Le récent rapport du Conseil Supérieur de la Santé sur le marketing et la publicité pour les aliments malsains (dont les sodas) à destination des enfants est sans appel : la publicité orchestrée par l’industrie alimentaire contribue au développement de l’obésité en manipulant les enfants. Il est impératif de réguler le marketing de cette industrie dont l’éthique est douteuse. Et le déni politique mais aussi social sur la nécessité de réguler la publicité en général ne peut plus durer. Mise en perspective de cet excellent rapport…
Le rapport du Conseil Supérieur de la Santé sur le marketing et la publicité1 pour la malbouffe à destination des enfants (et adolescents) est édifiant et d’une qualité exceptionnelle. Lourd de 105 pages, d’une solide bibliographie et rédigé par une palette d’expert·e·s multidisciplinaire, il fait un tour complet de la question. Il s’inscrit pleinement dans la lutte contre l’obésité infantile qui « nécessite une attention urgente ». Il rappelle d’emblée que déjà en 2010 l’OMS avait adopté à l’unanimité des recommandations sur la limitation via des législations ad hoc du marketing des aliments malsains et de boissons non alcoolisées (essentiellement les sodas) visant les enfants.
La Belgique, précise-t-il, n’a répondu que de manière « très limitée » à ces recommandations principalement via l’autorégulation au niveau de l’industrie alimentaire. Les revues et les études scientifiques montrent par ailleurs que « l’autorégulation est insuffisante pour réduire l’exposition des enfants aux publicités malsaines ».
Quelques extraits significatifs
« Les entreprises alimentaires ciblent intentionnellement le marketing des aliments malsains sur les enfants et les personnes qui s’en occupent pour les encourager à acheter des aliments malsains et pour créer des « associations positives et émotionnelles avec la marque », qui sont la forme de marketing la plus efficace à long terme et qui peuvent changer les normes sociales. Grâce à ces stratégies de marketing, les vulnérabilités des enfants sont exploitées à des fins commerciales. Commercialiser l’enfance et l’exploitation du « pouvoir de nuisance » des enfants sape les efforts des parents et des autres personnes qui s’occupent d’eux pour favoriser une alimentation saine et contribuent au développement de préférences alimentaires malsaines.
Les tentatives précédentes de remodeler ces environnements marketing ont été principalement entravées par un manque de volonté politique de s’attaquer aux problèmes ou par le recours à des politiques qui mettent l’accent sur le choix individuel et la responsabilité personnelle.
Alors que l’industrie et le marketing alimentaires prétendent généralement s’engager en faveur d’un marketing « responsable » à l’égard des enfants, leurs promesses et engagements en la matière n’offrent généralement que très peu de protection aux enfants.
Il a été démontré que l’autorégulation n’a pas permis de réduire de manière significative l’exposition des enfants au marketing des aliments malsains. Cela contredit la nécessité et la responsabilité des gouvernements de protéger pleinement les droits des enfants au meilleur état de santé possible. »
Enfants et adultes sont impactés par la publicité !
Le chapitre sur la littératie publicitaire est intéressant. En bref, la littératie, c’est l’aptitude à comprendre. Il s’agit de travailler avec les enfants sur la reconnaissance de la publicité, sur la compréhension de son intention persuasive et sur les stratégies qu’elle utilise. Pour que ce soit encore plus efficace dans le traitement critique de la publicité, il est important d’aussi travailler sur la reconnaissance et le contrôle des émotions suscitées par la pub et l’évaluation du caractère approprié et équitable (éventuel) de la publicité.
Les parents étant des agents de socialisation importants, des recherches se sont interrogées sur leur « efficacité » pour faire face aux stratégies publicitaires visant leurs enfants. Et les résultats ne sont pas concluants. Comment pourrait-il en être autrement ? Il ne suffit pas d’être adulte ou parent pour être instantanément capable de faire ce travail critique, d’autant que le cursus d’apprentissages classique en Belgique est pauvre dans les matières relatives au décodage des images, de la publicité, des techniques manipulatoires, de la connaissance des processus psychologiques à l’œuvre quand on est soumis à celles-ci etc… Combien d’adultes sont capables de savoir, en fonction du développement cognitif d’un enfant aux stades différents de sa croissance, ce qu’il convient de dire et faire face à l’invasion multiplateforme des pratiques du marketing et de la publicité commerciale ?
C’est un leurre de croire qu’une fois que toutes nos fonctions cognitives sont « effectives », on est d’emblée capable de se protéger contre cette invasion de messages ayant recours des techniques parfois sophistiquées de manipulations.
A travers cette réflexion nécessaire sur l’accompagnement des enfants, on prend conscience d’une forme de minimisation implicite voire d’un déni de l’impact de la publicité sur les adultes au prétexte qu’il auraient tous les outils nécessaires pour s’en protéger. Ce qui est bien sûr faux : qu’il faille de manière impérative protéger les enfants est évident, mais il faut également protéger les adultes. In fine si la publicité était beaucoup mieux cadrée, nettement moins invasive, moins manipulatrice, il y aurait moins lieu d’avoir à apprendre à s’en méfier…
L’injustice sociale
(…) « Le marketing des aliments malsains vise de manière disproportionnée à atteindre les enfants défavorisés issus de groupes raciaux, ethniques et/ou socio-économiques particuliers, ce qui exacerbe les inégalités en matière de santé et de nutrition et viole le droit à la non-discrimination ».
Faut-il en dire plus ? L’inertie politique est inquiétante car elle laisse, au mieux par omission, au pire par cynisme, une activité économique agir en violation de droits fondamentaux.
Nous l’avons développé à la fin de cet article : tout parti politique soucieux de réduire les inégalités devrait avoir une position ferme sur la régulation de la publicité. Il s’agit avant tout d’une mesure sociale et éthique, qui sera dans la foulée bénéfique pour l’environnement et la santé.
Fermer les yeux
Ne tournons pas autour du pot : quand le rapport précise que la Belgique, n’a répondu que de manière « très limitée » aux recommandations de l’OMS et principalement via l’autorégulation au niveau de l’industrie alimentaire, laquelle autorégulation « ne marche pas » c’est principalement parce-que les représentants politiques se sont laissé influencer par les lobbys de cette industrie qui s’est d’emblée présentée comme une remarquable pourvoyeuse d’emplois. Et que donc, toutes mesures prises à son encontre mettraient ces emplois en péril. Aussi, l’industrie : « laissez-nous faire, on va s’occuper de tout cela nous même ». Et elle excelle dans la création d’une panoplie de petites mesures d’accompagnement qui n’entravent en rien le déploiement de la pub, …
Les annonceurs s’auto-promeuvent
Et quand le secteur sent qu’on le remet un peu trop en question, il lance sa propre campagne publicitaire. Ainsi, en 2017, la Fédération mondiale des annonceurs – qui est pieds et poings liées aux entreprises dont elle promeut les produits – publiait un rapport réalisé par Deloitte sur la « contribution économique de la publicité en Europe ». Un chiffre phare, pour la Belgique, allait circuler : « un euro investi en publicité génère 5 € de PIB ». Pour l’Europe, le résultat était encore meilleur : 7 € ! En outre, la publicité génèrerait 5,8 millions d’emplois en Europe. En résumé, clamait leur communiqué : « La publicité contribue fortement à l’économie européenne, à l’emploi, à l’innovation, à la culture et à la détente. Elle appuie la pluralité des médias, fondamentale à la démocratie. ». Une belle opération de com destinée à rendre au secteur une virginité qu’il n’a jamais eue, ce dont de plus en plus de personnes se rendent compte.
Qu’il n’y ait eu, suite à cette auto-proclamation narcissique (très) orientée du secteur, aucune étude sérieuse, indépendante et approfondie sur la dimension économique de la publicité est tout de même étonnant. Sauf si l’on se rappelle que face aux manipulations du secteur, c’est… le déni qui fait loi. Et quand on est dans le déni, on évite soigneusement de se poser des questions. A ce titre, la sortie du Conseil supérieur de la santé est particulièrement remarquable et à saluer.
Une étude, indépendante, sur la dimension économique de la publicité
L’unique remarque que l’on pourrait faire au rapport du CSS : il mérite, précisément, d’être complété par une approche économique sérieuse et indépendante qui prendrait en compte les coûts en terme de santé publique et de création d’inégalités sociales de cette incitation à la surconsommation d’aliments et de boissons néfastes pour la santé. Une récente contribution à cette question, ciblant l’ensemble de la publicité en France a été publiée par l’association Communication et démocratie et l’Institut Veblen pour les réformes économiques2.
Même Le Journal du médecin…
Nous ne pouvons terminer cette présentation du rapport du CSS sans évoquer cette « pépite » qui nous indique à quel point la publicité nous inscrit dans un monde parfaitement cynique et schizophrénique : un publirédactionnel dans Le Journal du Médecin n°2744 du 16 février 2023 sur deux pleines pages, commis par une trop célèbre firme américaine de soda.
Cet hebdomadaire se considère comme la référence pour les médecins généralistes et spécialistes. En acceptant de tels publirédactionels, ce journal médical soutient, « par négligence » les manœuvres de l’industrie des sodas destinées à mettre à mal toute mesure politique de régulation/interdiction de la publicité pour ce type de produits néfastes pour la santé. Et met, de la sorte, indirectement certes, un frein à la prévention de l’obésité qui est probablement la première mesure (pré)médicale en la matière.
Un peu de cohérence avec les travaux du CSS serait bienvenue !
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- Conseil Supérieur de la Santé, Réduire l’exposition des enfants, y compris des adolescents, aux aliments malsains par le biais des médias et du marketing en Belgique, août 2022, Bruxelles : CSS, Avis N°9527.
- La communication commerciale à l’ère de la sobriété ; Taxer la publicité pour consommer autrement, étude menée par l’association Communication et Démocratie et par l’Institut Veblen pour les réformes économiques avec le soutien financier de l’ADEME, 2022. C’est à partir de cette publication que nous avons trouvé le rapport de la Fédération mondiale des annonceurs.