Mythologie automobile

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Celles et ceux qui ont été enfants dans les années 1970 et ont dévoré les bandes dessinées de l’époque se rappellent que la censure y sévissait. Il n’était pas question de dénuder les corps ni de montrer des scènes de violence. Mais, par contre, les héros se distinguaient souvent par leurs « exploits » au volant. Au cinéma aussi, les « gentils » se sortaient d’invraisemblables courses-poursuites sans le moindre bobo. Dans la vraie vie, à la même époque, près de 3.000 personnes perdaient la vie chaque année sur les routes belges. 18.000 en France, 19.000 en Allemagne…

C’est ainsi, par petites touches successives, que se construit un mythe dans l’imaginaire collectif (Mythe : Construction de l’esprit qui ne repose pas sur un fond de réalité. Représentation symbolique qui influence la vie sociale. (Larousse)) – ou plus exactement, dans le cas de l’automobile, une mythologie (Mythologie : Ensemble de croyances se rapportant à la même idée et s’imposant au sein d’une collectivité. (Larousse)).

Philippe Dehennin, président de la FEBIAC, semble du même avis : « En 1960, j’ai reçu ma première BD, « Le grand défi », début des aventures de Michel Vaillant. Son auteur, Jean Graton, et Jacky Ickx sont à l’origine de ma vocation. Le monde de l’automobile ne serait pas le même sans Michel Vaillant. »1

Les choses, bien évidemment, sont bien plus complexes que cela. Le neuvième art n’explique pas tout et ne constitue qu’un des nombreux éléments d’un système complexe : si les voitures étaient tellement présentes dans les bandes dessinées des années 1970 (et au-delà), c’est aussi parce que la société dans son ensemble valorisait ce « vecteur de liberté ». Comment les choses ont-elles évolué par la suite ?

Le numéro d’octobre 1990 du Courrier de l’Unesco était consacré au mythe automobile. Nicolas Langlois, rédacteur en chef du Journal de l’automobile, y posait la question : « Ne serions-nous pas aliénés par un mythe ? Celui de la liberté de se déplacer, partout, sans fatigue, à une vitesse que notre corps ne permet pas. » Sans doute, mais ce mythe n’aurait pas acquis cette force sans le travail acharné des constructeurs, comme le relevait dans ce même mensuel le journaliste Jean-Francis Held : « Prêts à tout pour vendre, les industriels continuent à fabriquer des bolides totalement inadaptés au trafic quotidien. Ils cèdent à la tentation de la publicité agressive, sachant fort bien que personne n’achète une machine capable de dépasser les 200 km/h pour rouler sagement à 130 dans le morne troupeau des autoroutes. » Pour nous guérir de l’automobile, selon son analyse, « il faudra à la fois des remèdes de cheval et une longue psychothérapie en finesse. Bref, du courage politique. »

30 ans plus tard, on ne peut que poser un constat d’échec : nos sociétés ne sont pas guéries de l’automobile, la mythologie automobile est plus vivace que jamais. Ici encore, l’action des constructeurs fut déterminante. Face au danger des analyses rationnelles, ils ont résolu d’entretenir le rêve, comme le souligne Monsieur Dehennin : « Depuis le début des années nonante, il y a un retour très important du design dans le travail des constructeurs. Sachant que ce design, à pied d’égalité avec les technologies, crée et développe le désir. »2

Le désir… En 1993, dans sa campagne de promotion de la Safrane bi-turbo, Renault mettait en exergue « la Vie qui prend un malin plaisir à se substituer au Rêve. Les sens en éveil, un à un et tous ensemble. Un monde vibrant de sensations, qui se laissent découvrir, apprivoiser, exalter. » Mais aussi « Une séduction sous le signe de la différence, pour ne laisser personne indifférent. (…) Une généreuse richesse intérieure, pour que le plaisir à soi-même et aux autres se confondent en un plaisir unique »3

Désir, plaisir, rêve, … et bien d’autres choses encore. Est-il exagéré d’affirmer que la voiture confère à son conducteur un sentiment de puissance, qu’elle constitue un symbole de supériorité sociale, que la route peut devenir la scène de dangereux jeux de pouvoir ? Pas aux yeux de nombreux chercheurs en psychologie et en sociologie s’étant exprimés au cours d’un atelier de travail organisé par l’OCDE en 2002, comme en attestent ces commentaires :

  • « Le nouveau SUV Porsche Cayenne de 500 CV (0 à 100 km/h en 5,6 s) est sans doute le niveau ultime d’armement et de machisme qu’une voiture moderne peut offrir à ceux qui ont besoin de dominer les autres et de se pavaner dans ce qu’on appelle un « moyen de transport ».
  • La technologie a rarement fourni une source de satisfaction aussi fructueuse aux besoins et motivations humains de base.
  • « L’extraordinaire effet psychologique de la vitesse et de la puissance que confèrent à leur utilisateur la voiture et la moto ne reçoit pas assez d’attention dans les études relatives au trafic routier et dans les politiques de transport»4

L’éditorial du Courrier de l’UNESCO d’octobre 1990 se clôturait sur cette question : « N’y a-t-il pas illusion à croire que l’homme peut lier sa liberté à la possession d’une machine, sans, un jour, être à son tour possédé par elle ? » Assurément. Et l’humain est à ce point possédé qu’il en perd toute objectivité. Il ne voit pas que ce qu’il considère comme un choix personnel réfléchi est en fait le produit d’un conditionnement sociétal entretenu par l’omniprésence de la promotion automobile. Comme le déclarait le sociologue Pierre Lannoy (ULB)5 lors d’un colloque organisé par IEW en 2017 : « il n’y a pas 5,7 millions de voitures en Belgique6, mais 100 ou 1.000 fois plus : des murs des villes jusqu’à nos salons, elles sont partout ». Seul un patient travail de déconstruction mentale permet de se désaliéner, de se sevrer de ce qui est pour beaucoup devenu un besoin : posséder une voiture personnelle et l’utiliser, même en-dehors de toute nécessité réelle. Si ce travail de déconstruction peut être mené au niveau individuel par quelques personnes particulièrement motivées, il faut, pour le mener au niveau collectif – et pour reprendre les paroles de Jean-Francis Held – « à la fois des remèdes de cheval et une longue psychothérapie en finesse. Bref, du courage politique ». Une première manifestation de courage pourrait être d’interdire la publicité pour les véhicules lourds et puissants – soit ceux qui sont, quelle que soit leur motorisation, les plus énergivores, les plus polluants et les plus dangereux. Une telle mesure, plaçant la protection de la nature et de l’humain au-dessus des profits financiers de la croissance du PIB, s’inscrirait dans la logique du changement en profondeur dont l’IPBES (plateforme intergouvernementale sur la biodiversité et les services écosystémiques) estime qu’il est seul à même de conserver et restaurer la nature. Une majorité politique va-t-elle se dégager pour soutenir la proposition qu’Ecolo vient de faire en ce sens et que soutient le CDH ? Ou pour défendre les intérêts financiers à court terme de certains ? Nous y reviendrons.


  1. In la Libre Belgique des samedi 8 et dimanche 9 juillet 2017
  2. Philippe Dehennin. Ibid.
  3. Source : http://www.auto-pub.net/page_Renault_Safrane_Biturbo_cat.htm
  4. DIEKSTRA R., KROON M. 2004. Cars and behaviour: psychological barriers to car restraint and sustainable urban transport. In OECD. Communicating environmentally sustainable transport – The role of soft measures. Paris: OECD Publishing, p. 55-62
  5. Auteur, avec Yoann Demoli, de Sociologie de l’automobile, La découverte, Collection Repères, 2019
  6. Il y avait 5.712.062 voitures en Belgique au 1er août 2017 – et 5.889.210 deux ans plus tard (source : https://statbel.fgov.be/fr/themes/mobilite/circulation/parc-de-vehicules#figures)