Repli identitaire, rejet des « diktats » de l’Europe, nationalisme : après les élections du 25 mai, les analystes se sont perdus en conjectures pour tenter d’identifier les causes de la montée de « l’euroscepticisme ». Nombreux sont ceux qui reprochent aux citoyens des Etats membres de mettre l’Union en danger. Mais les électeurs n’ont-ils pas simplement reproduit, dans les urnes, les comportements de leurs représentants au sein des instances européennes ? Particulièrement emblématique de cette dérive nationaliste est le Conseil des Ministres où les débats tournent souvent à la défense « d’intérêts » nationaux. Les grands pays réputés pro-européens (Allemagne et France en tête) ne sont pas les derniers à jouer à ce jeu dangereux. Pour l’illustrer, intéressons-nous à la législation relative aux émissions de CO2 du transport routier.
Petit rappel : les normes Euro
Les émissions de polluants locaux par les différents véhicules motorisés font l’objet de normes européennes (les normes dites… Euro). Un véhicule d’une catégorie donnée ne peut pas, lors de tests en laboratoires, présenter des émissions supérieures à certaines limites sous peine de se voir refuser l’autorisation de mise en vente. Deux remarques s’imposent. Un, chaque véhicule produit n’est pas testé : les tests ont généralement lieu en amont de la production industrielle (procédure de réception par type[[Directive 2007/46/CE « établissant un cadre pour la réception des véhicules à moteur, de leurs remorques et des systèmes, des composants et des entités techniques destinés à ces véhicules »]]). Deux, les tests en laboratoire ne sont pas représentatifs des conditions réelles de conduite. Ces deux remarques n’enlèvent rien au caractère très positif de l’existence même de normes Euro spécifiques pour les mobylettes, motos, quads, voitures, camionnettes et camions.
La situation est toute différente pour les émissions de CO2. L’explication principale réside dans les lois de la physique et de la chimie. Les émissions de CO2 dégagées par un moteur thermique sont directement proportionnelles à sa consommation de carburant. Et celle-ci est directement influencée par la masse, la puissance, l’aérodynamisme et la vitesse maximale des véhicules. Tous facteurs sur lesquels les constructeurs veulent « garder la main » afin de pouvoir différencier leur offre selon leur propre stratégie, sans « entrisme » de la part des pouvoirs publics. Dès lors, parfois très grande à l’amorce du processus législatif, l’ambition des objectifs CO2 pour les motos, voitures, camionnettes et camions a tendance à décroître à mesure que le processus avance vers l’adoption du texte final (règlement ou directive).
Motos et Co : le vide…
Comme on peut le constater sur la page de la Direction générale (DG) « Climate Action » de la Commission européenne consacrée à la réduction des émissions de CO2 du transport routier, rien n’existe pour les véhicules de la catégorie L (mobylettes, motos, quads et Co). La DG, très pudiquement, n’aborde pas le sujet. Les émissions de ce type de véhicules représentant environ 1% du total du CO2 émis par les transports par route, on ne s’en offusquera pas outre mesure.
Voitures : les effets de la contrainte
Après l’épisode peu glorieux des « accords volontaires » (donc non contraignants) par lesquels l’industrie automobile s’engageait à réduire les émissions moyennes des véhicules neufs à 140 gCO2/km à l’horizon 2008 (accords non respectés, comme le plus naïf des observateurs pouvait s’y attendre…), la Commission européenne, poussée dans le dos par le Parlement, publiait en 2007 une proposition de règlement. Allait suivre une des plus terribles batailles de lobby de l’histoire européenne. L’industrie déclarait : « un objectif de 130 gCO2/km, tel que proposé par la Commission, est irréalisable » . Violenté par une Allemagne déchaînée (et cornaquée par son industrie automobile), le Conseil européen tentait de vider le projet de texte de toute substance. La proposition de la Commission était de 130 g/km en 2012. Le règlement 443/2009, produit final du processus législatif, reportait cet objectif en 2015. Et l’assortissait de divers mécanismes « de flexibilité » atténuant sa portée. En 2013, tous les constructeurs européens avaient déjà atteint leur objectif 2015.
Une seconde bataille s’est déroulée ces deux dernières années, à l’occasion de la révision du règlement. Il s’agissait de déterminer les objectifs pour 2020. Le Parlement soutenait les 95 g/km, limitait les flexibilités et citait même la fourchette de 68 à 78 g/km pour 2025. L’Allemagne stoppait net le processus au Conseil et parvenait à retourner la situation à l’avantage de ses constructeurs. Le règlement (UE) N° 333/2014 reporte à 2021 l’objectif de 95 g/km et se contente de mentionner la nécessité de considérer un objectif à long terme, sans avancer de chiffres…
Camionnettes : ça ou rien…
L’Agence européenne de l’Environnement (AEE) annonçait ce 21 mai 2014 que la moyenne des émissions des camionnettes neuves vendues en Europe s’établissait à 173 g/km en 2013. L’objectif de 175 g/km fixé par le règlement (CE) N° 510/2011 est donc atteint quatre ans avant l’échéance (2017). L’ACEA (l’Association des constructeurs européens d’automobiles) avait déclaré cet objectif « irréaliste », « impossible à atteindre » . Le règlement (UE) N° 2014/253 confirme néanmoins le faible niveau d’ambition : l’objectif 2020 est confirmé à 147 g/km. Ici encore, le rôle des pays « constructeurs » a été déterminant.
Camions : rien voire moins (que rien)
Dans le cadre de la révision de la directive 96/53/CE relative aux dimensions et poids maximaux des camions, le Parlement européen se prononçait, le 14 avril 2014, en faveur de l’allongement de la face avant des cabines de poids lourds. Ceci pour en améliorer l’aérodynamisme (émissions de CO2 réduites de l’ordre de 5%) et le comportement en cas de choc (les camions causent environ 7000 décès par an[TRL, 2010, [AEBS and LDWS exemptions study: draft final report ]]). Le parlement voulait rendre de telles cabines obligatoires à partir de 2022, tout en autorisant déjà leur vente dès l’entrée en vigueur de la directive révisée. Le 06 juin, le Conseil européen, mis sous pression par la France et la Suède (ou, faudrait-il dire, par Renault et Volvo) se prononçait pour… l’interdiction de la mise en vente de camions avec cabines améliorées pendant une période de huit ans à dater de la publication de la directive révisée ! Ce positionnement révoltant a été dénoncé par l’ETSC (Conseil européen pour la sécurité des transports : http://etsc.eu/transport-ministers-hold-back-progress-on-lorry-safety/) et par T&E (fédération européenne transport et environnement : http://www.transportenvironment.org/press/ministers-reject-megatrucks-stall-safer-lorry-designs-8-more-years).
On a les électeurs que l’on mérite
Il est usuel, lorsque des personnes désignées pour représenter un groupe mènent des actions jugées décevantes, de relever que l’on a les représentants que l’on mérite. La dénonciation des votes anti-européens par la classe politique amène à inverser cette proposition. Et à relever que l’on a les électeurs que l’on mérite.
Certes, ce ne sont pas les quelques dossiers évoqués ci-dessus qui ont pu influencer les votes anti-européens. Mais ils sont révélateurs d’une attitude contraire à l’esprit européen dans le chef de nombreux dirigeants d’Etats membres. Dès lors que les comportements des Ministres siégeant au Conseil européen relèvent de guerres de clochers, de défense d’intérêts corporatistes établis dans les Etats membres, de marchandages et jeux d’influence entre Etats, et ce au mépris de l’intérêt collectif européen, peut-on vraiment s’étonner de la montée des nationalismes ?