Numérique : la fuite en avant continue

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D’après le nouveau Gouvernement wallon, la transformation numérique serait « au service de la Wallonie, de ses habitants et de ses entreprises »… Vraiment ? Petit décryptage de la Déclaration de Politique Régionale (DPR)…

Le chapitre sur le numérique de la DPR commence ainsi : « La transformation numérique est devenue un levier crucial pour le développement économique, social, environnemental et culturel de la Wallonie, offrant ainsi une opportunité pour l’ensemble des politiques publiques. »

Il est vrai que le secteur numérique génère de l’activité économique : entreprises de télécom, commerces d’appareils électroniques, etc. Il a donc bien un impact positif en termes de développement économique. Mais à quel prix ?

Développement social ?

Voyons d’abord ce qui se passe du côté de la production des appareils, en commençant par l’extraction des matières premières. Un smartphone contient une cinquantaine de métaux différents, dont la plupart sont extraits dans des pays où les normes sociales et environnementales sont quasiment inexistantes. Il s’agit d’une forme de néocolonialisme, par lequel nous pillons les ressources et externalisons les pollutions liées à notre consommation dans des pays en voie de développement, au détriment des populations locales. Amnesty International dénonce notamment le travail des enfants dans certaines mines de cobalt, un métal qui entre dans la composition des batteries des smartphones et des voitures électriques. L’exposition permanente à des substances toxiques entraine des problèmes de santé pour les travailleurs et travailleuses des mines, mais aussi pour les populations voisines. Vu le grand nombre de matériaux différents et la complexité des chaînes d’approvisionnement, les entreprises sont souvent incapables d’assurer la traçabilité de l’origine de leurs produits.

Du côté des consommateurs et consommatrices, il est clair que certains outils numériques sont source de confort, d’efficacité et de plaisir. Pouvoir trouver une information en quelques secondes en effectuant une recherche sur Google, communiquer instantanément avec un ami qui se trouve à l’autre bout du monde ou accéder à des milliers de films et de séries sans bouger de son canapé sont un luxe que nos ancêtres n’ont pas connu.

Mais il y a un revers à la médaille. C’est l’économie de l’attention : les réseaux sociaux et autres applications sont conçus pour capter notre attention et la conserver le plus longtemps possible. Cet excès de temps passé sur les écrans n’est pas sans conséquence pour notre santé physique et mentale : repli dans le monde virtuel au détriment des relations sociales réelles, crainte exagérée de rater une information ou un événement (« fear of missing out »), manque d’exercice physique augmentant les risques d’obésité, de problèmes cardiovasculaires et articulaires, troubles du sommeil, etc. Le patron de Netflix le reconnaît lui-même : le vrai concurrent de Netflix, c’est le sommeil ! D’après une étude française, 44 % de la population aurait un usage problématique des écrans. Dans les cas les plus graves, qui concernent 2 % de la population, on parle même de véritable addiction numérique.

De cette économie de l’attention découle un autre problème : l’existence de « bulles de filtres », qui nous exposent préférentiellement à du contenu cohérent avec nos intérêts et opinions. Le phénomène de bulle sociale existe dans le monde réel, en raison de notre tendance naturelle à nous rapprocher des personnes qui nous ressemblent et du biais de confirmation, qui fait que nous accordons davantage d’attention aux informations qui sont en accord avec nos croyances et opinions. Mais les algorithmes des réseaux sociaux, qui sélectionnent le contenu que nous voyons sur ces plateformes, amplifient fortement ce phénomène en proposant des contenus personnalisés, dans le but de conserver notre attention le plus longtemps possible. Cela amplifie la polarisation de la société et tend à renforcer les opinions extrêmes, puisque nous sommes moins souvent confrontés à des opinions et informations contradictoires qui permettraient de nuancer nos points de vue. L’objectif est aussi commercial : grâce à l’acquisition de données permettant d’établir un « profilage » très précis des utilisateurs et utilisatrices, les algorithmes nous proposent des publicités ciblées, donc plus efficaces pour nous pousser à la consommation. Cette utilisation des données personnelles porte atteinte à notre vie privée, et les entreprises peuvent aussi vendre nos données aux annonceurs ; les données de chaque Belge seraient en moyenne vendues 288 fois par jour ! Il est évident que ces pratiques sont une atteinte à notre vie privée ; de grandes entreprises telles que Meta (qui détient Facebook, Instagram et WhatsApp) et Amazon ont d’ailleurs été sanctionnées à plusieurs reprises pour non-respect du Règlement Général sur la Protection des Données (RGPD).

S’ajoute à cela la problématique des « deepfakes » : les fausses photos et vidéos générées par l’intelligence artificielle (IA) contribuent largement à la diffusion de fake news sur les réseaux sociaux. Ces images générées par l’IA sont tellement réalistes qu’on ne sait plus distinguer le faux du vrai ; cette désinformation constitue une véritable menace pour nos démocraties.

A côté des problèmes posés par l’usage excessif de ces outils, le développement du « tout numérique » peut aussi conduire à des discriminations et à l’isolement des personnes qui ne les utilisent pas. Ainsi, 7 % des adultes belges n’ont jamais utilisé internet et se trouvent donc en situation de fracture numérique. Celle-ci concerne plus particulièrement les personnes âgées, les personnes à faible niveau d’éducation et à faibles revenus (en moyenne, l’achat d’appareils numériques et les divers abonnements télécom représentent un budget annuel de 940 € par ménage : ce n’est pas à la portée de toutes les bourses !). Les personnes électrohypersensibles doivent quant à elles se tenir éloignées des appareils numériques et des ondes électromagnétiques qu’ils émettent, sous peine de voir leur santé se détériorer (perturbation du rythme cardiaque, maux de tête, fatigue excessive, pertes de mémoire, etc.). Le bien-être de ces personnes est menacé par la volonté du gouvernement de « garantir une connectivité très haut débit sur l’ensemble du territoire, incluant les zones rurales et blanches ».  Nous devrions aussi avoir simplement la liberté de refuser les outils numériques et de faire valoir notre droit à la déconnexion, pas seulement par rapport au travail, mais dans tous les domaines de notre vie.

Témoignage
Il y a un an, mon smartphone arrivant en fin de vie, j’ai décidé de l’abandonner pour revenir à un téléphone plus basique, moins consommateur d’énergie et de matériaux. Au départ, je l’ai fait pour des raisons purement environnementales ; c’était une décision difficile, car je pensais que mon smartphone allait beaucoup me manquer. Mais finalement, quel sentiment de liberté retrouvée ! Je continue à communiquer avec mes proches par téléphone et par SMS, et à consulter mes mails et les réseaux sociaux lorsque je décide d’aller sur mon ordinateur, mais fini les dizaines de notifications qui venaient polluer mes journées. Ça me fait une sacrée charge mentale en moins, et plus d’énergie et d’attention disponibles pour de vraies relations sociales et des activités porteuses de sens !
En plus, la batterie tient une semaine : plus la peine de stresser quand je pars en week-end en oubliant mon chargeur !

Le gouvernement souhaite « renforcer les compétences numériques du personnel ainsi que celles des élèves dès le fondamental ». Vu les impacts des écrans sur la santé des enfants (dénoncés notamment dans un article trouvé sur le site des Jeunes MR !), est-ce vraiment raisonnable de les exposer à cela dès l’école primaire, alors qu’ils y passent souvent déjà bien trop de temps à la maison ? Le gouvernement est pourtant bien conscient de ces problèmes, puisqu’il a décidé d’interdire l’usage des smartphones dans les écoles. Il y a donc une incohérence entre ces deux mesures.

Mais il y a pire : « Le Gouvernement développera une application basée sur l’intelligence artificielle pour orienter, en toute transparence et avec un maximum d’information, les jeunes se questionnant sur leur avenir. Cette application, alimentée par des données socio-économiques constamment actualisées, fournira des informations précises sur les débouchés, les entreprises, les taux d’employabilité, les rémunérations et les perspectives d’évolution. » Il nous semble dangereux de confier une question aussi cruciale que l’avenir d’un enfant à une machine, qui ne pourra jamais remplacer le contact humain avec un·e conseiller·e d’orientation capable de faire preuve d’écoute et d’empathie. De plus, les algorithmes ne sont pas neutres : ils peuvent être biaisés par les données d’entrainement et risquent de renforcer les stéréotypes et discriminations. Bien sûr, ils ne font que refléter les biais déjà présents dans la société humaine, mais le danger est que ces biais soient appris et systématisés par les algorithmes, et difficilement détectables. Comment garantir l’absence de discriminations liées au genre, à la couleur de peau, ou à l’origine socio-économique des jeunes ? Comment éviter que certains métiers jugés « économiquement rentables » soient privilégiés au détriment d’autres professions moins rémunératrices mais porteuses de sens, comme les métiers artistiques, le travail social, etc ? Et enfin, comment offrir le soutien psychologique nécessaire à un jeune qui se sent complètement perdu face à ses choix d’avenir ? Ces questions demandent des réponses humaines, et non un traitement automatisé des données par une machine.

Développement environnemental ?

Comme nous l’avons vu précédemment, la construction des appareils numériques nécessite l’extraction de nombreux métaux différents. Cette extraction est très polluante et laisse derrière elle des déchets toxiques (substances acides, métaux lourds, cyanure, etc.) qui polluent les sols et les eaux, avec des impacts importants sur la santé des populations locales. De plus, les mines peuvent occuper de très larges surfaces, sur lesquelles la faune et la flore sont entièrement détruites. Dans certains pays, la législation environnementale impose aux compagnies minières de prévoir dès le début de l’exploitation un plan de réhabilitation des sites, mais ce n’est pas le cas partout et il faut de toute façon un temps considérable pour que la nature retrouve son état originel (pour autant qu’elle le retrouve un jour, car certains écosystèmes comme les forêts primaires sont tout simplement impossibles à restaurer).

Le secteur numérique est responsable de 3 à 4 % des émissions mondiales de gaz à effet de serre, à l’origine du dérèglement climatique. C’est à peu près l’équivalent du secteur aérien, et ces émissions ne cessent de croître. Par exemple, les émissions de CO2 de Google ont augmenté de 48 % en quatre ans en raison du développement de l’intelligence artificielle !

Revenons maintenant à la DPR : « Levier indispensable pour réussir la transition énergétique et écologique, le numérique doit également viser, comme les autres secteurs, la neutralité carbone en maximisant les efforts pour la réduction de ses émissions. Le Gouvernement s’engage à développer une approche intégrée, notamment au travers de technologies décarbonées by design afin de minimiser l’impact environnemental des technologies. Il assure l’expertise publique et les actions de la région dans le domaine des complémentarités entre transformation numérique et transition environnementale soutenant l’évolution vers un numérique responsable. »

Parler du numérique comme d’un levier indispensable pour réussir la transition énergétique et écologique est une absurdité totale. Il est vrai que certaines applications numériques comme les « compteurs intelligents » peuvent aider à optimiser la consommation d’énergie, mais les impacts positifs de ces outils restent marginaux par rapport aux impacts environnementaux et à la consommation énergétique de l’ensemble du secteur. En effet, les économies d’énergie permises par l’amélioration de l’efficacité énergétique des appareils sont plus que compensés par l’augmentation des usages du numérique : c’est l’effet rebond.

Le développement de la 5G en est un bon exemple. En effet, pour un transfert de données équivalent, la 5G consommera moins d’énergie que la 4G. Cependant, les ondes utilisées pour la 5G ont une portée plus courte ; il faudra donc construire plus d’antennes, qui nécessiteront plus de matériaux. De plus, la rapidité accrue et les nouvelles applications permises par la 5G vont conduire à une croissance énorme des volumes de données transférées, donc finalement, augmenter la consommation d’énergie totale malgré une meilleure efficacité. Une phrase inscrite dans la DPR illustre bien ce phénomène. « Le Gouvernement s’engage résolument à accélérer le déploiement de la 5G, ouvrant ainsi la voie à une transformation forte dans tous les secteurs : de l’industrie intelligente à la santé connectée, en passant par la mobilité autonome et l’éducation. »  Le développement des voitures autonomes va demander beaucoup d’énergie pour le traitement de toutes les données nécessaires à la conduite automatisée, augmentant encore les impacts environnementaux du secteur automobile… pour une utilité sociale très marginale. Encore une fois, la fuite en avant continue, avec une valorisation inconditionnelle de l’innovation technologique sans aucune réflexion sur son utilité réelle. C’est ainsi que le gouvernement en vient à mettre au même niveau des enjeux aussi différents que la santé connectée et la mobilité autonome, comme si toute nouveauté était forcément bénéfique.

Avant de déployer tous azimuts une nouvelle technologie, il faudrait d’abord revenir à la question des besoins. A quels besoins cette technologie permet-elle de répondre ? Ces besoins peuvent-ils être remplis d’une autre manière moins nocive pour l’environnement ? Les impacts environnementaux se justifient-ils par une plus-value sociale importante ? Où l’installation de cette technologie est-elle la plus pertinente ? Par exemple, s’il s’avère que la 5G permet d’améliorer certains types de soins de santé, on pourrait se contenter de l’implanter à proximité des établissements qui pratiquent ces types de soins, mais pas nécessairement partout sur le territoire. La même question se pose pour l’intelligence artificielle : cette technologie très énergivore devrait être réservée aux usages pour lesquels elle apporte une vraie plus-value, tout en respectant le principe de précaution pour en limiter les impacts négatifs.

On ne peut pas espérer atteindre la neutralité carbone dans un secteur qui connaît une croissance exponentielle. Tout comme pour le secteur aérien, la première chose à faire pour réduire les émissions du secteur numérique est d’en stopper la croissance effrénée. La seule évolution possible vers un numérique responsable est celle de la sobriété, c’est-à-dire une réduction globale de ses usages en donnant la priorité à ceux qui sont les plus utiles socialement, contrairement à la politique de croissance du secteur mise en évidence dans la DPR.

Développement culturel ?

Le développement numérique entraine une transformation profonde du secteur culturel. D’une part, il permet de faciliter l’accès à la culture (numérisation des collections de musée, visites virtuelles de lieux culturels, productions artistiques accessibles en ligne, etc.). D’autre part, la surproduction de contenu artistique généré via l’intelligence artificielle risque d’entrer en concurrence avec les artistes humains. De plus, les données d’entrainement de l’intelligence artificielle (IA) sont issues majoritairement des cultures dominantes, principalement en anglais ou dans une des autres langues majeures les plus écrites numériquement. L’utilisation croissante de l’IA entraine donc un risque d’homogénéisation des contenus culturels et artistiques, menaçant la diversité culturelle et les cultures minoritaires.

Et pourtant, toute l’essence de l’art réside dans l’expression de la personnalité de l’artiste. L’intelligence artificielle ne pourra donc jamais égaler un être humain, puisqu’elle n’a ni conscience ni personnalité (tout au plus peut-elle simuler un semblant de personnalité si elle a été programmée pour cela).

La résilience en question

D’après la DPR, « le numérique est source d’innovation pour des services publics de qualité et résilients face aux crises ». S’il est clair que certains outils numériques ont apporté des gains d’efficacité non négligeables et peuvent encore en apporter, notamment en matière de gestion de bases de données, ils peuvent aussi nous rendre plus vulnérables en cas de crise. Par exemple, une cyberattaque assortie d’un vol de données du CHR Sambre et Meuse en 2023 a perturbé le fonctionnement des deux hôpitaux pendant plusieurs mois ! Plus récemment, les Pays-Bas ont connu une gigantesque panne informatique le mois dernier qui a fortement perturbé le fonctionnement des aéroports, services de secours et administrations publiques. Il est donc très important de prévoir des systèmes alternatifs qui permettent d’assurer le maintien des services publics en cas de défaillance des outils numériques. En cas de coupure d’électricité prolongée faisant suite à une catastrophe naturelle par exemple, comment garantir le maintien des services essentiels tels que les soins aux personnes ? La question mérite d’être posée, dans un contexte où le dérèglement climatique risque d’augmenter la gravité et la fréquence des événements extrêmes comme les tempêtes ou les inondations.

Conclusion

Nous l’avons vu, le développement du numérique prôné actuellement par le Gouvernement wallon n’est pas durable, puisqu’il vise uniquement un objectif de croissance économique, sans prendre en compte les enjeux sociaux et environnementaux.

Mais même si nos décideurs continuent à foncer droit dans le mur avec le pied à fond sur l’accélérateur, il ne tient qu’à nous, citoyens et citoyennes, d’appuyer sur le frein en nous questionnant sur nos besoins pour retrouver notre liberté d’usage (ou de non-usage) des outils numériques. Ensemble, nous pouvons tous et toutes être acteurs et actrices du changement !

Pour réaliser votre bilan numérique et explorer collectivement des pistes d’action pour plus de sobriété numérique, inscrivez-vous à notre atelier « Désintox numérique » mercredi 18 septembre !

Crédit image d’illustration : Adobe Stock

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