Dans les débats publics qui touchent à la mobilité, il est courant d’entendre dénoncer les transports inutiles. Si elles ne sont en effet utiles ni à la collectivité ni à l’environnement – que du contraire – les pratiques visées sont souvent bien utiles à certains pour assouvir leur soif de croissance. Il semble donc peut-être plus juste de parler de transports choquants, indécents, inconséquents, démentiels, saugrenus, absurdes…
C’est le terme « absurde » qu’a retenu l’association suisse Initiative des Alpes qui œuvre à la protection des Alpes contre le trafic de transit. Cette association lutte depuis longtemps contre ces transports qui ne peuvent trouver de justification qu’aux yeux de ceux qui en tirent un profit financier. Elle a développé une expertise pointue en la matière, notamment grâce à des enquêtes de terrain menée auprès de conducteurs de poids lourds.
Afin de faire avancer la réflexion en ce domaine, Initiative des Alpes décerne deux prix à des projets, produits ou activités, pour la manière dont les transports qui y sont associés influent sur l’environnement. Attribué depuis 2017, le prix Cristal de roche récompense les projets réduisant ou rendant superflus certains transports. Le prix Pierre du diable est quant à lui décerné depuis 2002 aux transports les plus absurdes. L’année passée, il est revenu aux CFF (chemins de fer fédéraux suisses) pour la façade d’un bâtiment dans un nouveau quartier de Zurich, garnie de pierres extraites d’une carrière située en Bavière (Allemagne) et conditionnées… en Chine (soit un trajet de 43.000 km).
Les votes pour l’édition 2019 sont ouverts jusqu’au 15 septembre à l’adresse internet suivante : https://www.alpeninitiative.ch/fr/agir/vote/). Les trois candidats à la Pierre du diable méritent un mot de présentation. Si le troisième heurte par son énormité, les deux premiers sont représentatifs de l’absurdité ordinaire de nos modes de production et de consommation.
Le jambon de la gamme « Gusto Italiano » proposée par le distributeur Aldi pourrait être érigé en tant que symbole de l’éclatement des sites de production. Les porcs sont abattus aux Pays-Bas, leur viande est transportée par camions frigorifiques vers l’Italie (Bergame) pour y être transformée. Le jambon est tranché et emballé en Autriche avant d’être distribué et vendu en Suisse. Soit un voyage de 1.700 kilomètres. L’empreinte carbone associée est, sans surprise, 9 fois plus élevée que celle du jambon local.
On trouve depuis peu dans les rayons des grandes surfaces Migros de l’eau en bouteilles de la marque Voss. Sa pureté et son conditionnement (bouteilles en verre) sont utilisés comme arguments de vente. Bien ! Quel est donc le souci ? L’origine de cette eau pure : venant de Norvège, elle parcourt plus de 1.500 km avant de se retrouver dans les caddys des Suisses assoiffés, contents de trouver enfin une eau cristalline, eux qui en sont notoirement privés… L’Initiative des Alpes précise que le transport de l’eau Voss génère une empreinte carbone 7.180 fois plus élevée que celle de l’eau du robinet.
1.500 km ici, 1.700 km là : « minable ! » semble dire le troisième candidat du haut de ses 20.000 bornes. Qui, outre un avantage certain sur le plan du kilométrage, bénéficie également d’atouts non négligeables quant à la nature du produit. Alors que certains semblent juger nécessaire d’importer de l’eau pure en Suisse, d’autres estiment légitime d’exporter son air pur. Des entreprises proposent en effet de l’air alpin en bombe aérosol, ciblant la population des mégalopoles polluées. Si le produit valaisan « Air des Alpes Edition Mont-Blanc » vise les touristes, la société zurichoise « Swiss Air Deluxe » exporte quant à elle… en Asie. Sur son site Internet, elle précise que l’air alpin (entre autres et dans le désordre) : protège le cœur, améliore les paramètres sanguins, donne de l’énergie, réduit l’appétit et … améliore la virilité ! Effets d’autant plus miraculeux qu’un adulte respire plus de 10. 000 litres par jour et que l’air des Alpes en spray est conditionné en bouteilles de 9 litres d’air comprimé, soit moins d’un millième des besoins journaliers. Mais attention, on ne se moque pas de vous : l’air est prélevé à une altitude de 3.000 mètres !
Manger, boire, respirer : trois besoins vitaux pour les humains. Trois besoins auxquels on peut répondre de manière raisonnée. Trois besoins qui peuvent, aussi, donner lieu aux dérives les plus improbables, les plus absurdes comme en attestent les trois candidats à la Pierre du diable 2019. Mais que l’on ne s’y méprenne pas : loin de constituer des exceptions, ces exemples sont illustratifs de pratiques hélas généralisées. Ainsi, on trouve en Belgique, dans les rayons de certaines grandes surfaces, des cubes de glace (de ces cubes que l’on utilise pour rafraîchir une boisson) fabriqués… en Espagne et transportés par camion frigorifique. Par la route, plus de 1.300 km séparent Barcelone de Bruxelles. As De Hielo, Hielos de Vitoria, … plusieurs entreprises espagnoles se sont spécialisées dans ce domaine.
Au nom de la liberté (d’entreprendre, de « faire du fric »), nos sociétés en sont arrivées à tolérer – voire valoriser – les comportements les plus absurdes, mais aussi les plus dommageables à l’environnement. Pensons-y quand nous consommons – et pensez-y, vous dont c’est la fonction, quand vous légiférez !