Sophie Dawance est architecte et urbaniste. Elle a travaillé comme chargée de mission en aménagement du territoire chez Canopea (IEW) de 2000 à 2009. Elle enseigne à la faculté d’architecture de l’ULiège et fait partie du Collectif ipé.
1 – Quel est ton ressenti général par rapport à la notion d’infrastructure sociale ?
A vrai dire, ce concept me parle assez peu. Je le trouve un peu fourre-tout. Le terme “infrastructure” me met un peu à distance. La définition que tu en donnes, m’apparaît sympathique, mais aussi vaste et floue. Alors, face à un concept qui recouvre des choses aussi différentes, je me demande quel est l’intérêt de créer cette catégorie ? Finalement, les infrastructures sociales, ce sont les choses que l’on aime.
2 – Quel est ton premier souvenir d’infrastructure sociale ?
Je ne sais pas si c’est une bonne réponse… J’ai grandi dans un lotissement de la banlieue liégeoise, où on pouvait bien-sûr faire du vélo dans les rues ; il y avait encore pas mal de bois à l’époque et on allait jouer là-bas. La découverte des trottoirs urbains a été un peu une révélation pour moi. Ma famille maternelle était bruxelloise, ma grand-mère habitait à Etterbeek, avenue Victor Jacobs, et on allait souvent chez elle pour tout le WE parce que ma mère avait vraiment la nostalgie de la capitale. Je me rappelle que j’avais eu un sentiment très puissant de me retrouver sur le trottoir où des gens, toutes sortes de gens, passaient, il y avait plein de choses à regarder, des maisons différentes, parfois des commerces, etcetera. Là où, dans mon lotissement, la route était un lieu de desserte principalement automobile.
3 – Y a-t-il actuellement une situation critique pour les infrastructures sociales et que tu aimerais améliorer ?
Je verrais deux points. D’abord, toutes les formes de privatisation ou de commercialisation de certains espaces et événements, c’est clairement une menace. Ensuite, il me semble que les infrastructures sociales, ça ne se décrète pas. On ne peut pas décider, en tant qu’architecte, auteur.ice de projet, ou responsable politique, qu’on « fait » une infrastructure sociale. A l’inverse, il s’agit de créer un possible qui peut être approprié par les gens. C’est un support de base, qui peut être – ou non – conçu par des architectes ou des urbanistes, mais qui doit pouvoir se laisser transformer, aménager, approprier, utiliser par d’autres.
Cela m’évoque les plaines de jeux dans les parcs parisiens, qui sont tout sauf des infrastructures sociales, selon moi. Ce sont des lieux totalement sous contrôle, sur-balisés par l’aménagement ; tous les comportements sont dictés de manière très sèche. La zone avec le tapis rouge est pour les enfants de 5 à 7 ans ; celle avec le tapis vert de 7 à 9 ans. Même les jeux dictent très fort les manières de les utiliser et interdisent toute une série d’autres manières. Donc cela laisse très peu de place aux usagers et aux appropriations qu’ils peuvent faire d’un lieu. Il me semble qu’il y a beaucoup d’architectes et d’urbanistes qui veulent – parfois avec générosité – aménager trop, cadrer trop, imposer les parcours et les usages.
4 – Quand tu circules sur le terrain, existe-t-il des signes grâce auxquels tu reconnais « Ah, là c’est une chouette infrastructure sociale à coup sûr ! » Lesquelles repères-tu en particulier ?
En lien avec ce que je viens de dire, quand je vois un lieu dans lequel on sent de multiples manières la présence des gens, des humains et des non-humains peut-être, pourrait-on dire, puisqu’une infrastructure sociale c’est peut-être aussi un lieu où on laisse la nature vivre et cohabiter avec nous, sans vouloir la contrôler, la gérer complètement en la remplaçant par une rangée de bégonias.
Quand je vois des lieux qui portent les « stigmates » d’un usage par les non humains, je trouve que c’est un très bon signe. Alors ça peut aller des herbes entre les pavés, à un graph, à des jardinets aménagés par les gens. Cela peut être les traces d’un passage, comme des traces de pas à un endroit où les gens passent régulièrement, et donc le chemin se crée par l’usage, et pas simplement parce qu’un.e professionnel.le en a décidé ainsi. Oui, là, on a la certitude d’être face à une infrastructure sociale.
5 – Ton rapport aux infrastructures sociales a-t-il changé au cours de ta vie professionnelle ?
Ce n’est pas si facile à dire. Mon rapport n’a pas vraiment complètement changé, je pense que j’ai toujours eu un peu cette approche-là, que je viens de décrire. Mais, avec le temps, j’ai davantage conscientisé cela. Mieux essayer de comprendre, en tant qu’architecte et urbaniste, quel peut être mon rôle par rapport aux infrastructures sociales et certainement ne pas avoir l’impression et le sentiment que, comme un démiurge, je peux créer une infrastructure sociale en la dessinant dans mon bureau d’études. Mais se demander comment on peut créer un lieu, transformer le territoire avec cette dimension du caractère « appropriable ». Je pense que cela met en valeur les pratiques qui consistent à observer longuement et finement les usages d’un lieu avant d’y intervenir. Il faut observer comment le lieu est en capacité d’interagir avec ses usager.ères actuel.les et potentiel.les. Ce sont des principes que je mets en pratique professionnellement, dans mes projets.
6 – As-tu remarqué une évolution dans la perception des infrastructures sociales autour de toi ces dernières années ?
Je perçois des formes de commercialisation des espaces et de régulation. Il y a par exemple moins de liberté dans les différentes manières dont on peut s’approprier une fête populaire, parfois pour des questions économiques, parfois pour des questions sécuritaires. Il y a une forme de récupération, et je trouve cela dommage.
Peut-être aussi un autre biais récent, c’est le marketing urbain autour de certains espaces. Ce sont des lieux qui étaient ou auraient pu être des infrastructures sociales. Un exemple, la « poétisation de la friche ». Les friches sont, par définition, des lieux peu ou pas aménagés qui, grâce à ce non-aménagement, remplissent des tas de rôles et de fonctions sociales (plus ou moins autorisées) et naturelles. Elles sont appropriées de manière assez forte par de multiples acteur-trices. Or, parce qu’elles sont devenues à la mode, voilà que des grands projets, tout en gardant bien l’esthétique de la friche sauvage, s’y développent, à l’exclusion des autres usages. On développe des activités en gardant un vernis « sauvage » sur un projet commercial et contrôlé. Ce faisant, l’espace de liberté et d’invention, d’adaptation, a été confisqué.
Je me rappelle le documentaire « Chats errants. Zones temporaires d’inutilité », réalisé en 2007 par la cinéaste Yaël André, qui suit des personnes qui nourrissent les chats sur les friches, à Rome, à Bruxelles, à Hambourg… et donc comment des gens très variés – pas juste des mémés à chats – mettaient un point d’honneur à aller se promener sur la friche et nourrir les chats. Elle montre typiquement, pour moi, une infrastructure sociale. L’activité en soi (le nourrissage spontané de chats errants et semi-sauvages) devient difficilement faisable quand le lieu se met à être colonisé par des activités culturelles à grande échelle. Par conséquent toute l’infrastructure sociale, complète et plus complexe, disparaît.
(Bande-annonce du film ici : https://www.cinergie.be/film/chats-errants)
7 – Décris un lieu qui t’a particulièrement marquée en Belgique, et pourquoi il t’a marqué.
Le RAVEL qui traverse la commune de Saint-Nicolas. Même si, parfois, je trouve que le RAVEL, ce sont de grandes autoroutes à vélo, un peu déconnectées de tout, celui-ci traverse vraiment la ville, il y a toujours plein de monde, des gens très différents. Le cheminement est parallèle à l’infrastructure routière et connecte toute une série de zones qui ont été réappropriées par les gens. Il y a des potagers, tu ne sais pas s’ils sont liés à une habitation ou pas. Il y a des éléments décoratifs apportés par les gens, qui témoignent d’une appropriation, d’un certain bien-être. L’infrastructure sociale, pour moi, c’est le tout, à la fois le tracé où peuvent circuler piéton.nes et cyclistes, la liaison qui donne accès à des cœurs d’îlots, en contact avec l’intimité des riverains, et qui offre des très beaux points de vue sur les lointains, qui te réinsère dans le grand paysage, le patrimoine social du lieu, à différentes échelles. Que ce soient les terrils, devenus des réserves naturelles, ou les jardinets cultivés, le RAVEL permet ce va et vient des vues intimes aux vues grandes et longues, permet ce lien entre les gens qui occupent les différents terrains, le long desquels il passe.
8 – La nature qui est déjà là, ancienne, sauvage, ordinaire, contribue-t-elle à rendre ta vie plus agréable ?
Je n’ai qu’une chose à dire, chère Échelle Humaine : c’est oui !
Cela peut paraître abusif d’inclure le vivant non humain dans les infrastructures sociales, mais je pense que le contact avec la nature et le rapport à la nature sont aussi des valeurs d’épanouissement importantes. Il doit être très difficile à mon sens de vivre heureux.se dans une ville complètement bétonnée, sans une plante spontanée, sans aucun rapport avec la nature et les saisons. Je pense que laisser la place à la nature, sans la maîtriser, la laisser la plus naturelle possible, est essentiel pour laisser s’établir notre connexion à la nature, qui est bienfaisante.
9 – Fais-nous voyager vers un endroit dans le monde où tu estimes que les infrastructures sociales sont utilisées à leur plein potentiel.
Quelque chose qui m’avait fortement marquée, c’était quand j’avais voyagé dans les Maramureş dans le nord-ouest de la Roumanie, un milieu très rural, avec des petites maisons en bois très mignonnes : devant chacune de ces maisons, il y a un portique en bois qui intègre un banc. Par comparaison avec nos villages wallons qui sont très souvent déserts, ces villages-là étaient super vivants, il y avait toujours des gens assis sur ces banquettes et d’autres qui se promenaient et tous parlaient entre eux. Des petits attroupements se formaient et se défaisaient. Tout ça grâce à un dispositif lié aux maisons, donc privé, mais qui donnait sur l’espace public et formait une interface très efficace.
10 – As-tu une lecture à nous recommander ?
Je pense à un livre, « La poétique de la ville », de Pierre Sansot, un anthropologue français, mais je l’ai lu durant mes études, donc je ne suis pas sûre qu’aujourd’hui je le verrais avec les mêmes yeux. C’est quelqu’un qui m’a fait vraiment sentir cette dimension d’infrastructures sociales.
(NB : Voici le lien vers le pdf du texte complet en fac similé : https://fr.scribd.com/doc/43730951/La-poetique-de-la-ville)
11 – Est-ce qu’il y a une œuvre d’art à laquelle tu as pensé pendant cette interview ?
J’aime bien cette question. J’ai repensé aux paysages retravaillés de Sophie Langohr. Alors, c’est vrai que, paradoxalement, il n’y a pas du tout d’êtres humains sur ses images. C’est peut-être le côté « paysage comme un bien commun », il y a cette forme de réappropriation du paysage qu’elle fait pour de nouveau le réoffrir vers tout le monde, comme un bien commun. Voilà, cela m’évoque cet aller-retour-là.
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