Nous possédons tous des affinités et des aversions face à certains types de discours, indépendamment de la validité de leur contenu. Certains rejetteront catégoriquement tout catastrophisme, indépendamment de la gravité de la situation, alors que d’autres s’y complairont, même quand objectivement « il n’y a pas le feu au lac ». Tout comme un sombre pessimiste peut être aveugle aux bienfaits qui l’entourent – même dans le plus délicieux des endroits –, un optimiste radical ne verra dans le monde que des raisons de renforcer cet optimisme – même assis au milieu des cadavres.
Plus que par les faits, notre perception du monde est influencée par nos affinités et nos aversions mentales. Penchons nous sur certains de ces réflexes mentaux qui jugent les discours sur base de leur forme et non de leur fond.
« Pas de catastrophisme, svp ! »
La catastrophe fascine les humains. Il suffit pour s’en convaincre de voir le succès des films mettant en scène de mille manières la fin du monde. Il suffit de voir la périodicité avec laquelle l’histoire humaine a été émaillée d’annonces de catastrophes globales proches, depuis les peurs de l’An Mil, jusqu’à la prophétie du 21 décembre 2012. Il y a quelque chose en nous qui est attiré par l’idée de catastrophe.
Or le monde est toujours là. Et les trop nombreuses mises en garde erronées ont conduit certains à forger un raccourci mental qui consiste à rejeter a priori tout message catastrophiste. Mais tout comme l’existence de nombreuses théories du complot totalement farfelues ne permet pas de conclure que les hommes ne complotent jamais (en fait on sait qu’il y a eu des complots au cours de l’histoire), les multiples annonces erronées de catastrophes ne permettent pas de conclure qu’il n’y en aura jamais (en fait on sait qu’il y a eu des catastrophes au cours de l’histoire).
Il est vrai que les raccourcis mentaux sont pratiques – ils permettent d’évacuer d’une simple réplique toute mise en garde : « pas de catastrophisme, svp ! ». Mais en ce qu’ils dispensent de penser, ils reviennent à confier son sort à la fortune. A l’opposé, la position inconfortable dans laquelle se retrouve celui qui cherche honnêtement à se faire une idée claire est d’étudier chaque mise en garde séparément pour découvrir si elle est fondée au non.
Il est important d’être conscient de ces deux biais de pensée : le catastrophisme et son refus systématique, en particulier quand on s’intéresse à l’environnement où les annonces peu réjouissantes sont monnaie courante. Mais dans les matières environnementales, justement, les lanceurs d’alertes sont souvent les scientifiques. Leurs mises en garde ne peuvent donc être balayées d’un revers de la main.
« Soyons optimistes ! »
Quand on leur soumet un problème, on entend parfois certaines personnes répondre du tac au tac « Moi, je suis un optimiste ! ». Un peu comme si la chose la plus urgente, face à l’énoncé du problème, était de professer sa foi dans le fait qu’il sera résolu.
« Sans optimisme, on arrive pas à mobiliser les énergies », entend-on encore. Et c’est vrai que se mettre au travail en ayant confiance en ses chances de réussites peut être un moteur utile : l’étudiant qui prépare un examen étudiera mieux s’il croit avoir une chance de réussir que s’il est convaincu qu’il va à l’échec. Mais on observe aussi l’effet pervers inverse de l’optimisme : être trop confiant peut endormir la vigilance. L’échec par abus de confiance en soi existe autant que l’échec par manque de confiance en ses chances. L’étudiant qui réussira le mieux est celui qui croit en ses chances, mais reste lucide et inquiet de ses lacunes, cherchant à les combler.
Face à une situation problématique, le fait qu’on ne voie pas comment la résoudre ne signifie pas qu’on n’y arrivera pas. L’humain sait faire preuve d’inventivité, d’adaptation, d’intelligence, de créativité, d’imagination… Mais il arrive aussi que l’humain soit en échec.
Il peut dès lors être utile de distinguer optimisme et espoir. Et face à une issue incertaine, la combinaison de l’inquiétude et de l’espoir est peut-être le moteur le plus fiable.
Méfions-nous en tous cas de l’optimisme revendiqué comme valeur en soi. Tirée à l’extrême, cette logique mène à la négation de la réalité, comme l’illustre à souhait le climatosceptique britannique Matt Ridley, apôtre de l’« optimisme profond » se définissant lui-même comme « The Rational Optimist »[[Matt Ridley présente une forme subtile de climatoscepticisme : tout en reconnaissant le fait que le climat se réchauffe sous l’influence des activités humaines, il minimise l’ampleur de ce changement et affirme en même temps qu’il est globalement bénéfique pour la nature et pour les hommes. Pour ces raisons, il est défavorable aux énergies renouvelables et défend la combustion d’énergie fossile. http://www.rationaloptimist.com/]]. Dans les matières environnementales, où l’on scrute l’état objectivable du monde que l’on observe, l’optimisme devrait plutôt survenir, le cas échéant, comme résultat d’une analyse de la situation lorsque celle-ci se présente sous un jour favorable.
« Il ne faut pas culpabiliser les gens »
Un autre classique. Et il est vrai qu’il n’est pas très courtois, ni très utile, de chercher à faire culpabiliser les autres. Et que la répétition excessive de discours désagréables peut causer le rejet. Cela dit, cette sentence est trop souvent utilisée pour refuser que l’on expose au citoyen clairement les conséquences de certaines actions et de certains modes de vie.
Si je traverse hors du passage piéton une route rapide, je risque un accident. Si je fume, je risque d’attraper un cancer (et j’augmente également ce risque pour mon entourage). Si je prend souvent l’avion, je contribue de manière sensible au changement climatique. Si je mange beaucoup de sushis, je contribue à vider les océans de thon rouge[[Notons que seuls les sushis « haut de gamme » contiennent du thon rouge, mais que de nombreuses espèces de poissons souffrent actuellement de surpêche.]]. Etc.
Il s’agit de liens de causalités directs, de conséquences des lois biologiques, chimiques, physiques… Cela peut être inconfortable et désagréable à entendre. Mais n’est-ce pas la base d’une vie adulte que d’être conscient des conséquences de ses actions ? Et s’il est difficile de changer seul des habitudes ancrées dans toute une société, il est néanmoins nécessaire, en démocratie, que les membres de cette société soient conscients des éventuelles conséquences néfastes pour que des changements organisationnels puissent être mis en place, de manière à résoudre les problèmes identifiés.
Oser un contact sincère avec la réalité
A travers ces exemples, il ne s’agit pas de légitimer le catastrophisme excessif ou la culpabilisation outrancière, mais d’éviter que ces termes soient mis en avant pour refuser toute confrontation avec une certaine réalité. Il est dur – et peu recommandable pour la santé mentale – de ressasser sans cesse tous les problèmes de l’humanité. Pour notre équilibre, nous avons à coup sûr besoin d’évasion, d’espoir, de rire, de légèreté. Il faut respecter ce besoin vital. Mais pour qui veut participer à l’amélioration de notre monde, il est indispensable d’oser, à intervalles réguliers, un honnête face à face avec ces problèmes, dans toute leur âpreté.