquisition qui avait prévalu à l’époque, un tout autre avenir devrait se dessiner pour un tel site. Dans le cadre de la responsabilité sociétale de l’entreprise publique Proximus, on pourrait imaginer que la partie boisée, aurait pu être réintégrée dans l’ensemble du périmètre de protection une fois l’activité stoppée, avec éventuellement la mise en valeur à but touristique de la zone occupée par les paraboles.

Patrimoine naturel exceptionnel

Ce site se situe dans le Bois de la Héronnerie, un massif forestier d’une centaine d’hectares au sud du village de Lessive (commune de Rochefort). Situé en Famenne, sur un sol schisto-calcaire et déjà mentionné au Moyen-Âge, il est en effet représenté sur la cartographie réalisée par Ferraris (1770-1778). On peut y lire ceci sur sa fiche SGIB (Site de Grand Intérêt Biologique) du site : « La végétation en place est d’un grand intérêt : en effet, outre le fait qu’il s’agit d’une forêt ancienne subnaturelle, c’est-à-dire dont l’état boisé feuillu est resté inchangé au cours des trois derniers siècles, le groupement forestier dominant est une chênaie-charmaie famennienne à stellaire, un habitat d’intérêt communautaire, quasiment endémique à la Région wallonne, et se trouvant ici dans un excellent état de conservation. ». La plus grande partie du site est sous statut Natura 2000 et située dans une des régions les plus riches en biodiversité de Wallonie, et qui a été jusqu’ici très bien préservée. Des prairies semi-naturelles font également partie du site Natura 2000 et se prolongent vers la réserve naturelle agréée de Basse Wimbe. Plusieurs espèces rares et protégées sont présentes, dont l’épipactis pourpre (Epipactis purpurata), une espèce des lieux boisés clairs, et présente sur la liste rouge des plantes sauvages présentes en Wallonie. La néottie nid-d’oiseau (Neottia nidus-avis), une autre espèce protégée, fait également partie des joyaux botaniques de ce site. L’avifaune y est également diversifiée avec la présence d’espèces forestières spécialistes et typiques des massifs forestiers dont l’intégrité a été préservée depuis longtemps, telles que la cigogne noire, le pic noir, le pic mar. Le bois héberge aussi des chauves-souris telles que le murin de Bechstein et le grand murin. Bien que l’inventaire n’ait été que partiel jusqu’à présent, tant les espèces sont nombreuses, plusieurs espèces d’insectes rares et typiques des vieilles forêts sont aussi notées sur le site comme le lucane cerf-volant (rare et plutôt localisé le long de la Meuse entre Liège et Namur) ou la laineuse du prunellier, ainsi que de nombreux papillons de jour.

Malgré cette richesse biologique exceptionnelle, le malheur de ce site est que les 20 hectares de ce massif ne sont pas protégés et sont repris en Zone d’Activités Economiques Mixtes (ZAEM) au plan de secteur, à la suite d’une modification réalisée à l’initiative de la commune en 2004. Une occasion manquée à l’époque de rétablir la partie boisée en zone forestière au plan de secteur. C’est cette zone non protégée, mais enclavée dans une vaste zone Natura 2000, et qui en possède les mêmes caractéristiques naturelles, qui a été achetée par le promoteur immobilier.

L’urbanisation, même à faible impact environnemental, des 20 hectares de forêts visés par le projet aura donc un effet négatif important sur l’état de conservation de cet habitat d’intérêt communautaire, la chênaie famennienne, quasiment endémique de Wallonie (HIC 9160 : « Chênaies pédonculées et chênaies-charmaies subatlantiques et médio-européennes du Carpinion betuli »). Alors que « l’objectif poursuivi par la désignation des sites Natura 2000 est d’assurer le maintien ou le rétablissement des habitats naturels et des espèces d’intérêt communautaire dans un état de conservation favorable ; que cet état de conservation est apprécié à l’échelle de la région biogéographique tant en dehors qu’au sein des sites Natura 2000 ».

Historique

En 1972, la commune de Lessive cède à la RTT le bois du village, pour cause d’utilité publique, dans le but d’y installer une station terrienne de télécommunication. Jusqu’en 1991, les antennes paraboliques ont également constitué une attraction touristique importante pour la commune de Rochefort.

En 2007, Belgacom quitte le site pour de nouveaux bâtiments à Ciney et vend ses installations techniques à une société indienne. Celle-ci fera faillite en 2016 et, en 2017, Christophe Nihon, un promoteur immobilier liégeois, passe un accord d’achat pour ce site technique et le bois adjacent en conditionnant cet achat à l’obtention des permis.

Il veut réhabiliter le site et en faire un Smart Life Eco-Village : « Ce projet innovant s’articule autour de trois piliers complémentaires : le sociétal intergénérationnel en milieu rural, les technologies de connexion et l’infrastructure largement existante. L’objectif est d’intégrer et d’opérationnaliser des concepts novateurs prônés par les autorités publiques tels que la « Smart City » en milieu rural et des applications de la « Silver Economy » au sein d’une réflexion urbanistique pour une écoconstruction durable et à faibles charges. »

Cependant, le projet, du fait de sa localisation extrêmement controversée, voit l’émergence d’une opposition locale, avec la création d’un collectif de citoyens, le Collectif des Antennes de Lessive. Celui-ci reçoit rapidement le soutien de différentes asbl comme les Naturalistes de la Haute-Lesse et Natagora. Ils sont renforcés dans leur combat par les nombreux avis négatifs et refus successifs concernant les demandes de permis du promoteur, sur base des mêmes arguments, que ce soit par les Ministres Willy Borsus, ou Céline Tellier ou encore le fonctionnaire délégué à l’urbanisme.

Les arguments défavorables au projet s’accumulent : outre les impacts importants sur la biodiversité, impossibles à compenser, on relève également la démesure du projet et les problématiques d’accès à l’eau courante, d’évacuation des eaux usées ainsi que de la mobilité. Ces problématiques noircissent le bilan du projet qui se dessine, en opposition avec le discours de son promoteur. Le nouveau lotissement prévoit d’accueillir 700 habitants alors que le village de Lessive en compte à peine 300. La présence en permanence d’une population importante sur le site causera immanquablement un dérangement et une sur-fréquentation qui impacteront la forêt. Comment imaginer encore dans ces conditions, des nidifications de cigogne noire sur ce massif ? Il en est de même de la présence d’animaux domestiques, notamment les chats domestiques et le risque accru de prédation et d’hybridation avec le chat forestier, présent sur le site. Au niveau de la mobilité, Lessive est peu desservie en transports communs, et se situe à 8km de Rochefort, zone urbaine la plus proche. Les déplacements devront dès lors s’effectuer principalement voiture. Et surtout, le projet ne correspond pas à l’affectation au plan de secteur puisqu’une ZAEM ne peut être destinée qu’à « des activités d’artisanat, de service, de distribution, de recherche ou de petite industrie. »

La commune de Rochefort peine à définir sa vision pour cet espace qui constitue une zone cœur de son territoire. Pourtant première commune engagée depuis décembre 2021 dans un processus de transition écologique avec l’asbl Kick (« L’alliée des allié.e.s de la biodiversité ») et affirmant vouloir préserver son patrimoine naturel, elle n’est pas opposée au projet, dans lequel elle voit une opportunité de développer l’activité économique et l’emploi sur son territoire. La préservation de l’intégrité du massif de la Héronnerie ne fait en effet pas partie du PACK (Plan d’Action Communal Kick) de la commune de Rochefort…

On ne peut pourtant qu’être en accord total avec l’avis exprimé par le DNF : « les différentes précautions ou orientations d’aménagement du projet (fossés drainant, noues, préservation de quelques arbres sur le site, plantation, développement de lisière, gestion différenciée, etc.) sont intéressantes et permettraient dans un site alternatif, moins riche biologiquement, de constituer un réel atout ».

Derniers rebondissements

Au printemps 2022, après plusieurs refus successifs pour les demandes de permis, et alors que le collectif de citoyens avait mis la pression sur Proximus, faisant valoir l’argument que ce bien public devait avoir une destination qui profite au bien commun, une issue positive semblait possible. Le Collectif des Antennes espérait pouvoir proposer un rachat du site pour en faire une réserve naturelle. Mais, de façon inattendue, le promoteur réalise finalement une levée de fonds via la plateforme Ecco Nova, spécialisée dans les investissements durables, d’un million d’euros en un temps record d’une minute et 30 secondes ! Ces fonds, sous forme d’un prêt sur 3 ans à 8% d’intérêt annuel, permettent à Christophe Nihon de finalement acquérir le bois. Le site technique des Antennes en revanche, n’a pas fait l’objet d’une acquisition. Ce sont donc bien les bois qui sont visés prioritairement pour le projet d’éco-village.

Sur les réseaux sociaux, Christophe Nihon précise : « Le but de cette levée de fond est de nous donner du temps en attente des permis pour préserver 33 ha de la forêt et ne pas succomber à la facilité de l’exploitation bien rentable de chênes. « Un endettement peu classique pour un promoteur » me dit-on. On continue juste dans nos convictions fondamentales qu’écologie et immobilier sont compatibles. C’est ça et notre mode de fonctionnement qui sont atypiques en fait et probablement mal compris. ».

Or, quelques mois plus tard, en décembre 2022, le propriétaire fait procéder à une coupe de bois en Natura 2000 (UG8), en plein cœur de la zone où est présente l’épipactis pourpre. Le déplacement des orchidées étant généralement voué à l’échec, l’espèce est donc fortement menacée par les travaux en cours. Le conflit vire au bras de fer médiatique et aux menaces à peine voilées (« Je ne coupe pas à blanc même si j’en ai le droit ! Arrêtez d’entrainer tout le monde vers des décisions contre mon gré mais qui sonneront le glas de la forêt. ») d’un propriétaire qui semble placer le droit à la propriété privée au-dessus de toute considération environnementale et de bien commun, le promoteur ayant fait procéder à la coupe de vieux chênes centenaires (plutôt rares dans la région où le sol calcaire et caillouteux est peu favorable aux gros arbres). C’est même la présence importante de gros voire très gros bois (deux fois plus sur ce site que dans l’ensemble des propriétés forestières de la commune de Rochefort) qui constitue un atout important du site pour des espèces forestières citées au début de l’article, et qui permet d’évaluer l’état de conservation comme excellent. Dans un communiqué de presse (intitulé « Entretenir une forêt en coupant des arbres, par respect pour cette dernière »), Christophe Nihon rappelle que le droit de propriété « consiste en le droit de jouir et de disposer d’une chose de la manière la plus absolue pourvu que l’on n’en fasse pas un usage prohibé par la loi ou par les règlements […]. Nul ne peut être privé de sa propriété que pour cause d’utilité publique, dans les cas et de la manière établis par la loi, et moyennant une juste et préalable indemnité ». C’est en effet là que le bât blesse, puisque comme mentionné précédemment, le site ne fait l’objet d’aucune réelle protection, ni les forêts anciennes (qui ne sont pas (encore) mentionnée dans le code forestier), la coupe des arbres (éclaircie) est légale et respecte le code forestier, et la législation concernant Natura 2000 et spécifiquement les unités de gestion (UG) forestières est très lacunaire.

Cependant la deuxième partie de cette citation met aussi en avant qu’une cause d’intérêt public peut prévaloir sur ce droit à la propriété, a contrario de la posture de Christophe Nihon (« Il est plus que temps que les faits et le droit du propriétaire reprennent leur place dans cette opposition systématique. »). La protection d’un bien commun aussi exceptionnel d’un point de vue de la biodiversité et de notre patrimoine naturel et archéologique, n’est-elle pas, justement, d’utilité publique ?

Références

Le Collectif des Antennes : https://lessive5580.wixsite.com/lessive

Le Jardin des Paraboles : https://www.jardindesparaboles.be/

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