Le roman Cabane d’Abel Quentin1 s’attaque d’une façon originale à la question de l’effondrement partiel ou total de notre civilisation. Cette question prend la tournure particulière suivante : quel est le destin de 4 jeunes chercheur·euses des années 70 qui savent pertinemment que le monde va vers une forme d’effondrement ? Il relate, pour ce faire, le parcours totalement imaginaire des 4 auteurs du fameux rapport The Limits to Growth, traduit en français par Halte à la croissance ? dénommé aussi Rapport Meadows.
« Dans Cabane, je raconte le long désert des premiers contempteurs de la croissance, attaqués, caricaturés ou ignorés par leurs contemporains », précise l’auteur. « Cette fresque cruelle tourne autour d’une question entêtante : pourquoi faisons-nous comme si de rien n’était, alors que la catastrophe est déjà là ? »2
Pour rappel, le rapport Meadows, publié en 1972, modélisait l’évolution du monde en fonction de certains paramètres3 et attirait l’attention sur le fait que si nous continuions comme nous l’avons fait depuis, il fallait s’attendre à une forme d’effondrement, sans autre précision, d’ici 2100.
Je ne vais pas vous faire ici une présentation dudit rapport, mais vous renvoyer vers celle réalisée par Jean-Marc Jancovici, très intéressante, et qui remet un peu l’église au milieu du village en ce qui concerne ce que l’on a fait erronément dire à ce rapport (fin du pétrole, date précise d’effondrement, etc.) : le contenu disruptif de cette réflexion en 1972 n’a pas toujours été bien vu, notamment par les économistes orthodoxes et dominants de l’époque aux Etats-Unis. C’est une des vertus de ce roman : elle remet à l’honneur ce texte tant décrié qui, d’une certaine manière, a vu juste bien trop tôt pour une société dont la cécité volontaire en était à ses balbutiements.
Rendons tout de même brièvement hommage aux vrais auteurs : Donella H. Meadows, Dennis L. Meadows, Jørgen Randers et William W. Behrens III. Ils n’ont en effet strictement rien à voir avec les personnages fictifs imaginés par Abel Quentin, et il semblerait d’ailleurs qu’il n’y ait eu aucun contact avec eux : c’est un peu étrange, éthiquement.
Donella H. Meadows est décédée en 2001 et elle était une spécialiste reconnue des systèmes et professeur d’études environnementales à l’Université de Dartmouth dans le New Hampshire.
Dennis L. Meadows est professeur émérite de l’Université du New Hampshire en gestion des systèmes également. Il préfaça en 2022 la version du 50è anniversaire du rapport.
Jørgen Randers est professeur de stratégie climatique à la BI Norwegian Business School à Oslo. Il continue de travailler sur des questions liées à la durabilité et au changement climatique.
William W. Behrens III mène une carrière comme entrepreneur dans les énergies renouvelables.
Les prédictions sur bas de leurs travaux de 1972 se sont donc avérés pertinents, ce qu’ont mis en évidence les mises à jour successives du rapport en 1992, 2004 et 2012.
Sous la plume d’Abel Quentin, ils·elle sont devenu·es :
Le couple Dundee (Eugène et Mildred), des Américains, qui ont porté haut le rapport à travers le monde, en véritables lanceurs d’alerte, avant de se retirer, épuisés et relativement dégoûtés face aux critiques et au désintérêt. Ils ont créé un élevage porcin durable tout en continuant un militantisme local.
Paul Quérillot, un Français, le cynique de la bande, qui s’est reconverti dans l’industrie pétrolière avant de surfer sur le développement des ordinateurs. L’exemple parfait du pervers qui sait parfaitement que l’on va dans le mur, mais profite. Sa fin témoigne de la constance de son attitude.
Et enfin, Johannes Gudsonn, le mathématicien norvégien de génie, qui décompensa sérieusement à la suite du rapport et qui explora les voies ésotériques et anarcho-écologiques en flirtant avec les actions violentes. Ayant disparu des radars en 1972, on le découvre au fur et à mesure d’une enquête menée par un jeune journaliste, plutôt sympathique, bien inscrit dans le 21è siècle.
Ce serait là différentes réactions et modes de vie possibles face à notre monde qui fonce droit dans le mur. Ce serait aussi une description de l’évolution même de notre monde qui marche, somnambule, vers la catastrophe.
Le tout est décrit au moyen d’une écriture alerte, oscillant entre des descriptions tantôt subtiles, tantôt « limites » du fait d’un ton cynique un peu trop appuyé (certain·es apprécient, ce qui n’est pas mon cas) et du caractère caricatural de certaines situations. Mais ce roman est plutôt amusant à lire si on ne le prend pas trop au premier degré.
Abel Quentin fait de nombreuses références à des penseurs, philosophes ou chercheurs existants ou ayant existé – Ellul, Dumont, André Gortz, Arne Naess, JM Jancovici, Henry David Thoreau, Ludwig Wittgenstein, Alexandre Grothendieck, Theodore Kaczynski…. Celles-ci manquent parfois de nuance : ainsi, s’il ne dérape pas trop dans sa description d’Arne Naess, ce qui est rare pour un auteur francophone, il n’est pas très crédible dans ses références à Rudolph Steiner, qu’il réduit un peu paresseusement à ses dérapages ésotériques.
Le choix de se consacrer plus longuement sur l’auteur du rapport qui va sombrer dans la folie, comme si c’était le scénario le plus crédible si l’on ne prend pas une certaine distance (mais laquelle) face à l’évolution actuelle de notre monde, indique la tournure volontairement sombre qu’il a voulu donner à son récit.
Mais, et on pourrait l’oublier tant les incursions dans le réel sont nombreuses, nous sommes dans un roman, et, il faut le reconnaître : quand on le commence, on le finit, et vite !
Finalement, au lieu de créer un livre d’anticipation, Abel Quentin a choisi de « regarder dans le rétroviseur de tous les trains que l’humanité n’a pas pris« .
Et si ce roman suscite des discussions sur notre avenir, c’est l’essentiel ! Tout est à réinventer et les romans participent à l’imaginaire nécessaire pour créer le futur.
Crédit image d’illustration : Adobe Stock
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- Cabane, Abel Quentin, Les éditions de l’Observatoire, août 2024, 480 p.
- “Cabane” d’Abel Quentin : la catastrophe qui rend fou, Michel Eltohaninoff, Philosophie magazine, juillet 2024, https://www.philomag.com/livres/cabane-dabel-quentin-la-catastrophe-qui-rend-fou
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