Qu’est-ce qu’un endroit sympathique ? Décodage des aménités en aménagement du territoire

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Pour mieux comprendre ce qui fait le bon aménagement des lieux et découvrir comment les réalités de terrain sont appréhendées dans les textes réglementaires, Pierre Vanderstraeten et Pierre Cox nous ont donné deux exposés magistraux le 30 avril dernier. Ce décodage débutait la saison 2014 des formations en aménagement du territoire de la Fédération IEW. Le public a pu apprécier les deux approches, complémentaires et ouvrant la voie à d’autres visions encore, dont la vôtre, sans doute. Vous trouverez ci-dessous un compte-rendu des deux exposés. Les supports visuels qui accompagnaient les exposés sont accessibles par un lien à la fin de cet article.

En matière d’aménagement du territoire, la règle affirme qu’elle vise le bon aménagement des lieux. Il y aurait donc un aménagement vertueux, généreux, affable, versus un aménagement néfaste, ou avare ? Quelle forme cette « bonté » prend-t-elle sur le terrain ? Un endroit agréable à vivre, cela se détermine-t-il par des règles ? Est-il vécu comme tel par tout citoyen ?

Nous écoutons d’abord Pierre Vanderstraeten, sociologue, architecte et urbaniste. Il enseigne à Louvain-La-neuve à l’UCL (CREAT), à Bruxelles à l’ISA et à l’ISURU Saint-Luc. Président du Centre d’étude, de Recherche et d’Action en Architecture (CERAA), il est aussi l’auteur de projets en urbanisme au bureau Via. Il mène actuellement une recherche dans le cadre de la Conférence Permanente de Développement Territorial.

Pierre Vanderstraeten

 Pierre Vanderstraeten : « La recherche universitaire à laquelle je participe porte sur la densification en tissu bâti existant. La notion d’aménité n’était pas présente dans le brief de départ ; elle a été amenée en cours de travail par les chercheurs. Pour moi, les aménités se rattachent à ce qui est aimable, aux vastes horizons ouverts par le verbe latin amare. Cela annonce de très belles questions, imprégnées de chaleur humaine. J’ai essayé à partir de ces questions de porter avec vous un regard sur les lieux que l’on habite. »

L’exposé se partage en deux parties. D’abord le lieu, puis les personnes.

1. Le lieu

En langue anglaise, coexistent les termes de townscape, landscape, seascape. Ce sont les portions d’un pays qu’un observateur peut avoir dans l’œil ou endéans les limites d’un cadre.

Un guide pour l’habitat en Essex (County Council of Essex, « A design guide for Residential areas », Essex, 2005) distingue deux situations :

 Rural System (système rural)

 Urban System (système urbain)

La clé de lecture pour le système rural = un paysage contenant des bâtiments, ou des roches, ou des masses (« Landscape Containing Buildings »). Avec ce premier système, la lecture du paysage met en évidence les masses, les repères discontinus.
La clé de lecture pour le système urbain = des bâtiments contenant l’espace (« Buildings Containing the Space »). Dans ce système, l’accent est mis sur l’espace interstitiel, souvent public, coloré sur l’illustration pour être mis en évidence, car c’est cet espace-même qui fait le caractère du paysage : places, voirie étroite, retraits des façades, etc.
Qu’en est-il alors des situations intermédiaires, des situations qui ne correspondent ni au système rural ni au système urbain ? Qu’en est-il des paysages semi-fermés ou des clos semi-ouverts ? Quelle lecture faire d’un espace tel que celui montré sur la photo aérienne de quartier résidentiel ? Les études de perception confirment que le paysage s’appréhende par tous les sens ; le visuel est noyé dans des perceptions complexes, bien articulées, qui composent une expérience totale.

Exemple à Edimbourg : Brise marine / Chaleur humaine / Odeurs de gaufres et de bière / Brouhaha des voix / Rires.

Au-delà du grand point de vue, de type panorama, le paysage se découvre aussi dans le mouvement, dans un discours de séquences. Un désaxement du trajet permet d’apprécier des façades et des perspectives. Ainsi la vision sérielle de Thomas Gordon Cullen, qui met en évidence à quel point la plus petite variation sur le plan devient une variation majeure dans les trois dimensions. Aller de a à b n’est jamais un moment blanc de notre existence. Il y a un enregistrement ininterrompu, sensible à la manière dont les séquences s’enchaînent et aux multiples variations de topographie, d’ombre, de reculs, de gabarits.

Exemple à Bruxelles : les deux sections des galeries Saint-Hubert suivent des axes légèrement différents, ce qui renforce la vision en perspective de l’enfilade et active l’intérêt des visiteurs.

Lorsque le paysage annonce des choses mais que leur approche offre une légère résistance, comme à Lincoln ou à Delft, cette formulation complexe apporte beaucoup à l’expérience physique d’être « sur place ». Charles Buls, bourgmestre de Bruxelles de 1881 à 1899, disait : « La rue droite ne se voit pas ». Ce qui amène à se poser la question suivante : « La génération de la banquette arrière devient quelle foule d’adultes ? »

Les cités-jardins de Raymond Unwin montrent une attention aux rapports étroits qui s’établissent entre le bâti et l’espace public. Il a dénommé ce rapport « intersignification ». Le fondement de la qualité de l’intersignification : il est nécessaire de ne pas se retirer trop, il faut constituer une rue. Les bâtiments tournés vers la rue et proches d’elle participent à la sécurité au sens premier du terme, conclusion que tire également Bill Hillier dans sa « Space Syntax ».

2. Les personnes

Vivre ensemble est quelque chose de naturel et d’inévitable. Selon Ivan Illich, cela ne devrait pas reposer sur des outils compliqués, qui finissent par supprimer toute autonomie aux individus. Les seuls outils admissibles pour aider les personnes à vivre ensemble et à partager un espace, sont les outils qu’il appelle « conviviaux », c’est à dire d’emploi aisé, compréhensibles, appropriables, utiles et utilisables, avec une évidence quant à leur usage. Pour être convivial, un outil ne doit pas créer d’inégalité, il doit renforcer l’autonomie de chacun et il doit accroître le champ d’action de chacun sur le réel. Reste aux usagers à en tirer parti.

Exemple à Limbourg (Dolhain-Limbourg) : l’usoir, ou morceau de trottoir au même niveau que la voie carrossable, laisse un peu de jeu entre la maison et la rue proprement dite. L’occupation en est plus variable, moins catégorique que celle de la rue (passage public, tout-venant) et celle de la maison (vie privée, à l’abri).

A Zürich, une enquête a comparé le choix de jeux d’enfants de 5 ans qui sont autorisés à jouer à même la rue, et celui d’enfants qui ne peuvent jouer qu’en milieu fermé comme une plaine de jeux. Tous ces enfants sont en mouvement, mais la différence en variété, en invention, en utilisation d’objets (jouets, fleurs cueillies), en jeux de groupe, est largement en faveur de la rue. Peut-être parce qu’elle oblige à davantage d’adaptation et ouvre à plus de surprises.
Un bon espace partagé amène chacun à prendre plus de responsabilités, à être en éveil et non dans une routine. Ce type d’espace engage à faire davantage attention aux autres. Il est réussi s’il suscite la vigilance.

Exemple en Suède : en 1967, année du changement de position des bandes de circulation, il y a eu 19% d’accidents mortels en moins sur les routes. Les années suivantes, la vigilance a progressivement laissé place à la routine et le nombre d’accidents a à nouveau grimpé.

Les dispositifs des plaines de jeux installés pour adoucir les chutes et servir de garde-fous n’aident pas les accidents à diminuer. En fait, les enfants ne savent plus où s’arrêter, le milieu rendu plus confortable les empêche de trouver leur propre limite. Trop d’aménagement, trop d’ « appareil », trop de règles : tout cela tue la nécessaire prise conscience de ce qui est bon ou mal. De ce qui est sûr ou pas sûr. [Tout est « testé pour vous »] Il ne reste plus grand chose à inventer.

 Sé – curité = insouciance, le cœur léger = l’inverse de la « souciance »

 Not – care = ne pas s’en faire

La « sécurité urbaine » n’est pas un oxymore, l’opposition de deux contraires irréconciliables. La sécurité va avec l’urbain. Être urbain, c’est avoir le souci de l’autre, se préoccuper d’autrui. De même le fait de pouvoir compter sur l’autre. La politesse, c’est l’aménité de la ville (polis). Paul Landauer dit que les dispositifs compensent l’absence de capacité à partager. Ils prennent la place d’une convivialité aimable. La ville, ce serait, au contraire, l’art de vivre ensemble élaboré par des personnes qui ne se connaissent pas. Les citadins cultivent une co-présence dans l’espace public, qui est un site partagé, l’exact opposé d’un site propre.

Malheureusement, il est souvent difficile d’apprendre à regarder un lieu car on en est empêché, par exemple par le mobilier, qui multiplie à la fois obstacles et indications. Les tracés au sol et les feux de circulation obligent à traverser à tel endroit ; cela a pour conséquence que l’usager, qu’il soit motorisé ou à pied, s’y sent hors de danger et abandonne dès lors toute prudence. En outre, lorsque d’autres endroits s’avèrent mieux appropriés pour une traversée ou un croisement de flux, il faut des années pour obtenir un déplacement – pour un simple passage piéton en rayures blanches !

A Malines, le mobilier qui canalise d’ordinaire les flux d’usagers a disparu. La voirie au sens large est devenue un espace partagé. Rien ne permet de prévoir quel usager va être sur votre chemin – bus, vélo, poussette, piéton, camionnette. Cela implique d’être alerte et disposé à la négociation. Celle-ci s’avère constante et pacifique. C’est une ville extrêmement agréable à fréquenter.

Hans Monderman a étudié l’accidentologie en Frise, au nord des Pays-Pas. Pour lui, il faut changer les espaces de trafic – « Trafic Zones » – en espaces de rencontre – « Social Zones ». Cela impose de passer du monofonctionnel au multi-fonctionnel, du régulé arbitraire à la culture locale, de l’uniforme au varié, de l’impersonnel au personnel, du prévisible à l’imprévisible. Il se fait fort de démontrer que les lieux partagés génèrent moins d’accidents car le partage est en réalité le fruit d’une dispute. Il faut de petites frictions, de petites explications. Si la seule friction est un accident grave, personne n’apprend quoi que ce soit sur la manière d’utiliser l’espace. C’est déjà trop tard. Selon Monderman, l’aménagement de l’espace de rencontre doit être :

 réversible,

 adaptable,

 à installer progressivement,

 à ne pas encombrer de mobilier urbain,

 à laisser gérer par la police avant même que les accidents ou les incidents surviennent.

Une tentative est en train de se construire à Bruxelles, dans la commune de Molenbeek, qui compte trois cents habitants à l’hectare. La belle place de l’hôtel communal était un parking. J’ai eu la chance de travailler à un projet de désencombrement et de réappropriation qui se termine en juin 2014. Il y aura deux marchés par semaine sur la place. Nous espérons que cet espace sera réellement partagé, adopté par les habitants et les visiteurs.

Dans le cadre de la Conférence Permanente de Développement Territorial, la réflexion sur la bienheureuse diversité des tissus wallons doit déboucher sur la construction d’un outil d’appréciation des projets de densification. Nous avons à ce titre le sentiment de participer à la constitution d’une culture de l’habitat dense. Il y a notamment un équilibre à trouver entre l’évasion attendue et la diminution des déplacements. Si les gens souhaitent partir loin de chez eux à chaque occasion, il n’y a globalement aucune diminution du kilométrage total. Autrement dit, pour créer un gain sur le plan environnemental, le tissu bâti doit inclure des aérations qui rendent le lieu de vie agréable, souhaitable, au point de ne pas vouloir s’en éloigner, même pour des vacances. Dans le cas contraire, l’effort de rapprochement et de densification sera un échec. Il y a une espèce de cycle dans l’évolution des tissus bâtis. Après s’être progressivement densifié, l’agglomération sature puis se délite. De nouveaux vides sont ainsi créés qui vont servir de respiration entre des bâtiments ou au cœur des îlots.

L’aisance, le jeu entre deux pièces, trouve son contraire dans un habitat raide, indifférencié, à la manière d’une tour d’appartements sans mitoyenneté, qui présenterait sur chaque face une abondance de fenêtres. Un bâtiment tout en façades, tout exposé, n’offre pas d’intimité, ni à ceux qui s’y trouvent, ni pour ceux qui passent devant (et où est le « devant »?).

L’intimité, c’est le contraire de l’exposition, et c’est un point important en matière d’aménités. Quand on n’est caché nulle part, il n’y a pas de participation saine. Les bâtiments très exposés, qui ne laissent aucune partie hors vue, produisent des nuisances pour leurs occupants qui sont confrontés à des problèmes de bruit, manquent d’intimité visuelle et d’intimité physique. Les espaces communs de ces bâtiments n’appartiennent à personne ; l’entrée, les pelouses, les accès, les couloirs d’étage, sont des zones sans intimité et donc sans aménité.

Il y a des combinaisons heureuses. Lorsque la Eye to Eye Distance est respectée entre bâtiments (25 à 30 mètres en vis-à-vis), cela permet de complexifier l’espace public, qui gagnera une autre fréquentation, plus variée. Cela apporte aussi plus d’ensoleillement. A partir de quelque chose de très personnel – on se sent moins dévisagé ou dévisageur – s’ouvre la possibilité de travailler pour l’intérêt collectif, à savoir un espace-rue de meilleure qualité. Mais la notion d’écart entre bâtiments ne suffit pas à elle seule pour régler la question de l’aménagement d’un espace vraiment public. La co-présence dans l’espace public est indispensable pour faire le vivre. Jane Jacobs estime que cette coprésence fait baisser la criminalité et les incivilités telles que jet de crasses, dégradations, atteintes aux personnes. Avec moins de dégradations, l’espace public reste plus beau, gagne la réputation d’être agréable, et devient donc plus fréquenté.

A l’inverse, de nombreux projets aujourd’hui, notamment en France, misent sur la « prévention situationnelle ». On équipe tous les accès de caméras de surveillance, et on ne cherche pas à rendre l’espace plus sympathique. La bunkérisation l’emporte sur le fait de vivre ensemble. Tout grand projet qui ne prévoit pas l’installation de caméras doit justifier sa position.

Nous retrouvons ensuite Pierre Cox, architecte et urbaniste, vice-président de la Chambre des Urbanistes de Belgique. Il enseigne à l’ISURU et mène ses propres projets d’urbanisme en Wallonie et dans les régions et pays limitrophes. Il est aussi membre de la Commission des recours.

Pierre Cox

Pierre Cox : « En préparant cet exposé, j’ai appris beaucoup de choses. Il y a eu pour moi comme une clarification de la notion d’urbanisme, que j’espère partager avec vous. Le thème de cette rencontre m’a inspiré la question suivante : « Que peut apporter la règle en matière d’urbanisme ? ». Les prescriptions ont la réputation d’être un frein à une bonne réalisation. De même les attitudes des citoyens, des riverains. Alors que l’objectif est justement d’aboutir à de bons projets. Sans être sociologue, je donne du sens à mon métier en ouvrant l’espace, en le mettant en résonance avec des besoins que je peux pressentir et avec des définitions que je me suis forgées. En matière de définitions, il faut bien admettre que les codes successifs ont tous péché par l’absence de glossaire. Une faute que les praticiens combattent, et apparemment cela ne changera rien, puisque le Code de Développement Territorial, ou CoDT, n’en prévoit pas non plus. Mais voyons plutôt ensemble comment les choses ont évolué. »

L’urbanisme en Wallonie a 50 ans de retard sur la France et la Grande-Bretagne, je n’hésite pas à le dire.

En début de XXe siècle, la matière était communale. On a ensuite confié les clés aux ministres. Le fonctionnaire délégué est devenu l’homme-clé : la commune et le porteur de projet dépendaient de son avis.

La décentralisation a ensuite rendu un peu de pouvoir aux communes avec des outils obligatoires comme le plan de secteur, ou facultatifs comme le schéma de structure, le règlement communal d’urbanisme, la commission communale d’aménagement du territoire.

Jusque 2004, toute demande de permis remontait au fonctionnaire délégué, qui devait juger sur le fond. Depuis dix ans, ses services effectuent une stricte vérification de légalité.

La notion de « développement territorial » a quant à elle pris ses marques avec André Antoine (Ministre du développement territorial de 2004 à 2009) sans que cette notion soit définie, sinon par le fait d’inféoder le développement et le territoire à l’économie. On a alors réparti les zones du plan de secteur en deux catégories, soit urbanisables, soit non-urbanisable, une répartition qui est tout sauf neutre. Notez l’absence d’un mot comme « rural ». En zone non-urbanisable, l’espace n’est pas moins occupé par l’homme (qui peut être cultivateur, sylviculteur, pêcheur, éleveur, etc.) mais moins occupé par autre chose, chose que la règle se refuse à nommer.

Société, quels objectifs te donnes-tu pour atteindre un développement territorial quelconque, quand le ressort de base reste le permis, et que le critère de «  bon aménagement des lieux » n’a toujours pas de définition précise?

Avec le temps, le cadre et les concepts changent, le Schéma de Développement de l’Espace Régional actuellement proposé en remplacement du précédent SDER l’illustre bien, avec une ligne qui se fait aujourd’hui plus ondulée et très (trop ?) détaillée. Les mutations précèdent-elles la règle, qui s’y adapte ensuite, ou la règle surgit-elle avant, à la source de nouvelles mutations ?

On peut dire que le système actuel d’autorisation fait du cadre bâti existant l’interface entre a) une conception de l’intérêt commun défini par les politiques et b) les demandes ponctuelles de permis. L’urbanisme est quant à lui la charnière entre le bien commun et la demande individuelle.

Aujourd’hui, la participation des citoyens s’affirme, elle oblige à penser à la manière de rendre vivables ou de laisser vivables les lieux de vie.

Pratique de l’urbanisme

L’urbanisme de conception : (celui des urbanistes, des architectes, des constructeurs)

 Se projette dans l’avenir.

 Se base sur une interprétation des aménités.

 Ajoute une 3e dimension à la planéité. Les volumes décollent du plan, lui donnent une personnalité.

L’urbanisme de gestion : (celui des administrations, des pouvoirs publics et des commissions)

 Examine les demandes de permis puis autorise ou refuse, en vertu du « bon aménagement des lieux » et/ou en s’appuyant sur des documents d’urbanisme.

 Coordonne les réalisations.

 Se donne des défis de restructuration : sites désaffectés, quartiers habités nichés autour de « grosses poules mortes ».

 Exerce une médiation qui peut améliorer l’entente entre lieux, entre projets, entre personnes.

Exemple : La CCATM est une illustration de l’urbanisme de gestion. S’il y a bien une chose où les Wallons se sont montrés pionniers, c’est avec la mise sur pied des CCATM.

Évolution des règles

i. Sécurité incendie – en présence de constructions faites de matériaux aisément inflammables, un écart est rendu obligatoire entre les bâtiments.
ii. Construction en dur – émergence de la mitoyenneté car aucune séparation n’est nécessaire entre bâtiments faits de pierre ou de brique.
iii. Au XIXe et au début du XXe siècle, l’hygiène devient un problème à résoudre partout, avec des villes denses et des campagnes aussi très peuplées. La solution s’appelle épuration, elle consiste à évacuer en souterrain nos restes, en optant pour le voûtement de nos rivières et de nos ruisseaux. Ce sont des « égouts faciles ».
iv. Le transport motorisé prend une importance exponentielle après la seconde guerre mondiale. Les nouveaux transports modifient la perception de l’espace, du temps qui passe et des saisons. Désormais, le déplacement raccourcit les durées ; le déplacement fait rétrécir le territoire ; le déplacement, en étant possible toute l’année, rend celle-ci plus uniforme.
v. A partir des années 1970, le patrimoine ancien émeut un public de plus en plus large. Par la sympathie qu’il éveille, il gagne du crédit auprès des pouvoirs publics qui s’en remettent à lui pour relier, donner du caractère.
vi. C’est ensuite au tour du paysage de devenir matière en voie de disparition, et donc digne d’intérêt.
vii. La notion de « ville durable » entre dans le vocabulaire courant à partir des années 2000.

La règle et ses non moins fameuses dérogations

La règle est dispersée sur des centaines de pages et à travers de nombreux outils, dont ceux que les communes ont créés. Il y a aussi les périmètres spéciaux du plan de secteur, qui mettent une demande ordinaire en situation de justifier pourquoi, par extraordinaire, elle serait appropriée à tel endroit. Quant aux permis de lotir, ils créent leur propre arsenal de règles, le cahier de prescriptions, auxquelles une dérogation ne peut être autorisée que si tous les propriétaires de lot sont d’accord. Enfin, les petits permis, dont les demandes doivent être examinées attentivement pour vérifier qu’elles recouvrent bien des actions « de moindre importance ».

La perception de la règle a changé. Le Conseil d’État est apparu dans l’arène, et bien des citoyens ignorent ce qu’il fait, à part qu’il fait peur. De plus en plus de demandeurs craignent que leur projet soit « cassé » ou retardé et il n’est pas rare que les autorités mettent la lenteur des procédures sur le dos des recours au Conseil d’État.

On peut en tout cas regretter qu’aujourd’hui les demandes de permis d’urbanisme soient instruites au détriment de la notion d’ensemble :

  1. L’ensemble formé par les points en dérogation. En effet, lorsqu’un projet déroge à plusieurs articles du code, il s’inscrit en porte-à-faux par rapport au bon aménagement des lieux de manière forte, sur plusieurs fronts. Cette notion d’accumulation est pourtant balayée dans la plupart des examens de dossier.
  2. L’ensemble formé par le projet et les constructions voisines. Dès lors, pourquoi ne pas revenir à l’appellation ancienne, « permis de bâtir » ?

Le Règlement Général sur les Bâtisses en Site Rural ou RGBSR

Contrairement à ce que l’on imagine souvent, seulement 12% du territoire wallon est soumis au RGBSR. Pour comparer, 15% du territoire wallon relève d’un règlement communal d’urbanisme, ou RCU !

En 1986, le RGBSR a été mis au point pour des territoires bien précis, avec des objectifs de préservation. Le respect du cadre de vie était en point de mire. L’outil a assez vite été accaparé, sorti de son contexte par les pouvoirs publics, ce qui a étendu son action mais desservi ses objectifs. On lui a couplé le plan de secteur, alors que celui ci ne s’occupe que d’affection générale du foncier, par grandes zones.

Le RGBSR groupe une série de règles portant sur les bâtisses, mais aucune ne prend en charge le cadre, c’est à dire le relief, l’espace public, l’occupation du sol en-dehors des constructions. Il y a une ligne sur… les lignes de force du paysage. Par ailleurs, les règles portent sur l’aspect esthétique en se limitant à des détails qui ne suffisent pas à composer un bâtiment de qualité : taille des ouvertures, position des baies en toiture, couleur du parement des façades, matériaux de revêtement. Le RGBSR a fait primer la question d’apparence, l’aspect visuel des bâtiments, au lieu de montrer comment respecter un agencement, des circulations, des échappées, des groupements.

Le CoDT

Le nouveau code fait perdre à la plupart des outils d’aménagement et d’urbanisme leur valeur réglementaire et leur opposabilité aux tiers. Le plan de secteur reste seul maître à bord, or il n’a jamais eu vocation à aller au-delà de grandes affectations monolithiques. Il a été par ailleurs dessiné sans le souci de la gestion des risques pour l’environnement, sans le souci de la gestion de l’intérêt public pour l’environnement.

L’espace bâti en Wallonie

Nos villes les plus anciennes ont environ 900 ans, elles sont conçues sur un modèle d’il y a 2500 ans. C’étaient des lieu de rencontre et d’échange, articulés autour de marchés, de pèlerinages. Les cités d’évangélisation, développées à partir de petites agglomérations, se sont munies de fortifications. Aujourd’hui, le réseau de voies restitue une trace visible de cette urbanisation originelle. Les bâtiments modestes ont disparu car c’étaient des biens meubles, démontables. Dans la toponymie, qui tient du discours, demeure une trace des métiers, des configurations, des ressources à exploiter. La désignation des lieux exprime une part de ce qui a pu s’y passer.

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Au VIIe siècle, abbayes et sièges d’évêchés sur le territoire de ce qui sera la Belgique. Carte réalisée par Henk Boelens pour Wikipedia d’après le cours « Historia – Geschiedenis van België » du professeur Dierickx à Anvers.
Au XIXe siècle, la Belgique connaît une croissance économique et démographique spectaculaire. Il y a un nouveau pouvoir, de nouvelles centralités. Dans les rues, s’impose le besoin de circuler, mais aussi de contrôler et de nettoyer, dans tous les sens du terme. Le cadastre enregistre la parcellisation, qui lui est largement antérieure. Les bâtiments-phares ne sont plus les églises, les fermes ou les palais mais les entreprises, les fabriques, les écoles, les maisons communales, les gares.

Les cités-jardins du tournant du XXe siècle, sous leur apparence bucolique, cachent une organisation sans faille au service de la paix publique.

La Charte d’Athènes, dont Le Corbusier est l’un des grands acteurs, nie le territoire. Elle en fait le simple réceptacle d’activités. Elle se veut libre et libérante mais est tout sauf cela. Elle conçoit que l’espace se fabrique a volonté. Comme s’il n’existait pas déjà au départ.

Le RGBSR a identifié le monde rural wallon en le classant dans une série de sous-régions qui épousent les contours des aires agro-géographiques de Charles Christians. Un fondement qui révèle des ressorts avant tout économiques pour un outil qui se voulait « d’urbanisme ».

Avec les quartiers durables, la production immobilière louvoie aujourd’hui entre produit à la mode et véritable projet de société. Il faudra trouver un équilibre et discerner le bon grain de l’ivraie. Pour cela, un vade-mecum a récemment été rédigé par des chercheurs de la CPDT et publié par l’administration régionale : le « Référentiel quartiers durables ».
Les chartes européennes ont, elles aussi, évolué, montrant par là que ce qui les sous-tend change.

La charte de Venise de 1975 a promu une honnêteté : ne pas faire du faux-vieux ni défaire ce qui avait été fait auparavant. Les villes souffrent néanmoins, parce qu’on fait partir tout à l’extérieur et que ce qui reste en ville tourne le dos aux rues qui l’hébergent. Avec des activités proprement urbaines chassées de la ville, la ville devient de moins en moins intéressante, tant pour les riches que pour les pauvres.

La convention de Grenade en 1985 met le projet de restauration du patrimoine au cœur de la relation entre économie, culture et domaine social, tant en milieu urbain que rural. Elle insiste également sur les sites, en tant que productions combinées de l’homme et de la nature.

La convention d’Aarhus met en 1998 la participation citoyenne à l’honneur, notamment pour participer à l’élaboration des plans et schémas. Elle est surtout connue pour avoir établi les contours du droit à l’information en matière environnementale, ainsi que la nécessité de motiver tout acte administratif.

La convention de Florence, ou convention européenne du paysage, affirme en 2000 que le paysage n’est pas une carte postale mais un lieu où s’inscrit la vie et qui est façonné par elle. Il reste encore du chemin à parcourir pour qu’elle soit comprise et appliquée.
La charte de Leipzig en 2007 établit pour la ville européenne des exigences de durabilité et d’intégration sociale qui ressemblent à une liste d’aménités. Là aussi, la route est encore longue.

En conclusion

Ce regard sur ce qui s’est fait en Wallonie et au niveau européen nous montre que l’urbanisme n’est pas qu’une prescription sur les gabarits. Pour arriver à concevoir l’urbanisme comme un tout, il a fallu s’y prendre à tous petits pas. La crispation entre demandeur, riverains anciens et nouveaux, autorités, montre que les mécanismes sont complexes. Un seul règlement ne suffira pas. Et un permis « au-dessus de tout » non plus. L’objectif de bon aménagement des lieux est encore trop souvent perdu de vue. Au lieu de saisir sa chance et de suivre le modèle volontariste des conventions et chartes européennes, le CoDT s’abstient d’afficher une volonté claire d’atteindre cet objectif.

La norme est désormais limitée à la procédure et aux contraintes techniques. Les guides, indicatifs, seront peut-être capable de donner vies aux périmètres, plus que le plan de secteur ne le pouvait, cela serait alors une excellente évolution. Ce sont en tout cas les usagers qui donnent sens aux normes et, en cela, révèleront si elles sont efficaces pour atteindre les objectifs fixés.

Chaque bâtiment, chaque projet, devrait penser à ce qui est déjà là et à ce qui viendra après lui, ou près de lui. C’est de cette manière qu’il pourra enrichir le contexte.

Les questions et réflexions des participants ont notamment porté sur les sujets suivants :
Prise en compte par les pouvoirs publics du rapport entre norme et sécurité en urbanisme.
Usoirs, stationnement, parkings, aux frontières entre espace privé et espace public.
Les espaces non urbanisables.
Urbanisation de New York, de Barcelone : un modèle en grille, et bien plus que cela.
LLN et campings, une même situation ? / Bien-être, datcha, loin dans les bois, « j’y ai droit » – mais en quelle situation de droit me mets-je ? NB : la recherche menée par la CPDT sur les tissus bâtis ne prend pas en compte les tissus de camping.
Résistance à la réglementation, refus de rentrer dans un moule : les habitants d’autres pays apprécient le « joyeux broll » belge en tant que paysage à part entière.
Le CoDT va peut-être permettre de renouer avec une explication du projet. L’argumentaire deviendrait plus riche, plus vivant par rapport au lieu où le projet veut se mettre. Réponse de Pierre Vanderstraeten : « Motiver par rapport au lieu où on est, c’est toucher au vrai sens de l’aménité , c’est à dire que l’on pense à être soi-même une aménité pour les autres ; cela pousse à retrouver la logique de l’implantation. »
A l’occasion de travaux d’égouttage à Richelle (Visé, Dalhem), la Commune a défini la voirie en collaboration avec les riverains.

En savoir plus :

 Dans le numéro 77 de la Lettre des CCATM consacré aux centres commerciaux, vous trouverez une « Réflexion de terrain » qui aborde la question de l’utilisation de la voirie et les différentes possibilités pour la rendre piétonne de manière temporaire ou permanente. Les exemples mis en exergue sont Namur et Rixensart.

 L’ouvrage « The Concise Townscape » est l’un des livres d’urbanisme les plus populaires en langue anglaise. Son auteur, l’Anglais Thomas Gordon Cullen, est décédé en 1994, mais cela n’a pas empêché l’ouvrage d’être réédité abondamment depuis sa parution en 1961. Son succès est largement dû à l’illustration vive et inventive des concepts exposés dans le texte, comme nous avons pu en voir un extrait lors de l’exposé de Pierre Vanderstraeten.

 A propos de Charles Buls, http://bruxellesanecdotique.skynetblogs.be/archive/2012/10/10/charles-buls.html vous en apprendra beaucoup sur l’action bénéfique de ce bourgmestre convaincu des vertus multiples de la sauvegarde de bâtiments, artères et quartiers existants. Aujourd’hui, on peut affirmer que c’est « son » Bruxelles qui permet aux habitants du pentagone de se sentir « à la maison » et qui, accessoirement, enchante les touristes…

 Les chargés de mission en aménagement du territoire mènent cette année un projet d’exploration de la Wallonie pour mettre en évidence les aménités des divers lieux de vie. Ce décodage sur les aménités en constituait le premier événement public. Restez attentifs à nos publications sur le site d’IEW pour connaître la suite !

L’exposé de Pierre Cox.

L’exposé de Pierre Vanderstraeten.

Crédit photographique : Couverture et extrait de « The Concise Landscape », Thomas Gordon CULLEN