Il est question d’ecoanxiété, de dépression climatique, d’effondrement, de schème de la domination, de fragilité, de sensibilité animale, de corporéité féminine, d’existentialisme écologique et surtout d’espérance. Recension d’un ouvrage dont la lecture ne devrait pas vous laisser indemnes…
« Dans ce livre, je m’adresse à celles et ceux qui souffrent d’écoanxiété et éprouvent de l’indignation, du désespoir, de la colère ou de la peur en raison de la destruction de leurs milieux et de l’incapacité des gouvernements à apporter des réponses efficaces et rapides au changement climatique et à l’érosion de la biodiversité. J’ai vécu tout cela et le vis encore. Je veux toutefois montrer que la dépression climatique est une étape indispensable liée à la prise de conscience de la possibilité d’un effondrement global et qu’il est possible de la surmonter quand on prend conscience du fait que l’amour du monde, et non la haine de soi et de la vie, en est la cause ».
En effet, explique alors Corine Pelluchon dans son dernier ouvrage1 sorti il y a peu, « la confrontation à une perte radicale est paradoxalement la clef pour se reconnecter aux autres, donner un sens à son existence, en dépit de sa précarité, et promouvoir des modes de production et de consommation ainsi que des manières d’être redonnant confiance en soi et en l’avenir. L’émergence de l’espérance est inséparable de la conscience de la destructivité humaine et du tragique ainsi que de la prise en considération de la vulnérabilité de l’être humain et des sociétés ».
Cela étant posé, la philosophe précise le cadre général dans lequel s’inscrit sa réflexion et trace les lignes de la révolution nécessaire pour « s’en sortir » !
Une société de la domination
Un schème désigne, comme elle l’explique, « un principe organisateur de la société. Il est constitué par un ensemble cohérent de représentations, de choix sociaux, économiques, politiques et technologiques qui déterminent les rapports de production, assignent une valeur aux activités et aux objets et imprègne les imaginaires, conditionnant les désirs et les comportements, qu’il s’agisse de la vie professionnelle, familiale, pulsionnelle, du rapport à la nature etc. »
Et le schème de notre société actuelle est celui de la domination (duquel découle toute les injustices). Il se décline dans tous les domaines précités et, au niveau le plus profond de notre psychisme, il va jusqu’à occulter la conscience de notre finitude qui est au cœur de notre fragilité. Car ce serait bien de cela qu’il s’agit : nous sommes « formatés » à dénier nos limites, nos fragilités, nos vulnérabilités et, in fine, notre condition mortelle. Ce schème nous amène à cultiver un fantasme de toute-puissance au niveau individuel et, au niveau social, à perpétuer une société de l’exploitation des humains par les dominants et de réification du vivant (animal, nature…).
L’angoisse et/ou l’anxiété face à ces dénis individuels et sociaux, présente(s) chez les personnes les plus sensibles aux constats et conséquences des destructions auxquelles mènent inexorablement ce schème de la domination, peut conduire à des syndrômes dominés par une forme de dépression qui accompagneraient « parallèlement » l’effondrement constaté de notre civilisation.
Optimisme, espoir, espérance
Pour tenter de sortir de cette « chute », ou pour espérer l’éviter, d’aucuns prônent l’optimisme, qualifié ici de « quelque peu niais », ou le dogmatisme, qualifié lui de « pervers ». C’est à ce niveau qu’intervient l’espérance.
L’espérance est le contraire de l’optimisme. Ce dernier résulte souvent d’un manque d’honnêteté et de courage ; il s’apparente à une forme de déni masquant la gravité de la situation ou faisant croire que l’on détient la solution à tous les problèmes.
« L’espérance », explique encore l’auteure, « c’est le contraire de la projection (propre au dogmatisme, NDLR). Elle n’est pas spectaculaire. C’est la capacité de voir dans le chaos du présent, les signes, les signaux parfois faibles mais néanmoins profonds qui pourraient ouvrir un horizon. Elle advient quand on a, sinon touché le fond, du moins abandonné toute posture qui ferait que l’on croirait avoir les solutions à tout »2. D’une sorte de néant apparait une lueur qui est la prise de conscience de la fragilité et de la beauté de la vie. L’espérance advient comme une forme de lucidité à la fois tragique et joyeuse, au moment où l’humanité entrevoit le pire3.
« L’idéologie fige, l’espérance est un horizon » explique-t-elle encore à Julie Morelle, animatrice de Déclic. L’espérance est liée, paradoxalement à l’inespéré, à l’inattendu.
L’espérance se distingue également de l’espoir. « L’espoir est toujours particulier – on espère telle ou telle chose – et il est toujours lié à soi. Il a pour origine un désir, parfois illusoire, une projection. L’espérance, elle, ne concerne pas quelque chose de déterminé, et elle n’est pas le fruit de nos désirs personnels. Elle est l’attente de quelque chose qui est en germe et se rapporte à l’histoire. Un âge à venir encore peu visible, comme l’âge du vivant dont le souci pour l’écologie et la cause animale témoignent. C’est une attente qui suppose disponibilité, ouverture et engagement »4.
Enfin, il importe de souligner que, même si le détour par des textes bibliques est fréquent dans le livre, il ne s’agit nullement d’un appel à la foi qui serait nécessaire pour s’inscrire dans cette espérance : le propos relève d’une approche laïque. « Si je me nourris des sources théologiques, qui sont irremplaçables si l’on veut saisir ce qu’est l’espérance au lieu de la réduire à un trait psychologique, je lui donne un contenu séculier. Montrer les signes avant-coureurs d’un nouvel âge sans nier la gravité de la situation, c’est aussi le rôle des artistes, des écrivains ou des philosophes » précise Corine Pelluchon .
Sensibilité animale
Le livre, qui s’est ouvert sur des considérations assez troublantes et, comment dire, poignantes, relatives au parcours douloureux et de l’auteure et d’une partie de la population sans doute la plus sensible, se clôt par deux chapitres décrivant deux espaces où le changement s’initie, où les options pour sortir du schème de la domination se dessinent : la prise en compte de la sensibilité animale et le corps des femmes.
L’investissement de longue date de Corinne Pelluchon dans la lutte pour la prise en compte de la sensibilité animale se caractérise par une solidité argumentaire hors du commun que l’on retrouve condensée ici au service de la révolution nécessaire pour passer d’une société de la domination à un existentialisme écologique qui mettrait fin au modèle de développement mortifère que l’on connait. Cette accession à la sensibilité animale constitue bien un fer de lance de cette révolution.
Corporéité féminine
Le dernier chapitre est plutôt déroutant. La démonstration sur la corporéité féminine (cycles menstruels, grossesses et accouchements, allaitement,…) qui permettrait de mieux percevoir les rythmes et les limites de l’existence est convaincante. La réflexion, des plus originales, sur la ménopause qui « désigne un âge où, étant à la croisée des chemins, il importe non seulement de faire les bons choix, mais également d’acquérir l’art des métamorphoses » range madame Pelluchon au rang des philosophes audacieuses qu’il faut lire pour accompagner un urgent changement de société.
En ce qui concerne la partie de ce chapitre consacrée strictement à la corporéité féminine, je dois reconnaître que, en tant qu’humain de sexe biologique masculin, sa compréhension profonde m’échappe et m’échappera toujours irrémédiablement et qu’à ce titre le retour de femmes sur le contenu de cet ultime chapitre serait des plus précieux. Et une reprise de ce qui est dit là pour en étudier les multiples facettes et déterminer les éléments les plus pertinents pour une modification culturelle profonde de notre société de la domination serait des plus fécond.
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- Corine Pelluchon, L’espérance, ou la traversée de l’impossible, Payot & Rivages, Bibliothèque Rivages, 2023, 140pp.
- Podcast de l’émission Declic sur la Première radio au cours de laquelle Corine Pelluchon, invitée, a présenté son livre : https://auvio.rtbf.be/media/declic-les-sequences-linvitee-corine-pelluchon-lesperance-ou-la-traversee-de-limpossible-3014723
- Recension de l’ouvrage dans le journal Le Monde : https://www.lemonde.fr/livres/article/2023/01/05/l-esperance-ou-la-traversee-de-l-impossible-corine-pelluchon-revient-a-la-vie_6156759_3260.html
- Corine Pelluchon, L’espérance ne naît pas de la volonté, mais de l’abandon, interview dans le journal La Croix