Cette quinzaine, « La Lorgnette » s’est focalisée sur un récent essai[[Isabelle Stengers, « Au temps des catastrophes – Résister à la barbarie qui vient », La Découverte, collection Les empêcheurs de penser en rond, Paris, 2009, 205 pp.
Isabelle Stengers est une philosophe belge qui enseigne à l’ULB. Elle a reçu en 2004 la « Palme de l’environnement » décernée par la Fédération notamment pour son engagement dans la lutte contre les OGM.
]] qui se propose de penser les temps étranges que nous sommes en train de vivre « comme si nous étions en suspens entre deux histoires qui toutes deux parlent d’un monde devenu « global ».
La première histoire, celle de la compétition économique mondiale, est claire dans ce qu’elle exige et promeut – la croissance et rien qu’elle – mais totalement confuse quant aux conséquences (économiques, sociales et environnementales) de ce qu’elle impose.
L’objet de la seconde histoire, le bouleversement global du climat, s’impose à nous comme une réalité devenue incontournable : nous avons aujourd’hui affaire à une nature « à protéger », mais aussi à une nature, “agencement chatouilleux de forces indifférentes à nos raisons et à nos projets”, capable de bouleverser nos savoirs et nos vies. Les toutes récentes observations ne laissent par exemple plus place au doute : considérés jusqu’à présent comme des milieux protecteurs en raison de leur capacité d’absorption du CO2 (puits de carbone), la forêt tropicale et les océans perdent progressivement cette propriété, bouleversant dès lors les prévisions les plus pessimistes.
Le désarroi est grand qui prend la forme d’une « panique froide » généralisée face à des messages contradictoires : « consommez, la croissance en dépend » et « pensez à votre empreinte écologique ». En attendant qu’un miracle nous sorte du pétrin, nous sommes instamment invités à faire nos petits efforts quotidiens… en espérant que nous ne devenions pas tous végétariens et que nous ne soyons que quelques-uns à abandonner notre voiture sans quoi nous porterions un sale coup à la croissance.
Cet essai s’adresse à tous ceux qui se sentent en suspens, convaincus qu’il faut faire quelque chose mais ne sachant par quel bout prendre le problème tant il apparaît vaste et complexe. Il s’adresse aussi à ceux qui ne se sont jamais soumis aux évidences de la première histoire : la prise en compte de « l’intrusion de Gaïa »[[L’auteur fait un long et intéressant raisonnement sur le rapport de l’Homme à la planète, dénonçant l’attitude de la science et du progrès qui la voyait comme un objet à dominer mais prenant également distance avec l’adoption d’une Terre mère bienveillante qu’il faudrait protéger. ]] (les bouleversement climatiques) n’enlève rien à leur combat, que du contraire ! Il importe simplement d’en tenir compte, même si les choses, déjà difficiles par ailleurs, s’en trouvent compliquées…
Très concrètement, cette réflexion édifiante tire sa force et son originalité de :
une énonciation sans détour du problème : d’une part, le capitalisme domine tout mais s’enlise dans la solution « croissance » en occultant toute autre alternative ; d’autre part, le bouleversement global du climat n’est pas qu’un mauvais moment à passer mais un phénomène radical qui va changer le monde ;
une subtile mais intransigeante déconstruction des logiques et des discours qui, aujourd’hui, nous figent dans une sorte d’impuissance, de résignation, d’incapacité de résistance. Il y a dénonciation des discours de l’entreprise, de la science, de la recherche et de nos responsables mais aussi de la posture de « lucidité cynique » (on va vers le chaos et la barbarie, c’est inévitable parce qu’inscrit dans la bêtise humaine) qu’adopte certains intellectuels critiques (et chics) ;
un ancrage de la réflexion dans des expériences concrètes de résistance et de création de solutions alternatives qui ne sont pas, loin de là, des « retours à la caverne » : collectifs d’usagers, réseaux d’inventeurs de logiciels libres, jurys de citoyens, activistes non-violents américains… ;
une insistance sur le caractère nécessairement tâtonnant des dites expériences tout en appelant à une ouverture et une bienveillance par rapport à celles-ci. Une attitude aux antipodes de la peur névrotique face aux « différents » ou du haussement d’épaule hautain de celui qui, d’avance, « sait à quoi tout cela pourrait mener ».
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