Faire payer le pollueur, pour le pousser à moins polluer. Une idée qui n’est pas neuve, mais qui sera discutée concrètement au niveau belge cette année. Un débat national a en effet été lancé par la ministre Marghem sur la tarification carbone dans les secteurs non-ETS (bâtiment et transport, notamment) où cet outil pourrait se révéler utile pour contribuer aux objectifs climatiques. Au niveau européen, c’est le marché ETS (couvrant industrie et électricité) qui est en cours de réforme. L’enjeu est ici ni plus ni moins que le rétablissement de la crédibilité d’un système dévoyé par la trop grande perméabilité de décideurs politiques aux lobbys industriels.
Nous publions ici une intervention réalisée sur ces deux sujets complémentaires pour le magazine Renouvelle.
Jean Cech (Renouvelle) : Où en est-on dans la réflexion stratégique visant à fixer un prix pour le carbone ? A l’issue de la COP 21, tout le monde se disait demandeur. Cela semble bouger, tant au niveau européen que belge…
Noé Lecocq (IEW) :
Rappelons que le système européen ETS (Emission Trading Scheme) d’échange de quotas d’émissions, vise essentiellement la grosse industrie et la production d’électricité, soit une petite moitié des émissions européennes. Ce qui est actuellement en discussion au niveau européen, ce sont les règles applicables à la quatrième période (2021-2030), notamment les quotas d’émissions attribuables aux entreprises concernées.
On sait qu’il y a eu trop de quotas distribués aux entreprises par le passé, ce qui a débouché sur une dégringolade des prix du carbone sur le marché ETS, qui sont passés de 20 € par tonne de CO2 en 2008 à 5 € la tonne seulement ces dernières années.
Les discussions pour réformer l’ETS sont actuellement au milieu du gué. La Commission européenne avait fait une proposition l’an passé. La position du Parlement européen a fait l’objet d’un vote à la mi-février 2017. Celle du Conseil européen a été annoncée il y a quelques semaines. Reste maintenant à négocier à trois pour aboutir à un texte final.
J.C. : Quelle est la tendance actuelle ?
N.L. : C’est un débat assez technique. Du point de vue des ONG, il y a des éléments positifs et négatifs dans chacune des propositions avancées. Si les éléments les plus positifs étaient finalement retenus, on pourrait considérer qu’on va dans la bonne direction. Par exemple, à propos des quotas actuellement en surplus sur le marché, un élément nous semble intéressant dans la position du Conseil : l’idée qu’à partir de 2024 une partie des quotas pourraient perdre leur validité, alors qu’actuellement cette validité n’est pas limitée dans le temps. Mais les ONG ne voient pas pourquoi attendre 2024, alors que le problème des surplus est déjà criant aujourd’hui.
J.C. : Précisément, quelle est la position de la société civile dans ce débat ouvert au niveau européen ?
N.L. : Les ONG sont critiques et inquiètes sur certains points cruciaux :
Premièrement, le maintien, dans le projet actuel de réforme, d’un volume global de quotas beaucoup trop important entre 2021 et 2030, ce qui empêche le prix du CO2 de remonter. Et sans réel signal-prix, la transformation du tissu économique européen vers un modèle bas carbone se fait attendre.
Ensuite, la possibilité de compensation des coûts indirects, c’est-à-dire le fait que les entreprises électro-intensives reçoivent dans certaines régions des subsides pour compenser les coûts induits par le marché ETS. Cela annule une partie de l’incitation à consommer moins. Le fait que cette compensation n’est pas uniforme entre les Etats européens crée en outre une forme de concurrence fiscale malsaine.
Troisièmement, tant le Parlement que le Conseil européens proposent d’augmenter la part des quotas gratuits, actuellement limitée à 43%, le reste faisant l’objet de mises en enchères. Cela nous semble être un très mauvais signal, car la philosophie de départ était d’aller vers une situation où tous les quotas seraient payants, d’appliquer le principe pollueur-payeur aux acteurs industriels. Augmenter les quotas gratuits pour l’industrie signifie aussi moins de revenus pour les Etats : en Belgique, on pourrait ainsi perdre un demi-milliard d’euros d’ici 2030. Ces cadeaux aux entreprises sont autant de moyens publics en moins pour les politiques climatiques.
Pour l’industrie belge, les sur-profits générés par l’allocation trop généreuse de quotas d’émission de CO2 ont été évalués à plus de 600 millions d’euros sur la période 2008-2014 par le bureau d’étude CE Delft. Le système ETS a été tellement dévoyé en Europe qu’il s’apparente dans certains cas à un système déguisé de subvention à l’industrie, sous couvert de politique environnementale.
J.C. : Quel est le pouvoir d’intervention réel des ONG dans toutes ces discussions ?
N.L. : Il s’agit de discussions techniques et complexes. Et les ONG n’ont pas toujours les moyens d’aller dans une analyse complète des aspects les plus techniques. Peu d’interlocuteurs, en dehors des grosses entreprises, peuvent dégager le temps et les ressources nécessaires pour maîtriser toutes les finesses des mécanismes mis en place. Et dans certains cas, l’industrie n’est pas loin de faire du chantage à l’emploi et à la délocalisation. Les lobbies industriels ont ainsi pu obtenir auprès des décideurs politiques des échappatoires pour éviter les éléments les plus contraignants. L’outil ETS a ainsi perdu beaucoup de sa substance.
Les ONG, qui pèsent peu dans ce débat, sont assez inquiètes sur la capacité de la réforme actuelle à améliorer le système pour faire augmenter le prix du carbone de manière à rendre l’ETS réellement opérant. S’il faut attendre 2030 pour y arriver, on aura perdu quinze ans.
J.C. : Qu’en est-il des émetteurs de CO2 non concernés par le système ETS ?
N.L. : Là, on en vient au débat récemment lancé au niveau belge sur la tarification du carbone. Sont principalement visés : le transport, le logement et l’agriculture. Au niveau européen, l’objectif total pour 2030 est de réduire de 40% les émissions de gaz à effet de serre par rapport à 1990. Un objectif décliné entre secteur ETS (-43 % par rapport à 2005) et secteur non-ETS où l’objectif est réparti par pays. Pour la Belgique, selon la proposition de la Commission européenne, il serait fixé à -35% (par rapport à 2005), ce qui nécessite des efforts réels par rapport à une trajectoire Business as usual. Mais par rapport aux engagements de l’Accord de Paris (COP21), ces objectifs restent insuffisants : ils ne sont pas en phase avec l’objectif de limiter à 1,5°C ou même à 2°C l’augmentation de la température de la planète.
L’enjeu climatique implique donc la mise en place de politiques très volontaristes qui induisent des changements forts dans nos pratiques. Cette transition vers une société décarbonée n’est pas encore réellement lancée. Des outils comme la tarification du carbone peuvent y contribuer, à côté de mesures plus normatives.
J.C. : Où en sont les débats à ce sujet ?
N.L. : En Belgique, on est tout au début des discussions. Mais d’autres pays ont déjà eu ces débats et ont introduit une tarification du carbone. En Suède, le système est en place depuis 1991 et le prix du carbone a progressivement été augmenté pour atteindre 117 €/tCO2 en 2016. Plus près de chez nous, en France, le système a démarré en 2014, avec un prix relativement modéré au départ de 7 €/tCO2, pour atteindre 30,5 €/tCO2 en 2017 et viser 56 € en 2020. Plus largement, des décisions sont également prises hors d’Europe pour que les émissions de gaz à effet de serre ne puissent plus avoir lieu gratuitement : La Chine vient par exemple de mettre en place son propre marché ETS qui devient de facto le plus grand marché carbone existant au niveau mondial.
A l’échelle mondiale, de plus en plus de pays ou de régions imposent un prix sur les émissions ce CO2.
J.C. : Les fourchettes de prix sont énormes !
N.L. : Oui effectivement. Mais il faut savoir qu’il y a des différences de sensibilité entre secteurs. Pour certaines industries, on peut se contenter de prix relativement modérés. Entre 20 et 30 euros la tonne suffiront pour donner un signal prix qui disqualifie le charbon au profit du gaz pour la production d’électricité, par exemple. Pour le transport, par contre, ce niveau de prix sera largement insuffisant pour changer les comportements. Cela équivaut seulement à quelques cents d’euros de plus par litre de carburant fossile, ce qui est inférieur aux fluctuations habituelles du marché. Pour avoir un impact sur les choix de consommation et d’investissement des ménages, l’exemple suédois a montré qu’une augmentation régulière et prévisible est efficace : cette approche a stimulé des investissements importants en matière d’isolation et une diminution drastique de l’usage des combustibles fossiles pour le chauffage résidentiel. Les gens anticipent et adaptent leurs choix. Dans un Etat qui possède une sécurité sociale forte, comme la Suède, ça a été accepté et efficace.
J.C. : Et en Belgique ?
N.L. : Chez nous, le sujet vient d’être mis sur la table en janvier de cette année à l’initiative de la ministre Marghem et de l’administration fédérale. Une série de workshops thématiques – transport, logement, etc. – sont prévus dans le courant de l’année 2017. Nous y participerons comme d’autres acteurs. L’objectif est d’arriver fin 2017 à des propositions plus opérationnelles.
J.C. : Les premiers échanges vous donnent-ils l’impression qu’on peut y arriver ?
N.L. : L’essentiel de l’enjeu portera sur le niveau de prix visé. S’il est trop bas pour contribuer à l’atteinte de nos objectifs climatiques, on aura peut-être perdu du temps et on devra s’orienter vers d’autres types de mesures. Au stade actuel il est trop tôt pour savoir si les acteurs veulent vraiment avancer. Les discussions techniques n’ont pas encore débuté, elles sont prévues pour mai et juin 2017. C’est à ce moment-là qu’on pourra juger de la sincérité dans la volonté exprimée par certains de mettre en place cet outil. Pas pour l’outil lui-même, qui n’a de sens que s’il permet d’atteindre un objectif fixé. Ce n’est qu’un moyen par rapport à une fin qui est de réduire significativement et rapidement les émissions de CO2.
J.C. : Comment IEW, en tant que coupole des ONG environnementales wallonnes, peut-elle faire entendre sa voix dans toutes ces discussions ?
N.L. : En pratique, nous avons des moyens limités pour suivre en détail le dossier ETS. Nous relayons régulièrement l’analyse des réseaux d’ONGs européens dont nous faisons partie, comme le Climate Action Network.
Pour ce qui est des discussions entamées en Belgique, nous nous efforçons de suivre de près – dans la mesure de nos disponibilités, car nos équipes sont réduites – , les différents débats. En veillant à ajouter notre grain de sel tout en nous concertant avec nos membres et avec les autres acteurs de la société civile. La dimension sociale, notamment, est fondamentale. Si le processus débouche sur des augmentations de prix de l’énergie, il faudra veiller à prendre en compte les publics plus précaires, pour qui cela peut s’avérer substantiel. Et mettre en place des mesures d’accompagnement bien adaptées et bien ciblées.