L’aménagement du territoire serait intimement lié à notre manière de vivre. Tiens donc. Rien de nouveau, le monde politique a l’habitude de le présenter comme une conséquence inéluctable des désirs et des demandes, un « signe de notre civilisation ». Mais l’inverse vaut également : l’aménagement du territoire n’est pas qu’un résultat, il est aussi responsable de résultats. Il conditionne notre état de santé et limite nos manières de vivre. Et cela, nous sommes nombreux à avoir pu le constater, depuis des années. C’est donc avec grand plaisir que cette « nIEWs » s’empare de ces réflexions jusqu’à présent condamnées à rester intimes, en espérant qu’elles puissent donner une nouvelle tournure à la gestion du bien public.
L’aménagement du territoire passait pour raisonnable et bénéfique, or il serait impliqué dans des problèmes médicaux et de rupture de lien social. Quant à la participation à la gestion du territoire dans une perspective de défense du patrimoine et d’un environnement sain, qui se trouve être l’une des clés du bien-être citoyen, elle est souvent confisquée. Car gérer le développement de projets et d’infrastructures va de pair avec le pouvoir, et tout le monde n’aime pas partager.
Pour examiner les chaînes de cause à effet liées à ces affirmations, cet article s’intéresse aux ressorts de la décision de prendre soin.
Comment en vient-on à vouloir prendre soin ?
Véronique Hollander, chargée de mission chez Inter-Environnement Wallonie, divise en cinq étapes la décision d’aider :
1. Percevoir la situation.
2. Interpréter la situation comme requérant de l’aide.
3. Assumer la responsabilité d’aider.
4. Trouver un moyen d’aider.
5. Aider.
1. Avant de prendre soin, il faut être conscient d’un problème. Pour cela, il faut avoir les sens en éveil. Sourd, daltonien, endormi, bien des états nous empêchent d’être en capacité de percevoir une demande d’aide ou des changements dans la réalité qui dénoteraient un problème. La localisation du problème peut aussi le rendre imperceptible. Par exemple, un écoulement bleu dans une prairie utilisée comme site d’enfouissement technique et éloignée de tout cheminement public, personne ne le verra. Du moins, aucun témoin extérieur…
2. Interpréter la situation suppose que l’on ait des références pour envisager la nature du problème et situer sa gravité. Ainsi, des renouées du Japon peuvent apparaître comme le couvre-sol idéal, qui pousse en tout temps avec une énergie phénoménale, une magnifique solution au remplissage d’espaces verts peu fournis, dans des endroits difficiles d’accès. Avec un peu de connaissances, on apprend à s’en méfier, à la couper et à semer quantité d’espèces, plutôt dix fois qu’une, à son emplacement, afin d’éradiquer cette invasive qui supprime toutes les autres plantes sous elle et autour d’elle.
3. Assumer la responsabilité d’aider, c’est se reconnaître en capacité de prendre soin, avec notamment du temps devant soi, car on ne sait pas si cela va « aller tout seul d’un coup » ou si notre aide sera nécessaire sur une longue période. A ce titre, Véronique Hollander aime à user d’une métaphore pour qualifier les modes d’adhésion actuels dans le monde associatif et dans le bénévolat : elle parle de membres Post-it et de membres Timbres. Les Post-it offrent toute leur énergie en doses ponctuelles, et disparaissent pour un petit temps après s’être donnés « à fond-la-caisse ». Ils sont très utiles pour faire des actions d’éclat mais ils sont plus réticents à une présence continue, diffuse, qu’ils assimilent parfois à une musique en sourdine, que personne ne remarque plus. Les membres Timbres sont ceux qui acceptent par exemple d’aller siéger lors de réunions mensuelles ou hebdomadaires- voire plus fréquentes encore s’ils sont engagés dans plusieurs organes de concertation ou d’avis – pour écouter, prendre note, réagir à bon escient, poser des questions pertinentes. Ils pensent leur engagement comme un enrichissement progressif et estiment qu’il n’a pas moins de relief que l’autre mode. Chaque mode est aujourd’hui nécessaire, chacun repose sur des capacités et des envies d’aider très différentes mais complémentaires.
4. Trouver un moyen d’aider, c’est aussi trouver le moyen d’emballer son aide pour qu’elle soit acceptée. Agir en fonction de ce dont l’autre a besoin, et non uniquement selon ce qu’on croit nécessaire ou bénéfique. Ainsi, avant de croire qu’on va pouvoir ramener les gens en ville, il faut d’abord se demander ce qui les a fait fuir, ou ce qui a fait fuir leur parents, et peut-être oser leur demander s’ils ont trouvé ce qu’ils cherchaient. Après, seulement après, et en fonction de ces besoins assouvis ou inassouvis, on peut commencer à chercher des moyens de leur redonner envie d’habiter en ville.
5. Aider, c’est parfois faire rire, ou aider à attendre avant que quelqu’un de plus compétent que nous arrive. Aider, c’est aussi expliquer ce qui se passe. Fondamentalement, ce n’est pas agréable de ne rien comprendre aux ressorts techniques d’un problème. Tant en matière de maladie que pour une pollution du sol, les gens sont bien plus disposés à entendre des explications que ce qu’il est couramment dit. Oui, sur le moment-même, quand on s’entend dire que le chrome, le cobalt et le nickel du sol de votre jardin nuiront à toute culture potagère, c’est très dur. Surtout si on consomme depuis trente ans ses propres haricots. Mais si le porteur de mauvaise nouvelle est prêt à expliquer la pollution, son origine, le coût pour l’éliminer, les méthodes pour la contourner, il aura aidé bien davantage que s’il était resté muet de A à Z. Car c’est en sachant, aujourd’hui, que les sols de jardins urbains du sillon Sambre-Meuse sont fortement pollués, que nous pouvons améliorer les standards industriels pour que cela ne soit plus jamais le cas.
Véronique Hollander : « Souvent, la décision d’aider passe par ces cinq étapes sans même que nous en ayons conscience Cela se fait à la vitesse de l’éclair. N’écoutant que notre courage, nous nous improvisons docteur-pompier et nous exposons peut-être du même coup la victime à souffrir encore davantage parce que notre intervention est à côté de la plaque. »
Comment notre disposition à aider peut-elle être assumée collectivement ?
Cette volonté de prendre soin implique de voir plus loin que le bout de son nez, elle est caractéristique d’une vision à long terme. Or, les personnes qui disposent d’un peu de pouvoir n’aiment pas trop que d’autres se mêlent de leur vision ou de leurs projets. Il faut donc beaucoup de courage pour assumer sa volonté d’intervenir.
Une CCATM qui souhaite donner des avis éclairants et pertinents devra donc travailler sur sa propre capacité à se concerter en préservant la chaleur humaine, la réactivité et l’adaptabilité. Elle n’y parviendra que si chaque membre fait retour sur ses propres émotions, s’il accepte sa propre humanité.
Alors, face à l’empathie qui peut émaner du groupe, les solutions émergeront et l’avis ne sera plus arraché à coup de votes, mais rédigé de manière plurielle, comme un reflet des préoccupations de chacun. Sans mépris ni parti-pris. Entrer dans un processus d’intelligence collective nécessite de croire dans la puissance positive du groupe, en plaçant l’intérêt collectif au-dessus des tiraillements personnels. Pour soutenir tout le monde dans l’effort de sincérité, il est recommandé d’avoir un objectif commun, qui peut être très simple au début (« rendre un avis sans passer par le vote ») et se complexifier avec le temps et l’expérience (« rendre un avis qui dépasse les limites du projet pour envisager la problématique à l’échelle communale »).
Cela peut-il faire du bien de s’occuper d’aménagement du territoire ?
S’occuper d’aménagement du territoire peut vous faire du bien, à condition de le faire en tenant compte des principes ci-dessus. Faute de quoi, il ne s’agira que d’une distraction ou d’une source de frustration pure. Prendre soin de l’environnement et de l’aménagement, c’est autre chose que de s’occuper une soirée par mois à se disputer avec d’autres habitants de la commune.
Pour revenir aux cinq étapes de la décision d’aider, la première est sans doute celle qu’il est le plus recommandable d’entretenir sans relâche. C’est déjà une très bonne manière d’aider. Oui, notre espace est transformé, parfois on ne le reconnaît plus. Mais ne regardons pas tout cela de notre fenêtre. Allons-y voir de près ! Qu’est-il encore possible de faire pour que cela se passe mieux, pour nous et pour le site, bien au-delà de nous et de nos années ?
Maintenir ses sens en éveil, être à l’écoute, connaître la situation de fait actuelle pour un site donné et se tenir prêt à renseigner de manière claire les autres membres. Les puits de phosphate présents dans le sol de la Hesbaye, il n’y a que les témoins qui peuvent aider à les repérer. Le dysfonctionnement des transports en commun, faute de signalisation adéquate, ou d’horaires cohérents, ou de billetterie efficiente, il n’y a que les usagers qui peuvent d’en plaindre. Les autres ne savent pas.
Alors, aidez-les à savoir. Ne restez pas sans voix. Même si vous n’êtes pas ingénieur des mines ou responsable des TEC, vous avez des informations qui comptent pour que le territoire soit mieux géré. Faites-en profiter les autres !
Prendre soin, c’est prendre confiance
Nous ne devons pas nous voiler la face : sous couvert d’amabilité et de douceur, bien des discours dominants renferment une grande violence. Ils cachent une prise de pouvoir abusive et pleine de morgue, qui n’a que faire des théories des non-experts et se complaît dans le cloisonnement. En l’absence de confiance réelle, une relation polie s’établit dont les prémisses sont faussés.
Il est très courant d’aliéner notre besoin de prendre soin, sous couvert de « Laissez-moi m’en occuper !» « C’est mon rôle de faire ça !», « J’ai été élu pour ça !». En réalité, non, l’élu ne s’occupe pas nécessairement mieux tout seul du territoire ou de l’environnement, que s’il tient compte de l’avis des autres. Devenir bourgmestre ne vous donne pas par magie de meilleurs idées pour l’aménagement que celles que vous aviez avant d’être élu(e) ; c’est plutôt l’inverse, hélas, qui se passe. Il risque donc d’y avoir des conséquences graves pour l’environnement.
Mais il y a d’autres conséquences graves : la mauvaise santé personnelle de ceux à qui on a dit « Ce n’est pas votre affaire » – ou à qui on a dit « C’est votre affaire, mais voilà la manière exclusive dont vous allez devoir considérer ce dossier ». Quand on est privé de la possibilité d’aider, dénigré dans sa volonté d’agir pour le bien commun, il faut énormément de conviction et de volonté pour se maintenir sans s’épuiser ; la perte de confiance peut rompre des liens sociaux. Certains en oublient de prendre soin d’eux-mêmes.
Dans ce contexte, la participation n’est plus qu’un vain mot, une période d’enquête publique dans un calendrier, une séance de CCATM pour la galerie. Est-ce cela que nous voulons ? Les citoyens et les organismes confrontés à cette fausse bienveillance doivent être très vigilants et se munir d’un minimum d’ironie et d’un maximum de curiosité, faute de quoi ils se laisseront saper par l’apparence raisonnable des propositions adverses. Au cloisonnement entre secteurs, entre visions, il faut répondre par une action persistante, empreinte d’humour.
Fondamentalement, la logique à long terme, l’économie, le bien-être humain et la bonne santé environnementale sont-ils tellement distincts et contradictoires ? Je ne le crois pas. J’ai plutôt la ferme opinion que c’est exactement le contraire et que nous devons travailler à décloisonner les compartiments. C’est à ce démontage des cloisons que se sont engagés Véronique Hollander, Pierre Courbe et Valérie Xhonneux dans leur dossier « Agir pour la santé dans notre environnement », disponible bientôt pour les professionnels de la santé, les élus, les citoyens. Et au-delà de cette rubrique « Enjeu » habituée à construire ce type de questionnement plus « méta » ou philosophique, c’est toute la Lettre n°87 qui montre à quel point la voie à suivre est celle d’une communication entre disciplines, entre professionnels et amateurs. La sensibilité et la bonne volonté peuvent parfois éclairer la route des grandes décisions…
En savoir plus :
- Plusieurs conventions et directives européennes s’intéressent au droit de l’environnement. Outre les bien connues Convention de Florence (Paysage) et Convention d’Aarhus (Participation citoyenne), il faut prêter attention à la Convention de Faro. Elle date de 2005 et concerne la valeur du patrimoine culturel pour la société. Elle innove notamment en liant aux droits de l’homme et aux libertés fondamentales – dont le Conseil de l’Europe reste l’un des gardiens historiques – le concept de « patrimoine commun de l’Europe ». Elle apporte « une contribution originale aux questions du « vivre ensemble », de la qualité et du cadre de vie dans lequel les citoyens veulent prospérer » (voyez par exemple : http://www.coe.int/t/dg4/cultureheritage/heritage/identities/Faro2_fr.asp).
- Un dossier de la Fédération IEW est publié en cette fin d’année, « Agir pour la santé dans notre environnement ». Ses auteurs sont Pierre Courbe, Véronique Hollander et Valérie Xhonneux. Il s’adresse au lectorat le plus large possible, afin de sensibiliser et de faire changer les choses.
- L’Université d’IEW aura lieu le 17 février 2017. L’événement sera consacré aux liens entre Santé et Environnement. Par le passé, les sujets abordés ont tenté beaucoup de spectateurs, qui sont repartis un peu plus acteurs : en janvier 2016, « La planète à cœur (Réhumaniser et retrouver le sens)», en janvier 2015 « Gouvernance et participation en Wallonie » et, en 2013, « Homme et nature : l’indispensable réconciliation ».
Cet article a été publié en décembre 2016 dans la Lettre des CCATM n°87, « Prendre Soin », tout entière consacrée au thème des liens entre la santé et l’environnement.
Crédit photographique = Namur, ancienne Poste, Boulevard Mélot, H.Ancion