L’introduction du numérique et des hautes technologies dans la manière de gérer nos villes est depuis plusieurs années devenue une évidence. Pourquoi en effet se passer des possibilités offertes par leur utilisation lorsqu’on imagine le futur de nos centres urbains aussi bien que ruraux ? Pourtant, aujourd’hui, le concept de smart city ne fait toujours pas l’unanimité. Le numérique est-il la panacée, le dernier gadget « comm » à la mode, ou un risque de dérive vers des villes déshumanisées ?
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Depuis plusieurs années, une question qui est sur toutes les lèvres des urbanistes et « aménageurs » du territoire est : comment allons-nous répondre au défi démographique qui nous attend ? En sachant que nous ne pouvons plus continuer à grignoter nos terres agricoles pour les urbaniser à tout va, nous n’avons d’autres choix que de densifier nos villes et nos cœurs de villages. Et qui dit « densifier » les villes, dit aussi : les rendre plus attractives, plus agréables, plus saines… La solution semble toute trouvée dans le concept de smart city : rendre la vie plus agréable pour tout le monde grâce à une meilleure gestion des données et des réseaux.
On en entend parler à tous les colloques, séminaires et autres conférences consacrés au (re)développement urbain. Si des villes comme Helsinki, Montréal, Amsterdam ou Gand ont depuis de très nombreuses années été liftées à coups de bistouris technologiques, la Wallonie n’est pas en reste. Des villes comme Liège, Tournai, Namur, mais également des communes plus rurales comme Comblain-au-Pont, se sont lancées dans l’aventure numérique. Economies d’énergie, meilleure accessibilité des services, amélioration de la mobilité, autant d’avantages que peuvent offrir les nouvelles technologies. Deux réflexions s’imposent :
1. Quels sont les risques de voir se généraliser les villes intelligentes?
De manière générale, l’usage des technologies et du numérique renvoient aux enjeux liés à la protection de la vie privée. Comme le rappellent Nicolas Nova et Fabien Girardin dans leur article « Une ville invisible en cours de domestication[[Fabien Girardin, Nicolas Nova, « Une ville invisible en cours de domestication », Revue Urbanisle, n°376, 2011]] » , chaque interaction avec un service numérique est enregistrée et associée au lieu et au moment auquel elle s’est produite. Cela nous démontre que nous devons désormais composer avec de nouveaux acteurs urbains : les fournisseurs d’accès, les opérateurs, mais aussi, les spécialistes du traitement des données. Cette invasion dans notre vie privée est d’autant plus pernicieuse qu’elle s’opère de manière totalement invisible. Alors qu’il y a plusieurs années, certains s’affolaient à l’idée que les barres codes, les cartes bancaires ou même les radars puissent ouvrir des portes sur la sphère privée, ces technologies semblent maintenant être rentrées dans les mœurs. Il en sera sans doute ainsi pour les nouvelles technologies qui s’immiscent dans nos espaces publics…
Outre le principe même que cette connectivité efface peu à peu la limite entre vie privée et données publiques, la question de son intensité peut également interpeller, notamment par rapport à ses impacts sur notre santé. Le nombre d’objets connectés, ordinateurs, téléphones portables, tablettes, ne cessent d’augmenter. Sur notre lieu de travail, à la maison, et maintenant dans les espaces publics. Les milliards de puces, capteurs, transmetteurs et écrans font désormais partie de nos vies. Or, de plus en plus d’études tendent à démontrer l’effet néfaste de cette connectivité constante sur notre cerveau notamment. Un documentaire diffusé il y a quelques mois sur Arte[« Hyperconnectés : le cerveau en surcharge », 2016 : [http://boutique.arte.tv/f11278-hyperconnectes_cerveau_en_surcharge]] évoquait des pertes de concentration, l’augmentation du stress, le risque d’épuisement mental, voire de dépression. Le développement de villes intelligentes, numériques et connectées n’est donc pas sans risque pour la santé de leurs habitants. Fallait-il le rappeler ?
Enfin, la ville intelligente est généralement présentée comme une ville inclusive, où la technologie favorise les échanges, les rencontres, voir une meilleure cohésion sociale en facilitant par exemple l’accès à un certain nombre de services à toute la population.
Cependant, force est de constater que dans des lieux partagés qui donnaient lieu autrefois à des échanges, des rencontres (train, cantine, brasseries…), nous retrouvons maintenant très régulièrement des gens hyper connectés qui ne se regardent même plus. Être connecté 24h/24h à nos smartphones va-t-il accroître le lien social ? Par contre, cette connectivité généralisée entraîne une délocalisation de certaines fonctions (on travaille à la maison ou dans le train…) et modifie par conséquent la manière de vivre en ville. Le Ministre Marcourt, lui-même très sensible au développement numérique, a d’ailleurs intégré cette composante dans son Plan Commerce sorti fin 2016. Une des pistes pour sauver le commerce des centres-villes est d’encourager les commerçants à développer l’e-commerce. S’il s’agit d’offrir une vitrine supplémentaire aux commerces ayant pignon sur rue pour attirer de nouveaux clients dans leur magasin, cela peut s’avérer intéressant. Mais si le constat que la marge d’un commerçant est plus intéressante avec de la vente en ligne qu’avec une surface commerciale en centre-ville se généralise, pas sûr que la mesure sera bénéfique ! D’autres outils et mesures devront être mis en place pour éviter cette dérive. A ce sujet, la Fédération ne manquera pas, dans les prochains mois, de se pencher sur la question des commerces en ville, leur développement, leur avenir.
Enfin, le coût des investissements que peuvent représenter, pour la collectivité, un développement technologique et numérique accru, pose également question. Sans vouloir nier les économies générées par une gestion efficiente de certains réseaux ou flux, est-ce réellement le cas pour tous les projets smart ? A Comblain-au-Pont, l’Echevin de la Communication, de l’Energie et de l’Environnement, n’en doute pas : les investissements réalisés dans le cadre du projet « Pôle Communal Smart Energy », sont déjà amortis et permettent de réelles économies pour la commune, et donc pour la collectivité. En France, le projet « Linky » visant l’installation généralisée dans les foyers français de compteurs électriques « intelligents », ne fait, quant à lui, pas l’unanimité. Ces compteurs devraient permettre aux consommateurs de connaître en temps réel leur consommation électrique pour mieux la maîtriser et réaliser ainsi des économies. Résultat : un coût exorbitant, sous-évalué, et on passe à côté de l’objectif car les données fournies par les compteurs, lorsqu’ils sont accessibles, ne sont pas suffisantes pour adapter sa consommation. En outre, les informations communiquées par le système sont consultables sur internet, ce qui limite ce service à certaines franges de la population. Ce cas malheureux met donc non seulement en lumière l’importance de l’impact financier de certains projets qui risque de limiter à ce type de développement certaines villes ou communes mais aussi l’enjeu de leur accessibilité et la fracture numérique qui est toujours bien présente dans nos villes.
2. La Smart City améliore-t-elle réellement le cadre de vie des citadins ?
Dans les publications ou la littérature, les définitions du concept de Smart City foisonnent. Leur dénominateur commun : l’utilisation des nouvelles technologies de l’information et de la communication afin d’améliorer la qualité de vie et l’attractivité de la ville, impliquant l’ensemble des parties prenantes (autorité locale, citoyens, associations, entreprises…). Comme évoqué plus haut, ces nouvelles technologies peuvent concerner différents domaines comme la mobilité (facilitation de voitures partagées…), l’économie (offre de nouveaux produits ou services), l’environnement (meilleure gestion des déchets, de la consommation d’eau…), mais aussi la gouvernance (participation citoyenne accrue….).
Que du positif, qui n’a pas échappé à Paul Furlan. Lors d’un colloque sur les smart cities en avril 2016, ce dernier rappelait « qu’il est inenvisageable de prévoir des quartiers nouveaux sans l’intégration des technologies de l’information et de la communication dans les projets ». Le jeu en vaudrait-il finalement la chandelle ? Les smart cities offrent-elles réellement un cadre de vie plus agréable à ses habitants ? Prenons le cas de la mobilité. Informer les automobilistes en temps réel des parkings libres et des rues embouteillées dans un centre-ville fait de cette ville une smart city. Les habitants de cette ville voient-ils une amélioration de leur qualité de vie ? Par contre, force est de constater qu’il est toujours aussi compliqué pour un novice de prendre le bus (le bon, dans le bon sens) et de pouvoir en sortir au bon moment. Quand aurons-nous enfin un affichage clair sur les lignes, les arrêts, et le temps d’attente des prochains bus, et ce, à chaque arrêt ? Des villes comme Rotterdam le font pourtant depuis des années…Au niveau technologique, c’est donc faisable… mais il semble que désengorger les villes des voitures en facilitant l’accès aux transports en commun ne soit pas considéré comme une manière l’améliorer la qualité de vie des citadins. Au niveau de la gouvernance, nous ne pouvons que nous réjouir de la mise à disposition de nouveaux outils technologiques pour améliorer la participation citoyenne. Mais généralement, les autorités se contentent de demander des avis sur des projets ou des réalisations. Elles vont même parfois jusqu’à demander la collaboration des citoyens pour signaler des dysfonctionnements (comme des poubelles qui débordent…). Quel est le réel pouvoir d’influence des citoyens sur des décisions politiques ? Autre cas, autre désillusion : les nouvelles technologies vont permettre de surveiller les personnes âgées et de s’assurer qu’elles vont bien. Comme ça le voisin n’a plus besoin de passer voir si on n’a besoin de rien… Bon, pour l’objectif « mieux vivre ensemble », on a peut-être oublié le « ensemble ».
Ces quelques exemples parmi d’autres montrent à quel point la ville intelligente doit impérativement l’être au service de ses habitants. Or, les villes regorgent de gens qui voudraient aider, être bénévoles et s’investir dans divers projets comme des jardins partagés, ou encore offrir leurs services dans un SEL (Système d’Echange Local). C’est à la disposition de ce type d’initiatives que les nouvelles technologies doivent se mettre. C’est dans ce cas qu’elles permettraient de créer du lien. Comme le souligne Jacques Teller : « La mobilisation du capital social et culturel local constitue un enjeu majeur des smart cities. La technologie ne peut être que le moteur du modèle. »
A l’origine, le concept de ville intelligente était plus qu’intéressant : réduction des coûts, efficience énergétique, inclusion sociale, amélioration de la qualité de vie…. Mais avec la manière dont elles se développent aujourd’hui, nous risquons juste de voir apparaître des urbains de plus en plus autonomes dans des villes de plus en plus auto-régulées. Pourrons-nous faire marche arrière à temps ? En tous cas, tout le monde n’est pas dupe, y compris dans le monde politique. Lors d’une présentation du Master Plan de Charleroi dans le cadre du cycle de conférence Projet Urbain organisé par l’ULg, Paul Magnette n’a pas mâché ses mots quand une étudiante lui a demandé de quelle manière ils avaient tenu compte de ce concept dans la stratégie de redynamisation de Charleroi : selon lui, il s’agit clairement d’un gadget dans lequel il ne croit pas du tout.
Ceci étant dit, si l’objectif d’améliorer de qualité de vie ne convainc pas, nous pouvons avoir toutes nos assurances sur l’autre objectif qui est celui de rendre la ville plus attractive. Reste la question : attractive pour qui ?