La libéralisation dans le secteur ferroviaire, comme dans les autres secteurs, est un souhait de l’Union Européenne afin de poursuivre l’instauration d’un marché unique européen. L’ouverture à la concurrence des chemins de fer est aussi selon les instances européennes le meilleur moyen de rendre ce secteur plus performant, offrant des services de plus grande qualité à un moindre coût. Néanmoins, les expériences étrangères rendent la vie dure à ce postulat. Retour sur un processus en cours
Une motivation obsolète
C’est à partir des années 60 que se dessine une politique commune des transports à l’échelle européenne. Son objectif premier est la réduction des distorsions faussant le jeu de la concurrence. On se soucie alors de placer les différents modes de transport sur un pied d’égalité. Or dans les années 60, le soutien financier accordé par les États au transport ferroviaire est encore très important. Il s’agit donc de mettre progressivement fin aux avantages financiers accordés au secteur des chemins de fer. Il est curieux de noter que cette raison initiale n’est plus vraiment valable aujourd’hui. C’est même plutôt le contraire. Ce que démontrent aisément les chiffres de la répartition modale au niveau européen et au sein de chaque pays. Ainsi, à l’heure actuelle, tous les opérateurs ferroviaires (fret et voyageurs) doivent payer des sillons pour l’utilisation des réseaux ferrés en Europe, mais les transporteurs routiers et les automobilistes ne sont contraints à un péage routier que dans quelques rares pays européens.
La fin du modèle intégré ? Pas si sûr
Dans la majorité des pays européens, les sociétés de chemins de fer nationales sont historiquement des structures monolithiques qui ont en charge en même temps l’exploitation et la gestion de l’infrastructure. Cette configuration rendait difficile l’introduction de la concurrence, c’est pourquoi la politique européenne s’est d’abord attaquée à la séparation des activités liées à l’infrastructure de celles liées à l’exploitation par la Directive 440 de 1991.
Cette directive n’oblige cependant pas les États à la création d’institutions distinctes, mais uniquement à une séparation comptable des activités. Ainsi, elle ouvre à certains exploitants internationaux la possibilité d’accéder aux réseaux nationaux en faisant jouer la concurrence, les gestionnaires d’infrastructure devant appliquer une redevance d’utilisation de cette infrastructure.
Il faut savoir que cette séparation entre exploitation et infrastructures n’était pas l’unique option pour permettre l’introduction de la concurrence sur le marché ferroviaire. Par exemple, aux États-Unis, les compagnies chargées de l’exploitation possèdent en même temps l’infrastructure, ce qui n’empêche pas un autre opérateur ferroviaire de rouler sur une infrastructure qu’il ne possède pas, en payant des charges appropriées. Le choix de la séparation des fonctions peut effectivement être interrogé. Cette séparation des fonctions, et l’arrivée de nouvelles entreprises impliquent une multiplication des acteurs qui peut mettre en cause la fiabilité et la sécurité du secteur. Seuls sept pays européens, plus la Grande-Bretagne, ont privilégié la séparation institutionnelle. La Suisse, souvent citée comme exemplaire au niveau de son offre ferroviaire, défend fermement son modèle intégré. En Belgique, l’option qui a été choisie en 2003 est celle d’une séparation structurelle. La SNCB a été divisée en trois entités : une société Holding qui comprend deux filiales, Infrabel gestionnaire de l’infrastructure et la SNCB (voyageurs) chargée des activités de transports ferroviaires. Aujourd’hui, de nombreux observateurs dénoncent cette structure en raison de problèmes de coordination de coopération entre les différentes entités qu’elle entraîne. Cette démultiplication des organes de décision entraînerait une série de surcoûts supplémentaires. Pourtant, il semblerait que ce montage juridique avait initialement pour objectif de maîtriser la situation financière et stabiliser l’endettement consolidé du Groupe (les bénéfices d’une des filiales pouvant servir à apporter de l’argent frais à la branche plus faible financièrement). Cet objectif n’a vraisemblablement pas été atteint. Certains, dont Isabelle Durant, estiment que la structure actuelle conduit chaque entité du Groupe à défendre son pré carré dans la négociation des subventions publiques octroyées aux chemins de fer et à suivre sa propre logique économique, fut-ce au détriment de celle du Groupe.
Une nouvelle réforme du Groupe SNCB pourrait être envisagée. Mais dans quelle mesure pourrait-elle régler le problème majeur du rail belge : son endettement ? Il est certain que des économies d’échelle peuvent être renforcées et que des choix plus pertinents peuvent être posés à l’échelle du Groupe. Ainsi, comment peut-on justifier des investissements conséquents dans des gares de prestige (SNCB Holding) alors qu’au même moment des lignes et points d’arrêts sont menacés de fermeture (SNCB voyageurs) ?
Marchandises et voyageurs, pas dans le même paquet
L’Union Européenne a choisi, jusqu’à présent, deux modalités distinctes pour libéraliser les marchés ferroviaires : une mise en concurrence surle marché pour le trafic de fret et pour les services voyageurs ne relevant pas des missions de service public et une mise en concurrence surle marché en ce qui concerne les missions de service public. Dans le premier cas, le réseau est ouvert à la concurrence et plusieurs sociétés – la compagnie nationale « historique » et des compagnies nouvelles en général privées – peuvent disposer de sillons, de droits de trafic, sur le même réseau. La concurrence est visible pour le consommateur qui a le choix entre plusieurs opérateurs sur le même parcours. Dans le second cas, la situation, régie par le règlement européen 1370/2007, est radicalement différente. Il y a une compétition ouverte pour obtenir un marché (ensemble de relations dans un même secteur géographique), mais, une fois le marché emporté, la société est la seule présente. L’autorité « organisatrice » compétente, État ou Région, sélectionne, pour chaque secteur géographique, l’opérateur correspondant. Ainsi, l’autorité organisatrice a le choix, mais l’usager du transport régional ne l’a pas.
Un paquet, deux paquets, trois paquets…. qui dit mieux ?
Les nombreuses directives élaborées3 pour permettre ce long processus de libéralisation sont souvent regroupées par bloc de quatre ou cinq en « paquets » ferroviaires qui marquent des étapes significatives de l’histoire du droit ferroviaire.
Le premier paquet – souvent appelé parquet ferroviaire numéro 0 – a été adopté en 2001 et donne naissance au réseau transeuropéen de fret. Le second paquet – paquet ferroviaire numéro 1 – est adopté en 2004 et engendre l’ouverture du marché national du fret. Enfin, le troisième paquet – paquet ferroviaire numéro 2 qui remplace en grande partie le paquet ferroviaire numéro 0 – a été adopté en 2007 et concerne l’ouverture dans le domaine des voyageurs, en commençant par le marché international. Dans le quatrième paquet – paquet ferroviaire numéro 3 –, il sera question de l’ouverture des transports de voyageurs et du marché des liaisons intérieurs, comme c’est déjà le cas en Allemagne, Italie, Grande-Bretagne et Suède. Cette dernière étape était initialement prévue pour 2012, mais a été reportée sous la pression du Parlement européen et de plusieurs gouvernements. En Belgique, c’est entre 2003 et 2008 que s’est effectuée la transposition des trois premiers paquets.
Cette façon de procéder par « paquet » a, entre autres, été critiquée par Philipe Domergue[[Ingénieur SNCF, ancien conseiller du président du Conseil Supérieur du Service Public Ferroviaire (CSSPF-France) et animateur du groupe Europe.]]. Il constate une association parfois disparate de textes qui sont placés dans les paquets quand ils sont prêts. Par ailleurs, l’accélération de la production des textes crée un « carambolage » permanent entre textes plus anciens et certaines propositions nouvelles sans attendre le retour d’expériences prévu. Enfin, sur le plan tactique, les paquets permettent de diluer une disposition centrale (visant par exemple l’ouverture à la concurrence) dans un ensemble moins « politique » avec des textes plus techniques (interopérabilité, certification, sécurité), plus consensuels et moins problématiques.
Les marges de man½uvre de l’État
Si les règlements européens demandent de la transparence au niveau de subventions octroyées, ils n’empêchent pas encore l’État de mener une politique ferroviaire ambitieuse en choisissant de consacrer des moyens financiers importants au développement du rail.
Bien entendu, des règles régissent à présent l’octroi de moyens financiers pour les secteurs totalement libéralisés comme le transport de marchandises. Par exemple, l’État ne peut plus verser de subsides à B-Logistique (filiale fret commerciale de la SNCB) que dans certaines mesures. Cependant les autorités fédérales et régionales peuvent encore favoriser le recours au rail pour le transport de marchandises de différentes manières : appliquer une taxation kilométrique aux poids pour limiter la distorsion de concurrence actuelle, limiter l’implantation des entreprises dans des zones non desservies par le rail, octroyer des aides financières aux entreprises pour leur raccordement ferroviaire, etc. Par ailleurs, les autorités belges décident encore seules du budget qu’elles veulent consacrer au développement de l’infrastructure ferroviaire et de leurs priorités en la matière (à travers le plan pluriannuel d’investissement). N’est-il pas, par exemple, plus pérenne en termes de développement économique de maintenir et de moderniser des gares de triage sur les trois régions plutôt que de consacrer un budget démentiel à raccorder au rail un aéroport qui propose du trafic voyageurs lowcost ?
Pour ce qui est du trafic voyageur, celui-ci n’est pas encore libéralisé. La Belgique n’a d’ailleurs pas encore transposé le règlement 1370/2007 pour le transport ferroviaire de voyageurs. Au niveau des transports publics wallons, le décret de 1989 qui organise le transport de personnes (bus) sur le territoire wallon est en train d’être modifié pour se conformer à ce règlement. Les autorités wallonnes ont fait le choix d’un opérateur unique interne (le Groupe TEC) pour remplir les contrats de service public plutôt que d’ouvrir le marché à la concurrence. Le règlement européen permet encore cette modalité. De même, le prochain contrat de gestion de la SNCB pourrait être adapté en contrat de service public (l’échéance fixée par le règlement européen pour sa transposition est décembre 2019). Dans ce cas, le montant de la compensation financière versée à l’opérateur de transport pour sa prestation de services publics est déterminé par un calcul détaillé dans le règlement européen. L’intervention financière de l’État est donc limitée à ce niveau. Cependant, il revient à l’autorité publique de définir ce qu’elle souhaite comme services publics : desserte du territoire en ce compris fréquence, amplitude horaire, capacité, etc. C’est donc un choix politique, à l’échelle de l’État membre, de maintenir une desserte fine du territoire. L’utilisation du train peut également être encouragée par d’autres mesures politiques comme une gestion stricte du stationnement en ville, la mise en place de péage urbain, une fiscalité automobile pertinente, etc.
Conclusion
Il est difficile à l’heure actuelle de mettre en avant les bienfaits de ce processus de libéralisation du secteur ferroviaire: les sociétés de transport européennes ne sont ni plus performantes, ni moins endettées. La Grande-Bretagne qui a totalement libéralisé le ferroviaire sur son territoire tente doucement de revenir en arrière. L’opportunité d’un quatrième paquet sera donc difficilement défendable. Aux États de refuser d’aller plus long dans ce processus et à utiliser leurs leviers d’action pour développer un service ferroviaire de qualité sur leur territoire.
Bibliographie:
S. MOYSON et D. AUBIN, 2010, Analyse historique du régime institutionnel du secteur ferroviaire en Belgique (1832-2009), Working Paper n°3
V.A. PROFILLIDIS, 2006, La législation ferroviaire européenne, dans la revue Transports n°435
P. DOMERGUE, 2010, Le droit européen des transports ferroviaires », dans la revue Transports n°459
M. KOPECKY, 2010, L’organisation du système ferroviaire français après l’ouverture à la concurrence, dans la revue Transports n°464
P. VIEU, 2009, Enjeux, moyens et finalités de la régulation ferroviaire, dans la revue Transports n°455
S. SEGURET et J. LEVEQUE, 2007, Les contributions publiques au financement des systèmes ferroviaires en France et en Allemagne, dans la revue Transports n°444
D. DALNE et P. TAQUET, 2011, Libéralisation : retour sur un processus en cours » et « La bataille du rail a-t-elle déjà commencé?, dans la revue Démocratie n°24