Les petits ruisseaux de la mobilité

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Les petits ruisseaux font les grandes rivières, nous dit la sagesse populaire. Menée au niveau belge, l’addition de nos (auto)mobilités individuelles – dont les incidences peuvent parfois nous sembler anodines – forme une rivière assez effrayante. Rivière qui se révélerait monstrueuse si l’ensemble de l’humanité adoptait nos comportements. Petite illustration chiffrée.

Le philosophe André Comte-Sponville, dans son ouvrage Pensées sur la morale, nous dit : « Tu veux savoir si une action est bonne ou condamnable ? Demande-toi ce qui se passerait si tout le monde se comportait comme toi. »

Sur le plan du vivre-ensemble, la réflexion d’André Comte-Sponville s’apparente à une évidence. Une personne malhonnête (qui vole dans les commerces, emprunte sans rembourser, …) n’affecte que celles et ceux avec qui elle est en interaction. Mais dans une société qui ne serait composée que de personnes de ce type, la présomption d’honnêteté dont nous jouissons toutes et tous au quotidien ne pourrait plus exister, nul ne pourrait faire confiance en qui que ce soit. Ce qui n’est guère réjouissant comme perspective.

Sur le plan des comportements dits de consommation, il semble acquis – du moins dans les milieux environnementaux – que le mode de vie occidental n’est pas généralisable et qu’il est donc, pour reprendre les termes du philosophe précité, plutôt moralement « condamnable » que « bon ». De nombreuses extrapolations ont été faites qui démontrent que la manière dont la moyenne de la population occidentale se loge, se nourrit, s’habille … ne pourrait être généralisée à l’ensemble de l’humanité sans dommages conséquents sur les sociétés humaines et sur la nature.

En cette période de salon de l’automobile, il nous a semblé intéressant de réaliser quelques rapides petits calculs pour illustrer que la manière dont les Belges « consomment de la voiture » n’est pas non plus très « bonne » et que même la simple généralisation des comportements des « plus automobilistes » à l’ensemble de la population belge ne peut être raisonnablement envisagée.

Qu’en est-il du parc automobile actuel ?

Le parc automobile belge comptait 6 089 564 unités au 1er août 2024.

Selon une analyse du Service public fédéral Mobilité et Transports (SPF MT), du fait de l’accroissement du nombre de voitures et de leurs dimensions, « en 2023, l’ensemble du parc automobile occupait 9 787 terrains de football, soit 1 422 de plus que dix ans plus tôt. »

Dans cette même analyse, le SPF MT nous apprend que la longueur médiane des voitures belges est de 4,55 m. Mises bout à bout, les plus de 6 millions de voitures présentes sur les routes belges représentent donc une file de 27 708 km. Plus de la moitié du tour de la terre, quand même … ou encore 104 fois la distance Bastogne-Ostende (267 km par la route). Compte tenu de la largeur médiane des voitures (1,83 m selon le SPF MT), si l’on colle côte à côte (flanc contre flanc) 104 voitures, la largeur cumulée est de 190 m. Ainsi, en plaçant toutes les voitures belges parechoc contre parechoc pour former 104 files continues de 267 km de long et en plaçant ces files l’une contre l’autre, on « barrerait » donc la Belgique d’ouest en est d’un énorme trait de carrosseries de 190 m de large …

Nombre de voitures par ménage

L’enquête Monitor menée par le SPF MT nous apprend que 16% des ménages belges ne possèdent pas de voitures, 51% en possèdent une, 27% en possèdent deux et 6% trois ou plus. Et si tous les ménages disposaient de deux voitures, qu’est-ce que cela impliquerait en termes d’espace occupé ? Un simple petit calcul de coin de table permet de conclure que le parc automobile augmenterait de 63%, passant alors à 9,9 millions de véhicules… ce qui représenterait non plus 104 mais 169 fois la distance Bastogne-Ostende. Le trait de carrosseries barrant la Belgique passerait donc de 190 à 309 m d’épaisseur. Plus prosaïquement, il faudrait, pour accueillir toutes ces voitures supplémentaires, augmenter très fortement non seulement les capacités du réseau routier mais également les places pouvant accueillir ces véhicules lorsqu’ils ne roulent pas. Car – on l’oublie souvent – une voiture reste stationnaire la plupart du temps. Sur base d’un kilométrage moyen d’environ 15 000 km/an et d’une vitesse moyenne de 46,5 km/h (celle du cycle de test officiel des voitures), la durée d’utilisation est de 323 heures/an. Une voiture reste donc immobile 96,3% du temps … Toutes ces adaptations ne seraient évidemment pas sans conséquences sur les finances publiques … ce qui serait bien embêtant en ces temps de contrainte budgétaire. C’est la direction dans laquelle nous pousse le secteur automobile – dans laquelle nous nous laissons docilement pousser.

Masse, infrastructure et analyse cycle de vie

Selon le SPF MT, la masse médiane des voitures belges était, en 2023, de 1 605 kg. Par ailleurs, si les voitures pesant moins d’une tonne se font rares, celles dont le poids dépasse allégrement les deux tonnes se multiplient. Or, plus une voiture est lourde, plus sa fabrication nécessitera de matières premières, d’énergie et d’eau, plus il faudra d’énergie pour la mettre en mouvement (tout qui a déjà poussé une brouette vide et une brouette pleine le comprendra aisément), plus le danger qu’elle représentera pour tous les usagers de l’espace public sera élevé et plus les dégradations qu’elle infligera à l’infrastructure seront importantes.

La BMW X1 a été la voiture la plus vendue en Belgique au cours du premier semestre 2024 (8 466 exemplaires) selon la Febiac. Avec 6 725 exemplaires vendus, la Citroën C3 occupe la 4ème place du classement ; la Toyota Yaris, avec 5 202 unités, s’octroie quant à elle la 7ème place.

  • La BMW X1 mesure 4,5 m de long, 1,845 m de large et 1,642 m de haut. Dans sa version hybride de 245 chevaux, elle pèse 1855 kg.
  • La Citroën C3 mesure 4,154 m de long, 1,756 m de large et 1,637 m de haut ; dans sa version essence de 100 ch, elle pèse 1076 kg.
  • La Toyota Yaris mesure 3,904 m de long, 1,745 m de large et 1,5 m de haut. Dans sa version hybride de 116 ch, elle pèse 1 015 kg.
  • Selon les données du SPF MT, le poids médian d’une voiture belge est de 1 605 kg.

On considère généralement que le dommage occasionné à une infrastructure routière par le passage d’un véhicule est proportionnel à la quatrième puissance de la charge par essieu. Dit autrement, si le véhicule A pèse deux fois plus lourd que la véhicule B, il occasionnera 2x2x2x2=16 fois plus de dégâts. Notons que des recherches récentes établissent que, en fonction du type d’infrastructure, la loi de proportionnalité entre la charge par essieu et les dégâts (notamment l’orniérage) peut varier fortement, s’échelonnant entre la deuxième et la sixième puissance de la charge par essieu. Pour les calculs qui suivent, nous utiliserons la loi de la quatrième puissance.

Si, au lieu de sa composition actuelle, le parc était entièrement constitué de BMW X1, le dommage aux infrastructures serait multiplié par 1,78 ; un parc entièrement constitué de Citroën C3 permettrait, quant à lui, de diminuer de 80% le dommage infligé aux infrastructures – et un parc de Toyota Yaris de 84%.

Le site GreenNCAP permet de calculer les impacts du cycle de vie des véhicules, impacts exprimés en kWh d’énergie ou en kg de CO2 émis. Alors que la fabrication de la BMW X1 émettra 10,8 tonnes de CO2, celle de la Citroën C3 en émettra 7 et celle de la Toyota Yaris 6,7 … Les besoins en matières premières seront à l’avenant – ainsi que les impacts sur la biodiversité et sur les populations concernées par les activités extractives.

Kilométrages du véhicule et consommation

La consommation d’énergie d’un véhicule au cours d’une année est évidemment fonction du nombre de kilomètres parcourus. Selon les données de Car-Pass, une voiture belge a parcouru en moyenne 14 075 km en 2023. Le parc automobile belge comptant 6 089 564 véhicules, le kilométrage total parcouru par année s’élève donc à 85,7 milliards de km. Soit près de 235 millions de km – ou 5 860 fois le tour de la Terre – par jour.

Comptant sur une consommation énergétique moyenne en conditions réelles équivalente à 6,7 litres d’essence aux 100 km (estimation Canopea), la consommation de carburant du parc automobile belge s’élève (estimation à la très grosse louche) à l’équivalent de 5,7 milliards de litres d’essence par an. Ce qui génère des émissions de 13,6 millions de tonnes de CO2.1

Et si …

Et si le taux de motorisation de l’humanité était celui des Belges ? Dit autrement : si les 8,024 milliards de personnes qui peuplent la Terre possédaient autant de voitures que les 11,82 millions de Belges et les utilisaient autant qu’eux ?

Eh bien…

Il y aurait 4,134 milliards de voitures sur Terre (contre environ 1 milliard aujourd’hui)

Placées parechoc contre parechoc, ces voitures, si elles avaient les dimensions des voitures belges, formeraient une file de 18,8 millions de kilomètres, soit 49 fois la distance de la Terre à la Lune.

Si toutes ces voitures roulaient autant que les voitures de notre petit royaume, cela représenterait le total astronomique de 58 billions de km ou 6,15 années-lumière …

Elles consommeraient pour ce faire 3,9 billions de litres, soit environ 67% de la consommation mondiale actuelle de pétrole.

Cette consommation énergétique engendrerait 9,2 GtCO2, soit un peu moins du quart des émissions totales mondiales actuelles.

Enfin, en tablant sur une durée de vie moyenne de 15 ans et sur le taux de mise en décharge européen (5% en masse des véhicules hors d’usage finissent en décharge) et sur un poids par véhicule équivalent à celui enregistré en Belgique, cet hypothétique parc mondial générerait chaque année une masse de 22 milliards de tonnes de déchets ultimes…

Revenons-+en à la recommandation d’André Comte-Sponville pour juger de la moralité de nos actions : « Demande-toi ce qui se passerait si tout le monde se comportait comme toi ». Nous laisserons à chacun·e le soin de répondre.

Crédit image illustration : Adobe Stock

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  1. Chiffre cohérent avec les 22,9 millions de tonnes de CO2 du transport routier des inventaires nationaux belges, sachant que les voitures représentent environ 60% des émissions du transport routier.