« J’aimerais bien utiliser les transports publics mais ça ne colle pas avec mes horaires de travail », « Un vélo-bus pour conduire les enfants à l’école, j’adorais si je pouvais commencer un jour par semaine plus tard au bureau », « Je voudrais tant pouvoir décaler mes horaires et éviter les bouchons tous les jours… »… Et si la gestion du temps ou plutôt des temps était une partie de la solution pour aller vers un système de mobilité plus efficace et plus durable ?
A l’origine des politiques du temps, des changements sociétaux
En quelques décennies, la structuration temporelle des activités tant pour les individus que pour les entreprises et les villes a fortement changé. Auparavant, la gestion des activités quotidiennes était fortement régulée par des horaires de travail fixes pour les hommes, tandis que la journée des femmes était organisée autour de l’éducation des enfants et la gestion du ménage. Avec l’arrivée des femmes sur le marché du travail et la mondialisation de l’économie, les rythmes quotidiens ont été progressivement remis en question. De plus en plus éloignées du rythme naturel et cyclique (alternance jour /nuit, succession des saisons), nos sociétés occidentales fonctionnent en continu. La nuit ici, c’est le jour là-bas, et donc l’économie mondialisée implique des marchés boursiers actifs 24h/24, des entreprises qui produisent non-stop selon 3 pauses de travail, des commerces nocturnes, etc. Le numérique à travers internet et maintenant les smartphones accentue cette tendance à une activité /disponibilité sans pause ni faille. A cette évolution du contexte économique, s’ajoute l’émergence, depuis l’instauration des congés payés, d’une société de loisirs. Les activités hors-travail, et les déplacements liés à celles-ci, se sont fortement développés.
Face à ces nouveaux rythmes de vie, et dans un contexte d’individualisation où la solidarité familiale et de voisinage s’effrite – sans oublier l’allongement des carrières rendant les grands-parents indisponibles – les individus se retrouvent quotidiennement dans une course effrénée contre la montre. Il faut jongler entre ses horaires professionnels, ceux de l’école, des services administratifs et des commerces, des activités extra-scolaires des enfants et de ses propres loisirs. Car tous les secteurs d’activités n’ont bien entendu pas suivi de la même façon cette évolution vers un fonctionnement continu. Et dans la mesure où une large partie des services fonctionne selon des horaires standards et où, de surcroît, les transports se sont calés sur les rythmes encore dominants du travail, cette structuration de nos temps de vie conduit inéluctablement à des engorgements aux horaires de pointe. Faudrait-il dès lors aller vers une ville et des services ouvert 24h/24 ?
L’équilibre est à trouver entre la flexibilité actuellement imposée par l’économie de marché dans laquelle nous évoluons et le maintien ou la restauration d’une qualité de vie pour tous les citoyens. Il faut noter que tous les individus ne sont pas égaux face à cette société hyper-mobile. Le rapport à l’espace et la maîtrise du temps sont différents d’une personne à l’autre, selon ses appartenances sociales ou son accès aux technologies de l’information et de la communication, avec un risque flagrant de marginalisation de ceux qui ne peuvent suivre ces évolutions.
On se trouve, avec ces questions, devant un large champs de réflexion et d’investigation dans lequel ont pris place les « politiques du temps ». Ces questions imposent une démarche transversale et systémique. Les politiques du temps demandent une approche à la fois territoriale, économique et culturelle. Nées en Italie dès les années ’90, ces politiques se donnent pour objectif d’appréhender l’organisation sociale à travers les activités quotidiennes, leurs horaires et leurs lieux afin de mieux synchroniser les temps d‘un territoire.
Les politiques des temps de la ville répondent à l’enjeu de maîtrise du temps, principalement à travers le concept d’accessibilité. Derrière cette notion d’accessibilité se profile en filigrane la distinction entre temps disponible et disponibilité du temps : en effet, à quoi cela sert-il d’avoir du temps libre si, pour des raisons économiques ou d’inadéquation spatiale et temporelle, on ne peut l’utiliser ou on le perd en des temps d’attente et de transport croissants ?
Comment concrètement organiser une société polychronique dont l’accessibilité aux ressources (travail, loisirs, culture, etc.) peut prendre des formes variées et s’accorder aux rythmes variés des individus ? N’est-il pas possible de penser une société offrant les moyens à chacun de s’intégrer selon ses capacités rythmiques ? Ce n’est pas tant à l’individu de fournir seul l’effort de s’accrocher aux rythmes intégratifs des sociétés modernes, mais aussi à ces dernières de les multiplier à destination de tous et de les rendre accessibles.
Les bureaux du temps
L’Italie a été un pays précurseur dans ce champ des politiques du temps. Depuis, dans d’autres pays, des initiatives similaires sont nées comme en France, en Allemagne et aux Pays-Bas, prenant des formes et une ampleur différente selon le contexte culturel et territorial. Aux Pays-Bas, après le lancement d’expériences pilotes sous la houlette du ministère des Affaires sociales, le programme Dagindeling (aménagement des temps quotidiens), doté de 30 millions d’euros, a permis de financer 142 projets innovants visant à résoudre les dysfonctionnements spatio-temporels dont souffrent les Néerlandais dans leur vie quotidienne. En France, les pionniers (Poitiers, Saint-Denis, Belfort, la Gironde) n’ont pu sortir de la confidentialité et trouver les ressorts d’actions concrètes qu’en s’inscrivant, comme acteurs de l’action et de la réflexion, dans la démarche de la Datar[[La Délégation interministérielle à l’aménagement du territoire et à l’attractivité régionale (DATAR) est une ancienne administration française chargée de préparer les orientations et de mettre en œuvre la politique nationale d’aménagement et de développement du territoire. Depuis décembre 2009, c’est le Commissariat général à l’égalité des territoires (CGET) qui reprend les missions de la DATAR.]] « Territoire 2020 ».
Ainsi sont nés les bureaux du temps. Il s’agit généralement d’une structure fortement articulée à l’action de la collectivité territoriale et qui assure une certaine transversalité tout en étant à l’écoute des habitants, des utilisateurs du territoire, en même temps qu’elle les associe à la formulation des problèmes et des solutions. Dans le cadre de ce dialogue sociétal et avec l’aide des bureaux du temps, doivent se construire les compromis destinés à résoudre les conflits temporels inhérents à nos sociétés individualisées et diversifiées.
Quelques exemples concrets
L’espace des temps du Grand Lyon est une des initiatives les plus actives en France. La constitution de cette politique temporelle en 2003 s’est faite à l’aide d’un diagnostic des temps de l’agglomération. Un questionnaire avait été envoyé aux 55 communes de la Métropole de Lyon afin de saisir les pratiques temporelles, le rythme des services, et les dysfonctionnements. Il s’agit d’un lieu spécifique de réflexion, de concertation et d’actions organisé par la Métropole de Lyon, pour ses habitants et sur l’ensemble du territoire. Cela a débouché sur la mise en place de processus très collaboratifs d’approche temporelle notamment sur le management de la mobilité et le travail à distance. La démarche se réalise en transversalité avec d’autres services (Voirie, Déplacements…) et en partenariat avec d’autres collectivités territoriales, des approches universitaires et des bureaux d’étude. Des actions très concrètes ont pris place comme l’ouverture d’un centre de co-working ou l’implantation de signalétique mobilité à proximité d’un lycée. Découvrez les différentes actions concrètes qui ont déjà pris place en consultant leur site internet : http://temps.millenaire3.com/
Le bureau des temps de la Ville de Rennes a été créé en 2002. Son action porte principalement sur le renforcement de la qualité des services publics, notamment par la définition d’horaires conciliant au mieux demandes des usagers et conditions de travail des salariés assurant les services ; le développement de services innovants pour mieux concilier vie personnelle et vie professionnelle (guichets uniques de services, services aux salariés dans les zones d’activité, garde d’enfants à horaires atypiques, etc.) ; et enfin, la prise en compte des questions temporelles dans les opérations d’aménagement et de déplacements.
Petit reportage vidéo très illustratif des actions concrètes réalisées.
Reportage TF1_BdT from Rennes, Ville et Métropole on Vimeo.
L’Agence des Temps de Grand Poitiers est une structure intégrée au sein du service Prospective et Coopérations Territoriales de Grand Poitiers et s’appuie sur un groupe de travail composé de 2 élus de chaque commune. L’agence des temps a pour objectif d’une part d’aider les habitants à mieux articuler vie professionnelle, vie familiale et personnelle ; et d’autre part d’optimiser les équipements publics et l’usage de l’espace public. Elle met en place des actions concrètes (guichets uniques de rentrée scolaire, concerts-sandwichs…), des méthodes de concertation et de réflexion afin de répondre aux besoins des usagers.
L’émergence d’un réseau
Créée en 2004, l’association Tempo territorial est le réseau français des acteurs des politiques temporelles. Il réunit des Collectivités, des organisations scientifiques, des associations, des consultants, des entreprises, des individus soucieux de faciliter la conciliation des temps personnels et professionnels. Tempo territorial organise plusieurs fois par an des conférences « les Mardis de Tempo » et une fois par an « Les Temporelles », deux jours d’échanges approfondis avec les acteurs concernés sur des thématiques très variées où le point d’entrée est toujours le temps : accessibilité aux services publics, ville servicielle, nouvelles technologies, relations urbain/rural etc.
Initié par la Ville de Barcelone en 2008, un réseau européen se met progressivement en place. Depuis 2013, c’est le réseau Tempo Territorial qui en a pris l’animation. Une première conférence s’était déjà tenue le 6 décembre 2012 afin de définir les objectifs de ce réseau. Depuis, plusieurs réunions du réseau européen ont été organisées afin de dessiner les contours d’une stratégie européenne.
Les villes actives dans ce réseau sont Bergame et Bolzano pour l’Italie ; Barcelone et Bilbao pour l’Espagne et plusieurs villes ou territoires français représentés par Tempo Territorial.
A quand une initiative wallonne ?
On n’en est probablement pas loin. Effectivement, en février 2015, une rencontre du réseau européen a pris place à Namur, organisée par Synergie Wallonie[[Synergie Wallonie est une association qui regroupe toutes les associations wallonnes œuvrant pour l’égalité hommes-femmes.]] . L’objectif était de permettre la rencontre entre les acteurs et l’échange de bonnes pratiques mais aussi d’envisager les moyens européens de financer ce réseau. A ce jour, l’idée est de répondre à un appel à projets de la Commission européenne. Nous avons appris que les Villes de Namur et Charleroi étaient présentes à cette rencontre. Il semble que leur angle d’approche privilégié pour traiter le temps soit celui de la cohésion sociale. Nous savons par ailleurs que la Ville de Namur réfléchit à la mise en place d’une structure comme un bureau du temps pour affronter les problématiques de mobilité au niveau de son territoire. Nous encourageons vivement la mise en place d’initiatives wallonnes en matière de politiques du temps. Qu’elles naissent pour répondre initialement à des situations problématiques en termes de cohésion sociale ou de mobilité, peu importe. L’essentiel est que ces initiatives liées à une politique du temps adoptent une approche résolument globale et transversale et qu’elles se concrétisent à travers des processus participatifs et évolutifs. Ainsi, les problèmes et difficultés rencontrés par les citoyens peuvent être identifiés et des solutions collectives peuvent être construites.
Une petite citation pour conclure
« La reprise en main de son temps fait alors écho à la revendication d’un droit à l’immobilité et à la lenteur sans qu’elle ne soit synonyme de marginalisation sociale pour celui qui la défend et la met en œuvre » (Benjamin Pradel, 2016)[[Benjamin Pradel , « Mobilité, célérité et société. Essai de rythmanalyse sur la polychronie sociale », Rhuthmos, 2 avril 2016 [en ligne]. http://rhuthmos.eu/spip.php?article1746]]
Ainsi, la mise en œuvre de politiques du temps devraient aussi permettre de MOINS se déplacer et de MIEUX se déplacer, c’est-à-dire avec des modes alternatifs à la voiture individuelle parfois plus lents. Notre santé et celle de notre planète le réclament.
Références :
Benjamin Pradel , « Mobilité, célérité et société. Essai de rythmanalyse sur la polychronie sociale », Rhuthmos, 2 avril 2016. ( http://rhuthmos.eu/spip.php?article1746)
Jean-Yves Boulin, « Les temps de la Ville », 2003. (http://www.revue-projet.com/articles/2003-1-les-temps-de-la-ville/)