D’aucuns considèrent que les mouvements de contestation ou d’opposition à de nouveaux projets ne sont que le fait d’esprits chagrins, allergiques au changement. D’autres essayent de comprendre le pourquoi de cette opposition, et d’y répondre par une adaptation des projets en amont des procédures d’autorisation. Le projet pilote européen Bestgrid a rassemblé une dizaine de partenaires dans cette démarche et testé de nouvelles pratiques…
L’origine du projet
Les réseaux de production et de distribution d’électricité européens sont confrontés à un défi majeur : se réorienter vers des systèmes de production d’origine renouvelable et sobre en carbone. Le caractère intermittent de ces sources d’énergie renouvelable appellera à un renforcement des réseaux de distribution et, de manière générale, à l’optimalisation des réseaux européens de transport et de distribution d’électricité. Les infrastructures existantes se verront donc potentiellement renforcées, modifiées, et de nouvelles infrastructures devront être développées.
Or par le passé, ces travaux d’installation de lignes à haute tension et très haute tension ont été confrontés à des mouvements de protestation, pour des enjeux divers et variés : sanitaires, environnementaux et paysagers, notamment. Si la participation des acteurs locaux en amont des projets est identifiée comme une manière idéale d’entendre les préoccupations des parties prenantes, de les prendre en compte ou d’y répondre, les exemples de bonnes pratiques et les échanges spécifiques aux projets liés aux infrastructures énergétiques manquaient. C’est à cette lacune que le projet européen Bestgrid souhaitait répondre.
Seconde spécificité de ce projet européen : sa volonté de réduire les impacts environnementaux des projets par une meilleure prise en compte des particularités et enjeux locaux, en impliquant les spécialistes des territoires concernés et en veillant à aménager aux mieux les projets pour réduire les impacts sur l’environnement – ou compenser ceux-ci.
La force de Bestgrid a notamment résidé dans la diversité des acteurs présents autour de la table, car tant les gestionnaires de réseaux de transport d’électricité que les associations de protection de l’environnement y ont été associés. La reconnaissance institutionnelle des premiers, combinées à l’expertise environnementale, au réseau associatif local et à la confiance accordée par les citoyens aux seconds, a permis de renforcer la crédibilité de la démarche et l’implication de toutes les parties prenantes concernées dans le processus.
Les projets pilotes
Les projets menés dans le cadre de Bestgrid sont de profils très différents. Le premier « SuedLink », en Allemagne, est un des plus grands projets d’extension du réseau de transport d’électricité et prévoit 500kV de courant continu supplémentaire sur plus de 600 km. Objectif de ce projet : acheminer l’énergie éolienne produite dans le Nord de l’Allemagne vers le Sud du pays, où se trouve la majorité des grands centres industriels du pays. Dans un premier temps, TenneT, gestionnaire du réseau, a sensibilisé la population locale aux enjeux énergétiques pour démontrer la nécessité d’installer ces nouvelles infrastructures. 22 consultations publiques furent organisées le long du fuseau prévu par TenneT. A la suite de ces consultations, TenneT reçu plus de 3000 suggestions, et notamment des propositions de fuseaux alternatifs. Une seconde vague de réunions fut organisée pour présenter les résultats et les modifications apportées au tracé suite aux remarques reçues.
Le second projet se situait en Wallonie, et visait à l’installation d’une liaison souterraine de 150 kV entre les postes de Waterloo et de Braine-l’Alleud de manière à augmenter l’approvisionnement énergétique du premier. Elia, gestionnaire du réseau belge, a associé IEW à cette démarche. Les acteurs locaux ont été rencontrés et interrogés quant à leurs inquiétudes (la phase de travaux et d’interruption de la circulation a largement été pointée du doigt) et leurs souhaits de modification du projet de tracé en fonction de leur connaissance des réalités locales. L’efficacité de la méthodologie prévue n’a pu être testée jusqu’au bout, l’installation du câble ayant été reportée de plusieurs années…
Stevin est le troisième projet réalisé dans le cadre de Bestgrid. Il prévoit une double liaison de 380 kV sur plus de 47 km de long, entre Zeebruges et Zomergem. Elia s’est associé au BBLv (Bond Beter Leefmilieu vanderen, équivalent flamand d’IEW) pour consulter les parties prenantes situées sur les territoires concernés. Lors du processus, il est apparu que l’envergure et la taille du plan de développement du réseau de transport étaient méconnues, y compris de certains membres de l’autorité de planification. Les démarches se sont étalées sur environ 4 ans et ont amené à l’enfouissement d’un tronçon de 10 km. Le manque d’information en amont de la procédure d’autorisation, l’absence d’explication sur la non prise en compte des propositions de tracés alternatifs proposés par les riverains ont donné l’impression aux parties prenantes que la décision était déjà prise et ont généré beaucoup d’oppositions et de protestations.
Bertikow-Pasewak, projet d’extension du réseau en Allemagne orientale conduite par 50 Hertz, amènera au remplacement d’une ligne de 220kV par une ligne aérienne de 380kV sur plus de 30 kilomètres. Plusieurs séances d’informations ont été organisées, notamment avec un bus mobile, en collaboration avec les deux associations de protection de l’environnement NABU (Naturschutzbund Deutschland) et DUH (Deutsche Umwelthilfe). Au contraire des autres projets, la question de la nécessité de la modernisation de la ligne ne fut pas posée par les participants, et les sujets abordés portèrent sur les impacts environnementaux (risques de collision pour les oiseaux, scission de la forêt) et les impacts des champs électromagnétiques.
Les enseignements
Les recommandations tirées du projet font l’objet de deux publications détaillées, disponibles ici.
Il nous semble utile d’appuyer plus spécifiquement les enseignements tirés des deux projets menés sur le territoire belge (le premier en Flandre, le second en Wallonie). Premier constat : l’absence de culture commune de ce qu’est la « participation du public ». Simple information pour les uns, codécision/gestion pour les autres, en amont ou pendant les procédures d’octroi des permis, les visions divergent entre les parties prenantes. D’une commune à l’autre, la culture participative peut être complètement différente également. D’où l’importance pour un gestionnaire de réseau lorsqu’il arrive avec un projet spécifique à un territoire de connaitre ces réalités locales et de communiquer clairement à ces différents acteurs ce qu’il entend par « participation » – et donc quelle est la marge de manœuvre : s’agit-il d’amender un projet à la marge (déplacer l’insertion d’un cable d’une rue à une autre – par exemple) ou de manière plus conséquente (en étudiant la possibilité d’enfouir le cable sur tout ou partie du parcours – par exemple) ? L’information doit être claire pour tous au début de la procédure de concertation et les engagements pris doivent être respectés! Les tentations de pseudo participation – carrément manipulatoires pour certaines – existent aussi (le cas de Namur et de la consultation publique concernant le Parc Léopold a déjà largement été discuté, n’hésitez pas à relire cet article qui faisait le point avant la consultation). Elles sont à proscrire et il revient à chacun et chacune de veiller à ce qu’elles ne puissent avoir lieu.
Autre enjeu fondamental en début de processus : clarifier auprès des parties prenantes quels sont les éléments qui nécessitent l’installation d’une nouvelle infrastructure ou la modification de l’existant. Les rôles des différents opérateurs, le fonctionnement du réseau de production et de distribution de l’énergie, les enjeux climatiques et énergétiques à venir souffrent sur notre territoire d’un manque de connaissance par « Monsieur et Madame Tout le Monde ». Les projets de sensibilisation et d’information développés actuellement, comme l’outil Energic’à brac, constituent des éléments indispensables à la facilitation des futurs projets énergétiques.
De manière plus globale, la Fédération Inter-Environnement Wallonie a eu l’occasion de proposer une série de mesures pour renforcer la démocratie participative et citoyenne dans le cadre des travaux de la Commission Spéciale relative au Renouveau Démocratique du Parlement de Wallonie.
Les questionnements d’une Fédération
Lorsqu’Elia a sollicité Inter-Environnement Wallonie pour participer au projet pilote européen Bestgrid, plusieurs questions se sont posées au sein de la Fédération : comment concilier notre posture habituelle de lobbyeur et la posture de médiateur inhérente au processus participatif ? Comment assurer notre indépendance par apport à Elia si, lors de la mise en œuvre du projet, notre statut de Fédération de protection de l’environnement nous imposait de critiquer et de remettre en cause l’opportunité ou les choix d’aménagements proposés pour ce projet ? La marge de manœuvre sur les adaptations à apporter au projet était-elle suffisamment large que pour pouvoir parler d’un réel processus participatif ? Enfin, notre image ne risquait-elle pas d’être écornée par ce projet mené de concert avec une entreprise privée ?
Le projet a également été considéré comme une réelle opportunité pour la Fédération pour diverses raisons. Tout d’abord, il représentait une belle occasion de mener une réflexion de fond sur la mobilisation citoyenne afin de mieux appréhender certains positionnements associatifs à l’égard de projets de ce type (ex : nymbisme). Ensuite, il constituait un outil adéquat pour interroger et comprendre les fondements mêmes de la non acceptabilité sociétale, ainsi que pour tester et réduire en amont d’un projet ses impacts sur l’environnement. Le cas échéant, de compenser ceux-ci. Enfin, il constituait une opportunité de renforcer les liens avec nos associations membres, de tester et d’adapter, le cas échant, notre rôle de Fédération aux réalités rencontrées sur le terrain.
Par ailleurs, ce projet était l’occasion de tester en interne une autre manière d’interagir avec Elia. Car si les associations de protection de l’environnement se positionnent généralement en opposants par rapports à ses projets, Bestgrid impliquait des interactions constructives, en amont de la réalisation du projet et ouvrait la voie à d’autres types de relations pour l’avenir.
Pour répondre aux questionnements/inquiétudes autour de ce processus, un cadre clair a été défini avec Elia pour expliciter les éléments motivants IEW a participé au processus et balisant précisément le rôle de chacune des structures. Il était clairement établi que nous jouions le rôle de garant de la prise en compte par Elia des éléments issus de la procédure participative, et que cette clause constituait une condition sine qua non à notre implication. Ce cadre précisait aussi le droit que se conférait IEW de « changer de casquette » lors de la clôture du processus participatif, et à potentiellement critiquer les aménagements prévus si les dispositions relatives à la protection de l’environnement n’étaient pas satisfaisantes.
Globalement, la Fédération est très satisfaite de sa participation au processus Bestgrid. Les relations construites au cours du projet avec Elia ont été très positives, et ont amené à des discussions sur d’autres projets, discussions qui n’auraient probablement pas eu lieu sans ce premier projet commun. Le fait de réaliser le projet de concert a conféré une grande crédibilité à la procédure : alors que l’implication d’Elia constituait un élément rassurant pour les autorités locales, celle d’IEW jouait le même rôle auprès des acteurs et associations locaux (certaines d’entre elles nous ont cependant appelé à la prudence). Il s’agit indéniablement d’un énorme avantage pour ce type de procédure.