La liberté a quelque chose de sacré dans notre société et à la lecture de la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme signée en 1948, on peut le comprendre. Nous sortons de la seconde guerre mondiale, « la méconnaissance et le mépris des droits de l’homme ont conduit à des actes de barbarie ». La liberté est « proclamée comme la plus haute aspiration de l’homme ».
Elle est sacrée notre liberté mais je voudrais quand même y regarder de plus près et oser remettre un peu en question le rapport que nous entretenons avec elle.
Dans la première phrase de sa déclaration, l’ONU fonde la liberté, la justice et la paix dans le monde sur la reconnaissance de la dignité et de l’égalité des droits de chacun. La liberté entendue dans cette déclaration est faite en opposition à la persécution, à l’esclavage et au traitement inhumain. Elle se précise comme liberté de penser, de circuler, d’expression, d’opinion, de propriété, de fonder une famille, de religion, etc.
Que reste-il de cette représentation de cette liberté-là, dans un monde où nous opposons souvent à la résolution des problèmes environnementaux, si tant est qu’ils puissent être résolus, notre liberté de voyager, de consommer, de se déplacer… Bien que cette forme de liberté ne nous prémunit ni des tempêtes, ni des canicules, ni des pollutions et des sécheresses ni d’aucun autre évènement climatique ou lié à l’effondrement de la biodiversité et qui nous attend, pourtant, avec certitude dans un futur de plus en plus proche.
Une idée contrefaite de la liberté
Notre représentation de la liberté est le fruit de croyances, d’affects et de symboles véhiculés par la société et la culture dans laquelle nous vivons. Dans la société occidentale qui est la nôtre et avec l’avènement de la consommation, nous avons étendu notre idée de la liberté à des principes sans doute plus individualistes que ceux édictés dans la Déclaration des Droits de l’Homme. Et aujourd’hui, la liberté est plutôt pensée comme :
- individuelle : la liberté d’entreprendre, de se déplacer, d’acquérir des biens, des terres, des ressources, etc.
Ce principe se heurte très souvent, lors des enquêtes publiques, à la liberté des communautés humaines d’accéder à un coin de nature (par exemple le centre commercial de Namur qui anéantira un parc avec des arbres centenaires), à la préservation de l’environnement (par exemple le contournement Nord de Wavre qui détruira le dernier poumon vert de la commune en traversant une zone de grand intérêt biologique) ou même au principe de précaution (comme par exemple le développement des nanoparticules sans prise en compte suffisantes de leurs impacts sanitaires et environnementaux).
- une absence de contrainte : je suis libre si je peux faire ce que je veux, quand je veux et comme je le veux. Une vision de la liberté qui met certains en rage lorsque leurs réalités individuelles deviennent un frein à leurs désirs (la maladie, les ressources financières, le fait d’être un homme ou une femme, la vie en couple ou en célibat, l’âge, la famille, etc.) Et qui en amène d’autres à en faire un usage irraisonné ; entre ceux qui vont mettre leur musique à fond sans penser aux voisins, faire des citytrips en avion plusieurs fois par an, ou bien, plus délirant, ceux qui n’ont aucune contrainte financière comme Elon Musk, envoyer des satellites dans l’espace.
Cette volonté de s’affranchir des contraintes vaut aussi pour les limites naturelles qu’elles soient biologiques ou physiques, relevant de notre corps ou du paysage.
- un droit que l’on peut exercer dans les limites de la loi : tout ce qui n’est pas interdit devient permis. Avec en plus un respect variable en fonction de la légitimité donnée aux lois : celles largement acceptées pour des principes moraux comme l’interdiction de tuer ou dans une moindre mesure de frapper, violer, voler… Et celles moins considérées et sans cesse remise en cause par une partie de la société comme la nécessité de participer à hauteur de ses moyens au bien collectif en payant des taxes et des impôts.
Il est évident que ce très petit tour des principes construisant notre représentation de la liberté est partiel et partial. Néanmoins, ne pourrions-nous pas ré-envisager notre rapport à la liberté, au vu des impacts environnementaux qu’elle a, et de l’entendre dans le respect des limites physiques et biologiques de notre planète ?
Prendre en compte nos limites physiques, biologiques et culturelles
Bien que nous soyons individuellement libres en principe et en droit, nous ne le sommes pas pour autant dans les faits. Et nous ne sommes pas égaux face à ces faits.
Chacun de nous a ses limites, nous vivons dans un corps déterminé et nous ne sommes pas égaux face au fonctionnement de nos corps respectifs. Si certains vont naître en parfaite santé, d’autres hériteront d’handicaps physiques et/ou mentaux. Nous ne serons pas égaux non plus face à l’immunité, à la force, aux compétences manuelles ou intellectuelles.
Notre corps est également limité par des facteurs écologiques, nous avons besoin d’eau, d’oxygène, d’azote, de carbone, d’une amplitude de température limitée… pour vivre. Et si nous nous sommes largement affranchis des aléas de la nature en nous plaçant au sommet de la chaîne alimentaire, nous n’en restons pas moins dépendant pour notre survie et celle de l’espèce.
L’homme est un animal social qui a besoin du groupe pour exister et c’est très éprouvant émotionnellement d’en être mis à l’écart. Nous allons donc tenter d’adhérer aux croyances, aux affects et aux comportements valorisés par la société dans laquelle nous vivons pour « en faire partie » et « être reconnu » par elle comme un membre pouvant y avoir sa place. Et l’incapacité à pouvoir y adhérer est source de souffrance chez bon nombre de personne.
Nous serons considérés comme ayant socialement réussi (ou étant socialement conformes) si nous pouvons en donner les signes extérieurs : avoir fondé une famille et avoir un travail sont deux fondamentaux. Mais nous devons aussi montrer, entre autre, notre capacité de consommation et de voyages.
Jusqu’il y a une dizaine d’années, ne pas partir tous les ans en vacances restait encore dans la norme. Aujourd’hui c’est devenu le signe d’une personne en difficulté, financière il va sans dire. Générant son lot de stress et de honte durant les conversations avant et après les vacances : « tu pars où ? Oh ben à la maison » suivi d’un silence gêné et parfois d’une réponse dégoulinante de compassion : « ben oui, on ne peut pas toujours partir, essaie quand-même de passer de bonnes vacances ». Et ce « essaie » qui montre combien ces vacances ne pourront jamais être aussi bien comparativement à tous ceux qui partent. Nous ne sommes pas encore en vacances que notre expérience est déjà dévalorisée. Alors pour cacher sa honte nous inventons des raisons qui démontrent le sacrifice : « nous avons choisi de faire des travaux dans la maison », « nous avons eu des frais avec les études des enfants », « avec la maladie de Papa… le laisser seul, non, vraiment ». Certains tentent la diversion : nous habitons un tellement bel endroit qu’il est inutile de partir… Mais le sentiment de ne « pas faire partie » est présent avec plus ou moins de souffrances selon les personnes.
C’est la même dynamique avec les smartphones. Sortez un Nokia 3310 pour voir. Au mieux vous serez pris pour un original mais plus souvent vous aurez droit à des sourires sous-entendant que le propriétaire de l’objet, et donc vous, est un homme des cavernes. Ne pas avoir de smartphone est bien plus tendance !
Où est la liberté dans l’obligation relative de montrer ces signes d’appartenance ? Ceux qui ne peuvent pas ou ne veulent pas s’y conformer doivent déployer une énergie importante pour faire face aux remarques, aux regards et aux sous-entendus. Et cela génère d’autant plus de souffrances si nous avons un sentiment d’impuissance à pouvoir accéder à ces signes. Et ceux qui s’en libèrent, sont souvent ceux qui ont les moyens (matériel) de le faire ou qui « font partie » d’un groupe refusant ces signes d’appartenance, par choix ou par contrainte.
« Nous surestimons notre capacité de libre arbitre et notre degré d’autonomie et oublions que tous nos comportements, ainsi que ceux des autres, sont influencés par de très nombreux éléments tant internes qu’externes : notre santé, notre humeur, les personnes qui nous entourent, la pression à se conformer à un groupe ou l’effet de l’autorité. En fait, nous sommes tous capables de nombreux comportements, dont certains que notre morale réprouverait. » (Ilios Kotsou. Eloge de la lucidité)
La liberté dans l’acceptation de la contrainte
Notre liberté de nous déplacer, de voyager et de consommer a des impacts considérables sur l’environnement : pollution de l’air, de l’eau, des sols, fragmentation du territoire, épuisement des ressources, effondrement de la biodiversité et on en passe. Est-ce là une liberté enviable et est-ce là la liberté que nous désirons vraiment ?
Ou ne serait-il pas plus enviable de construire notre liberté dans le respect de nos contraintes, de celles de la Planète et de la biosphère?
La vie est née de contraintes. Chaque forme de vie, depuis l’apparition des premiers micro-organismes dans le fond de l’océan, il y a près de 4 milliards d’années s’est développée grâce à la contrainte de son milieu : le climat, le relief, la qualité de l’eau, du sol, la luminosité, la température et j’en passe.
Et puisqu’ « être libre, c’est participer à la définition des contraintes qui s’imposent à tous » (Albert Jacquard. Tentatives de lucidité), pourquoi ne pas choisir les contraintes à notre liberté ?
Une acceptation sereine de nos limites biologiques et physiques est la porte d’entrée d’une réelle liberté et d’un apaisement de soi. C’est un accès à une liberté bien différente de celle que l’on entend aujourd’hui, j’en conviens. Mais dans cette acceptation des contraintes il y a une libération de la souffrance engendrée par des attentes et des désirs qui sont ou non projetés sur nous ; nous pouvons alors nous consacrer à faire ce que nous savons bien faire. Et là, réside une liberté que je trouve enviable.
Et à cette acceptation des limites humaines, nous devrions ajouter celles de la Planète et le développement de valeurs tel la coopération, l’altruisme et la responsabilité.
La liberté dans cette version serait alors celle du respect. Envers soi-même et envers le Vivant sous toutes ses formes. Dans le concret, il s’agirait de commencer par deux leitmotivs : 1- Moins ! En réduisant drastiquement nos déplacements, nos voyages, notre consommation de biens, d’énergie, d’eau,…pour rester dans la biocapacité de la Planète ; 2- Plus ! Plus de coopération, d’échanges, de soutien, de tendresse, d’amitié entre nous et avec le Vivant.
Revoir son rapport à la liberté c’est déjà une adaptation aux changements climatiques en cours.